Chapitre 19 : Le lien

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Un an plus tard...

Aymeric se leva avec le soleil et s'étira en baillant. La nuit avait été courte : il avait joué aux dames avec Alaman une bonne partie de la soirée. Son ami était doué à ce jeu et ils gagnaient à tour de rôle sans que l'un d'entre eux parvienne à enchaîner deux victoires consécutives. Ce n'était pas faute de mettre en place des stratégies ou de s'entraîner durant leur temps libre pour battre l'autre ! L'enfant se leva en secoua Hydronoé. Son frère s'était assoupi malgré les deux apprentis qui jouaient au pied du lit, sur le tapis acheté par Gordon il y a cinq mois pour récompenser les efforts de son élève. Il était coloré et moelleux, si bien qu'Aymeric s'allongeait souvent dessus pour lire. Depuis peu il dévorait des ouvrages de plus en plus épais et sur tous les sujets. Il avait découvert qu'il adorait bouquiner durant des heures, surtout quand il n'avait rien à faire. Hydronoé se joignait souvent à lui et ils s'asseyaient dos à dos pour lire. Firenza lui conseillait souvent des ouvrages car ils avaient des goûts similaires et ils s'installaient parfois ensemble dans la bibliothèque pour se plonger dans de vieux bouquins poussiéreux mais passionnants. Il manqua d'ailleurs de piétiner un roman en s'habillant.
Il leva les yeux au ciel : Alaman avait tenté de décrypter le résumé au dos avant de le laisser traîner. Il n'avait vraiment aucun respect pour eux ! L'apprenti le posa sur son bureau en passant les doigts sur la couverture en cuir rouge. Celui-là parlait des récits liés aux dragons primordiaux. Mythes ou réalités ? Aymeric ne saurait le dire mais ils avaient le mérite d'être intéressants.
- Dépêche-toi Hydronoé, Gordon et Sandor ne vont pas nous attendre toute la journée !
- J'arrive, marmonna le dragon. Encore une petite minute...
- Juste une. Tu n'as pas hâte de découvrir ce qu'ils ont prévu ? Nous allons nous entraîner ensemble pour une fois !
- Laisse-moi le temps de me réveiller...
Le dragon d'eau se redressa et allongea ses ailes pour les dégourdir tout en se frottant les yeux. Il n'était toujours pas du matin ! Aymeric l'attendit patiemment en dégustant une pomme. Le cuisinier avait sympathisé avec lui et le laissait prendre des fruits pour les ramener dans sa chambre. Le petit garçon les mangeait le matin avec d'aller s'entraîner, pour combler le petit creux qui l'assaillait au lever du lit.
- Tu en veux une ? demanda t-il à son frère.
- Non merci, répondit-il celui-ci en s'habillant mollement.
- Un escargot est plus rapide que toi.
- Tu verras dans quelques années qui sera le plus rapide. Je te battrais à plate couture !
- Pour le moment c'est moi qui gagne mauvais joueur ! dit Aymeric en lui tirant la langue.
- Mais ! Ce n'est pas normal pour un humain d'être aussi rapide ! se plaignit Hydronoé.
- Ou alors c'est toi qui est trop lent !
- Tu vas voir ! Son frère bondit dans sa direction et tenta de l'attraper mais le petit garçon l'esquiva habilement et s'enfuit en criant :
- Qu'est-ce que je te disais ? Tu n'es pas assez vif !
Hydronoé se lança à sa poursuite en enfilant rapidement une tunique de la couleur de ses cheveux. Il le poursuivit jusque dans le hall où Aymeric se cacha derrière une statue. Son frère passa en trombe devant lui. Le dragon d'eau pila net en comprenant qu'il l'avait perdu de vue. L'enfant se faufila derrière lui et plaqua ses mains sur les épaules de son frère en criant :
- BOUH !
Son frère hurla de frayeur et lui donna un coup d'aile dans un réflexe défensif. Aymeric s'y attendait et se protégea le visage en croisant les bras devant.
- Tu es fou ?! s'exclama Hydronoé. Tu m'as fait la peur de ma vie !
- C'était trop drôle ! Si tu t'étais entendu !
- C'est méchant, dit le dragon en croisant les bras.
- Désolé, je n'ai pas résisté !
Hydronoé soupira.
- Si Sandor était là, il me gronderait.
- Pour quelle raison ? C'est moi qui t'ai fait peur.
- Peut-être mais j'aurais dû me concentrer et m'ouvrir au lien pour déterminer ta position. Un dragon ne doit jamais ignorer où se trouve son frère pour l'aider en cas d'urgence.
- Ne t'inquiète pas, nous ne lui dirons rien !
Ils échangèrent une œillade complice et se rendirent près de la fontaine où leurs maîtres les attendaient.
- Ce n'est pas trop tôt, grogna Gordon.
