Chapitre 6 : Sur la route

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- En selle ? répéta Aymeric.
- Tu as bien entendu. Le voyage serait trop long à pied, nous allons donc chevaucher pour réduire notre trajet de moitié. Tu es déjà monté à cheval ?
- Je ne crois pas...
- Ne crains rien, tu t'installeras derrière Welson. Il te suffira de bien t'accrocher.
Aymeric avisa le garde renfrogné qui l'avait traîné devant le roi. Ils échangèrent un salut sec de la tête. Le souverain tendit une cape à large capuche à Hydronoé.
- Enfile-la. Il ne faut pas qu'on remarque tes cheveux et tes cornes. Tu mettras aussi cette paire de gants pour camoufler tes griffes. L'existence des dragons doit rester aussi secrète que possible. L'hybride obéit sans broncher, docile. Les gardes amenèrent trois chevaux sellés, prêts à être montés. Le roi se hissa sur le plus imposant, un étalon à la robe noire, avec aisance. Les gardes l'imitèrent et le dénommé Welson tendit sa main à Aymeric. Il s'accrocha à son bras et l'homme le souleva de terre sans le moindre effort pour le déposer derrière lui. Le petit garçon empoigna le manteau du garde, inquiet à cause de la hauteur. Hydronoé eut plus de difficultés à se mettre en selle car le cheval hennissait de terreur et reculait chaque fois qu'il s'approchait. A force de caresses et de paroles rassurantes de la part de son cavalier, l'animal finit par s'apaiser et laissa le dragon monter sur son dos.
Une fois qu'ils furent bien installés le régent éperonna sa monture qui se mit au trot et fila vers les grandes portes. Les autres montures lui emboîtèrent le pas et Aymeric se cramponna contre Welson à cause des cahots du cheval. Il jeta un coup d’œil par dessus son épaule pour voir le palais s'éloigner dans le lointain et finalement disparaître. Les sabots des chevaux claquaient sur les pavés et les gardes s'écrièrent :
- Place, faites place !
La foule s'écarta devant eux en reconnaissant les soldats royaux et le roi rabattit sa capuche sur sa tête pour échapper aux regards indiscrets. Ils remontèrent la rue principale jusqu'aux remparts en conservant la même allure, ce qui permit à Aymeric de s'habituer aux mouvements de l'animal. Les sentinelles postées en haut des murs d'enceinte donnèrent l'ordre de les laisser passer à leurs collègues qui inspectaient ceux qui sortaient en les voyant arriver à toute allure. Son anxiété s'intensifia à mesure qu'ils approchaient des limites de la capitale.
Il n'avait jamais voyagé loin auparavant. Il se souvenait qu'il n'était pas natif d'Ondre mais ignorait d'où il venait. Son plus ancien souvenir net et précis remontait au jour où, déambulant sur la grande route avec la faim au ventre, il avait vu les remparts imposants de la ville. Il faisait beau ce jour-là, c'était encore la belle saison. Il s'était faufilé dans la ville en se cachant au milieu d'une foule de marchands. Il était si petit et discret que personne ne l'avait remarqué. C'est ainsi qu'il avait fait ses premiers pas dans la ville qui allait devenir son foyer durant de longues années.
Avant cette époque il se remémorait peu de choses. Un père violent, une paillasse à côté de la cheminée, des rires méprisants et des travaux épuisants. Sans doute était-il le fils d'un quelconque paysan, peut-être indésiré et maltraité. Sinon pourquoi serait-il parti ? Il se recentra sur le présent et grava une dernière fois dans sa mémoire la silhouette étroite des maisons de chaume et de bois, les étales des boutiques où les marchands essayaient d'attirer l'attention de leur voix tonitruante, les ivrognes qui sortaient de la taverne d'où provenaient des chants et le son d'un violon, les enfants qui couraient sous le regard protecteur de leur mère.
Il remercia mentalement les dragons primordiaux de l'avoir guidé ici. La vie n'avait pas été facile tous les jours mais il ne regrettait rien. Quitter les rues rassurantes et familières arpentées mille fois l'effrayait un peu mais plus ils approchaient de la sortie de la ville, plus son excitation et sa curiosité croissaient. Il allait découvrir le territoire d'Alembras ! Voir le monde, de nouvelles choses ! Il toucha son pendentif en forme de corbeau et imagina sa famille manger les provisions offertes par le roi. Cela lui remonta le moral et lui donna le courage de dire au revoir à Ondre. Il partait pour une nouvelle vie mais son départ n'impliquait pas la fin des siens.