Aymeric lui adressa son sourire le plus malicieux possible, celui qui avait le don de dérider le chevalier. Maintenant qu'il le connaissait un peu mieux, il comprenait qu'il n'avait pas un cœur de pierre mais plutôt en or. Sous ses airs d'ours mal léché se cachait une bonne personne juste un peu maladroite pour exprimer ce qu'elle ressentait.
- Ne fais pas cette tête gamin, j'ai l'impression que tu vas me jouer un mauvais tour !
- Jamais durant un entraînement, protesta Aymeric.
- Alaman a une mauvaise influence sur toi. Heureusement que Zacharie est là pour garder un œil sur vous deux.
- Vous oubliez Hydronoé. Il est là pour me remettre sur le droit chemin, plaisanta l'apprenti.
- Moi je ne trouve pas qu'il ressemble à Alaman quand il parle comme ça, intervint Sandor.
- A qui alors ? demanda Gordon.
- Oh, je ne sais pas...dit le dragon avec un léger sourire ironique qui en disait long.
- Qu'allons-nous faire aujourd'hui ? les interrogea Aymeric qui s'impatientait.
- Un entraînement un peu particulier...Suivez-nous ! ordonna Sandor.
Les deux enfants obéirent, curieux. Ils prirent la direction de la forêt. Aymeric la connaissait désormais comme sa poche à force de la parcourir en long, en large et en travers avec Gordon pour traquer le gibier. Il était devenu un bon pisteur et son maître le laissait prendre la tête de leur duo lorsqu'il remontait une piste. Son mentor n'intervenait que s'il perdait la trace de l'animal ou pour lui donner des petits conseils et astuces de traqueur.
Ils marchèrent une bonne heure dans le silence le plus total puis Gordon déclara une fois qu'ils furent au pied d'un grand chêne :
- Nous nous arrêtons ici Aymeric. Hydronoé et Sandor vont s'éloigner encore.
Tandis que les dragons s'enfonçaient dans la forêt, l'enfant demanda :
- Pourquoi partent-ils ? Je croyais que c'était un entraînement en commun aujourd'hui.
- Un peu de patience.
Le petit garçon se mit à réfléchir. Quel intérêt de les séparer alors qu'ils devaient travailler ensemble aujourd'hui ? Au fond la solution la plus plausible était que...
- Vous voulez tester la force de notre lien.
Son maître grogna et lança d'un ton dépité :
- Il n'y a jamais de surprise avec toi ! Pourquoi faut-il que tu sois si futé ?
- C'est mieux que d'être bête.
- Oui mais c'est agaçant. Tu as bien deviné en tout cas.
- Alors quoi ? Nous allons devoir nous retrouver dans la forêt en nous servant du lien ?
- Non, ce serait trop simple. Tu n'aurais qu'à le pister et lui te sentir. Sandor et moi avons complexifié le jeu.
Le chevalier retira un bandeau de la poche de son pantalon ainsi que deux petites boules de tissu pas plus grande qu'un ongle.
- Qu'est-ce que c'est ? l'interrogea son apprenti.
- De quoi te priver de la vue et de l'ouïe le temps de l'exercice.
Loin de lui faire perdre le sourire, cette perspective l'enchanta. Ça c'était un défi intéressant et digne d'être relevé ! Il allait devoir se fier au lien et uniquement au lien. Depuis quelques mois, il le percevait de plus en plus nettement. C'était comme un fil impalpable qui le reliait à Hydronoé en se renforçant peu à peu. Maintenant il arrivait vaguement à savoir où se situait son frère et cette sensation se précisait et gagnait en puissance quand ils se rapprochaient l'un de l'autre. Avec de la concentration, il parvenait même à le localiser précisément tant qu'il n'était pas trop loin.
- Sandor et Hydronoé sont en place, dit son maître en fixant un point dans le lointain.
Il plaça les boules de tissu dans les oreilles d'Aymeric et lui banda les yeux en serrant bien le nœud pour qu'il ne glisse pas. Le chevalier lui donna une tape d'encouragement dans le dos et il comprit que c'était le signal du départ. Il n'entendait plus les sons de la forêt mais les battements sourds de son cœur lui tenaient compagnie.
Il se focalisa sur Hydronoé et essaya de ressentir sa présence. Son frère était loin, son emplacement demeurait incertain. Tout ce qu'il savait c'est qu'il devait se diriger vers le sud. Il s'orienta en essayant de ne pas perdre la faible connexion avec le dragon d'eau et progressa en tendant les bras devant lui pour ne pas heurter de troncs. Il tâtonnait aussi le sol à chaque pas pour ne pas tomber dans un fossé, un cours d'eau ou des ronces. Plus il marchait vers le sud plus il sentait qu'il approchait du but. Il se focalisa du mieux qu'il pouvait sur Hydronoé tout en se frayant un chemin dans les bois. Son frère venait vers lui aussi, il en était certain !
Il ronchonna lorsqu'il dû faire un crochet pour éviter un champ de ronces impénétrables. Heureusement il ne perdit pas la position d'Hydronoé. Il avançait lentement mais sûrement, mètre par mètre. Après une demi-heure il sentit que son frère n'était qu'à quelques pas comme une certitude. Il l'imaginait presque se tenir face à lui. Il esquiva un arbre, sauta par dessus une souche, traversa une rangée de fougères et stoppa soudainement. Le dragon d'eau était là, il lui suffisait de tendre le bras ! Son frère se montra plus rapide mais maladroit et lui colla sa main en pleine figure avec un peu trop de vivacité.
- Aïe, grommela t-il.
Il retira son bandeau et les boules de tissu. De son côté Hydronoé faisait de même. Ils clignèrent des yeux en retrouvant la lumière du jour et Aymeric écouta les oiseaux gazouiller avec un certain réconfort.
- Bien joué les garçons, les félicita Sandor qui observait non loin de là en compagnie de Gordon. On dirait que le développement de votre lien est bon.
- Parce qu'il peut être mauvais ? s'étonna Hydronoé. Il ne grandit pas instinctivement entre le dragon et son double humain ?
- Normalement si mais il peut être contrarié par des facteurs extérieurs qui nuisent à la relation entre les deux, répondit le dragon de terre. Le plus commun est de les empêcher de se fréquenter en isolant l'un d'entre eux.
- Qui s'amuserait à faire ça ? s'indigna Aymeric.
- Souvent ce n'est pas de la méchanceté gratuite mais juste une mauvaise compréhension de la part de l'entourage. Ici ça n'existe pas car le lien est reconnu et accepté mais dans les autres royaumes où l'éclosion des dragons par lien de sang est rarissime, c'est une autre histoire. Certaines populations considèrent les dragons comme des dieux ou au contraire les rejettent. Dans les deux cas ce dernier est séparé de son alter ego et c'est cette mise à distance qui empêche le lien de se renforcer comme il le devrait.
- Et qu'est-ce qui se passe pour ceux à qui ça arrive ? demanda Hydronoé avec inquiétude.
- Tout dépend de la personne. Généralement ils tentent de retrouver l'autre mais il y a aussi de grandes chances pour qu'ils deviennent agressifs ou se renferment sur eux-mêmes.
- Venir en aide à des dragons et humains séparés est d'ailleurs l'un de nos motifs de mission les plus récurrents, ajouta Gordon. Il y a environ trois ou quatre cas par an.
- Alors pourquoi il n'y a pas plus de chevaliers dragons ?
- Ils ne désirent pas tous s'engager dans l'armée Aymeric, dit son maître. La plupart ont déjà un métier et parfois une famille. Tout ce qu'ils veulent, c'est vivre en paix.
Les enfants hochèrent la tête.
- Arrêtons de parler de choses qui fâchent et concentrons-nous sur l'entraînement, décréta Gordon. Parler c'est bien beau mais nous n'avons pas que ça à faire.
Ils se remirent au travail jusqu'à la fin de la journée. C'est la première fois qu'ils s'exerçaient aussi longtemps mais Aymeric n'en était pas mécontent. Il aimait se dépenser et être fatigué à la fin de la journée lui permettait de s'endormir vite. Ce jour-là, Gordon et Sandor les poussèrent à bout. Le petit garçon pensa qu'Hydronoé allait mourir tant il semblait avoir du mal à respirer. Le pauvre s'effondra quand leurs maîtres les libérèrent enfin. Aymeric lui offrit de l'eau qu'il avala en quelques gorgées.
- Pourquoi c'était aussi intense aujourd'hui ? se plaignit son frère.
- Pour voir si vous êtes prêts à passer à l'étape supérieure, lui dit Sandor. Vous connaissez les bases mais désormais il faut que vous repoussiez vos limites pour vous améliorez.
- Je comprends mais pourquoi est-ce que j'ai l'impression de mourir alors qu'Aymeric se porte comme un charme ?
- Parce que cet enfant est plus teigneux et résistant qu'une puce, se moqua Gordon. Je n'arrive jamais à lui faire cracher ses poumons.
- Ce n'est pas juste, se plaignit Hydronoé en s'étirant. Tu as vraiment de la chance !
- Ne t'inquiète pas, j'ai juste l'habitude de faire des efforts. Quand je vivais dans la rue il fallait souvent courir vite et être plus fort que les autres. En plus tu es né il y a seulement un an donc tu ne dois pas t'inquiéter : tu vas te renforcer progressivement.
- Il a raison, acquiesça Sandor. Tu ne dois surtout pas te faire de souci. Rentrez donc tous les deux, nous vous avons assez torturé pour aujourd'hui.

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