La route pavé se poursuivait hors de la capitale et les chevaux remontèrent en direction du Sud. Ils passèrent au galop et Aymeric se plaqua contre Welson pour ne pas tomber. Les cahots du cheval le ballottèrent dans tous les sens et il fit de son mieux pour rester droit et ne pas glisser. Ils chevauchèrent longuement tandis que le soleil montait dans le ciel. Des plaines s'étalaient à perte de vue, entrecoupées de champs et de hameaux qu'ils longeaient. Ils croisèrent de nombreux marchands en chemin, en route pour la capitale. Cependant le même paysage monotone défilait pendant des heures et Aymeric commençait à s'assoupir lorsque le roi ordonna une halte.
Ils arrêtèrent leurs montures à proximité d'un point d'eau et mirent pied à terre. Le petit garçon s'étira et massa ses muscles endoloris tandis que les bêtes buvaient. Il ne savait pas que faire du cheval était si physique ! Sans compter qu'il mourrait de chaud car le soleil cognait fort : il devait être le milieu de la journée. Hydronoé plongea sa tête dans l'eau fraîche jusqu'au cou et Aymeric garda un œil sur lui, de peur qu'il se noie. Comme il ne remontait pas après un long moment, il se précipita vers lui pour le tirer vers l'arrière mais le roi l'en empêcha en posant une main rassurante sur son épaule.
- Laisse-le : il ne fait que s'amuser.
- Désolé mais je ne vois pas ce qu'il y a d'amusant à rester immergé si longtemps !
- Mais lui si : c'est un dragon d'eau, expliqua le souverain.
- Un dragon d'eau ? Comment le savez-vous ?
- A la couleur de ses cheveux et ses écailles. Ils ont la même que les dragons élémentaires : bleu pour l'eau, rouge pour le feu, brun pour la terre, presque blanc pour l'air. Bien entendu il y a d'infimes variations d'un individu à l'autre au sein d'une même sous-espèce mais tu ne verras jamais un dragon de terre bleu foncé !
- Et les dragons primordiaux ? Ils existent ?
- Allez savoir...murmura le roi avec un sourire énigmatique.
- Et qu'est-ce que ça change qu'Hydronoé soit un dragon d'eau plutôt que de feu en dehors de sa couleur ? demanda t-il.
- Ses facultés. Plutôt que de déclencher un tsunami il serait capable de faire entrer des volcans en éruption.
- Hydronoé peut faire ça ?! s'écria Aymeric en visualisant une énorme vague déferlant sur les terres en emportant la vie sur son passage.
- Pour le moment il est encore jeune mais quand il sera adulte cela ne fait aucun doute qu'il en aura le pouvoir.
Le petit garçon en resta bouche bée. Les dragons étaient si puissants que ça ?! Le roi ajouta avec un sourire amusé :
- Il sera aussi capable de bien d'autres choses.
- Comme quoi ?!
- Je ne voudrais pas gâcher la surprise ! Bois et mange au lieu de parler, nous n'allons pas tarder à reprendre la route.
Il obéit en ronchonnant et s'installa par terre, dos à l'étang, pour grignoter une pomme et quelques grains de raisin qu'il tira de son sac plutôt que de celui accroché au cheval du roi. Des gouttes fraîches sur son cou le firent sursauter. Il leva la tête vers Hydronoé qui, penché au-dessus de lui, essorait sa longue chevelure.
- Hé ! Je n'ai pas demandé la pluie ! plaisanta t-il.
- Pour te rafraîchir, répliqua le dragon en lui tirant la langue.
- Je vais t'en offrir un de rafraîchissement, tu vas voir !
Il plongea sa main dans l'étang et projeta de l'eau sur Hydronoé. Celui-ci éclata de rire et se pencha au niveau du point d'eau pour attaquer à son tour. Ils se chamaillèrent en riant, étroitement surveillés par les gardes. Leur bataille s'acheva aussi brusquement qu'elle avait commencé : Hydronoé glissa sur l'herbe mouillée et tomba dans l'étang la tête la première. Les chevaux hennirent de protestation et Aymeric rit en se frappant les cuisses. Le dragon l'observa avec un air vexé avant de sourire puis de l'imiter. Il s'extirpa de l'eau, trempé et couvert de vase jusqu'aux genoux.
- Remontons à cheval, ordonna le roi en scrutant l'horizon. J'aimerais atteindre le village suivant avant la tombée de la nuit.
Ils reprirent leur voyage et Aymeric essaya de profiter du paysage. Tout se ressemblait mais le spectacle n'en était pas moins appréciable. Les montures allaient au pas afin de les ménager car la chaleur arrivait à son point culminant. Hydronoé devait mourir de chaud sous sa cape ! Il surprit le dragon à se ventiler avec sa main gantée. Porter des gants avec cette température n'était pas l'idéal non plus...Pour passer le temps et briser le silence qui planait au-dessus du groupe, il demanda à Welson :
- Est-ce que nous allons dormir à la belle étoile ce soir ?
Le garde ricana et répondit :
- Autant offrir notre or et nos montures aux brigands sur-le-champ. Non, nous passerons la nuit dans une auberge.
- Il y a des bandits sur cette route ?
- Sur toutes les routes petit. Aucun itinéraire n'est sûr. Pourquoi crois-tu que nous sommes là ? Il faut bien que nous aidions le roi à veiller sur vous : un homme seul et deux enfants font des proies faciles, encore plus s'ils paraissent fortunés.
- Je vois...Et vous avez déjà visité l'endroit où nous nous rendons ?
- J'y ai même vécu. J'étais à peine plus âgé que toi lorsque j'ai été accueilli là-bas. Après quelques années je suis parti pour m'engager au service du roi dans sa garde rapprochée.
- Et avant, où habitiez-vous ?
- Chez mon père, un petit noble dont j'étais le quatrième enfant. Il voulait que je fasse mes preuves dans l'armée mais je n'avais pas autant d'ambition. C'est lui qui m'a envoyé dans l'endroit que vous découvrirez bientôt.
- Et c'est un lieu bien ?
- Oui : je ne connais personne qui le déteste. Ton dragon et toi allez vous y plaire.
- J'espère...
- Je te donne ma parole : tu ne manqueras de rien.
Le second garde approcha son cheval du leur pour se joindre à la conversation :
- Moi aussi j'ai passé une partie de ma jeunesse là-bas. C'était les meilleures années de ma vie ! Nous en avons fait voir de toutes les couleurs à nos maîtres, pas vrai Welson ?
- N'en dis pas trop Roland, tu vas donner de mauvaises idées aux gamins.
- Ils n'ont pas besoin de nous pour faire des pitreries ! se moqua son camarade. Tu te souviens de la blague du puits ?
Aymeric les écouta échanger des épisodes de leur passé avec un demi-sourire. Lui aussi aimait parler du bon vieux temps avec Zolan, assis devant le repaire en regardant le soleil sombrer à l'horizon. Ils évoquaient surtout d'anciens vols, notamment ceux qui avaient rapporté beaucoup ou quand ils étaient passés à deux doigts d'être attrapés par la garde. Il ne comptait plus le nombre de fois où cela avait manqué de se produire ! En y repensant, c'était amusant. S'il devait le refaire il n'hésiterait pas.
- Pourquoi tu souris ? l'interrogea Hydronoé.
- A cause de souvenirs drôles.
- Lesquels ?
- Je te raconterai ce soir, éluda Aymeric qui n'avait pas envie que les gardes et le roi entendent parler de ses larcins.
Le dragon ne s'en plaignit pas et reporta son attention sur les adultes qui semblaient ne pas vouloir arrêter de bavasser. Le roi vint à leur hauteur et lança :
- Je me souviens particulièrement bien du fantôme de la bibliothèque.
- Le fantôme de la bibliothèque ! s'exclamèrent les gardes en chœur.
- C'était sans doute la meilleure plaisanterie de toutes, affirma le monarque.
- Et comment ! Je revois encore la tête de maître Herzog ! Il était pâle comme la mort ! s'esclaffa Welson.
Les trois hommes rirent à ce souvenir et Aymeric demanda au souverain :
- Vous étiez aussi là-bas ?
- Bien entendu. Durant dix années d'ailleurs. Cela fait partie de l'éducation des hommes destinés à devenir les futurs rois d'Alembras.
- Ah bon ? Il y a un enseignement à suivre pour régner ? La succession ne se fait pas de père en fils ? - Si, bien entendu mais feu mon père ne désirait pas installer un incapable sur le trône et a tout fait pour que je sois instruit dans tous les domaines essentiels à un futur règne.
Le roi commença à lui détailler longuement ce qu'il avait appris et en quoi cela consistait. Le petit garçon demeura fasciné par tout ce que le monarque racontait avec une foule de détails. Il posait souvent des questions car il ne connaissait pas certains mots comme rhétorique, calligraphie ou joute. Il les mémorisa soigneusement quand le régent les expliqua, un peu honteux de savoir si peu de choses. Hydronoé aussi se montrait attentif, captivé.
En parlant le temps passa plus vite mais ils remirent les chevaux au galop lorsque la chaleur commença à décroître, interrompant leur discussion. Pendant qu'ils poursuivaient leur progression, Aymeric s'imagina apprendre toutes ces choses. Il aimerait bien savoir se battre à l'épée, lire ou monter à cheval. Malheureusement ces enseignements étaient réservés à l'élite, aux nobles. Les gens comme lui, tirés de la rue, n'avaient aucune chance d'y accéder.

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