36 (partie 1)

6 minutes de lecture

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Léo

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Dans la cage aménagée aux côtés de la mienne, Lou fait les cents pas. Les lèvres craquelées à force de les mordre, les yeux cernées à force de ne passer des nuits blanches, il ressemble de plus en plus à un cadavre. Il refuse de s'alimenter, et peut parfois partir dans des crises d'angoisse terribles, que je ne peux contrer, ainsi bloqué derrière cette volée de barreaux de fer qui me sépare de lui.

Convulsivement, il se gratte la tête, râle, frappe le sol des pieds, en grommelant des paroles inaudibles de là où je me trouve.

  • Lou...
  • Ne me parle pas !

C'est comme ça depuis trois jours. Depuis que Nodem a décidé de le reléguer au rang de ''Reborn remplaçable'', il semble me haïr de toutes ses forces, me tenant pour seul responsable de sa situation. Parfois, il s'arrête dans sa complainte silencieuse pour me fixer, et intérieurement, me torturer lentement, jusqu'à ce que mon image ne s'efface, qu'il ne reste de moi qu'un souvenir défait dans son esprit malade.

  • On est tous les deux dans le même merdier !
  • Et la faute à qui ?
  • Il faut que l'on s'entraide, ou du moins, que l'on essaye.

Il cesse sa ronde pour s'approcher des barreaux que nous avons en commun, avant de les saisir à deux mains pour les secouer avec violence.

  • J'avais réussi à sortir de ma cage, Léo ! s'époumone t-il. J'avais réussi à penser mes blessures en te faisant presque disparaître de ma mémoire ! Je ne voulais plus rien avoir à faire avec ce souvenir qui me faisait plus de mal que de bien... Sauf que depuis que tu es de retour, je revois des bribes, des instants, dont je n'ai plus l'indice de temps ou de lieu. Je me suis débarrassé de mes souvenirs pour ne plus souffrir, et aujourd'hui ces fameux souvenirs reviennent me torturer..., une seconde fois.

Je ne comprends rien à ce qu'il dit. Ses mots sont soit criés, soit murmurés, et par moment, il parle tellement vite que je n'arrive plus à suivre. Une chose est sûre : quelque chose ne va pas, et ce quelque chose n'a rien à voir avec son emprisonnement récent. Non, sa blessure, sa plaie ouverte, semble bien plus ancienne.

Et si je ne dis pas de bêtise, c'est une plaie ancienne de deux ans.

Lentement, je me redresse, et m'approche de lui, pour apposer mes mains sur les siennes, autour des barreaux de fer. Il a un mouvement de recul, mais mon emprise sur ses doigts fatigués ne lui permet pas de s'enfuir, le condamnant à subir mes mots et mes regards.

  • Calme-toi.
  • Arrête..., je t'en prie arrête...
  • Mais arrêter quoi ? Lou, dis-moi ce qui se passe.

J'hésite, quelques instants, avant de me rendre à l'évidence, que si je n'agis pas avec une brutalité qui je l'espère, le délivrera, il ne pourra pas se défaire de ce poids qui semble l'écraser chaque jour un peu plus. Il faut qu'il parle, il faut qu'il m'explique, qu'il se vide.

  • Dis-moi, ce qu'il s'est passé après la mort de ton père, Lou.

Son teint déjà blafard, devient presque transparent, et ses cernes ne font que ressortir d'avantage, nuances sombre au centre d'un visage blanc éteint.

  • Ton père, je répète. Javier. Je sais que tu t'en rappelles.

Ses mains se crispent encore un peu plus autour des barreaux, tandis que de petites rides apparaissent, entre ses yeux.

  • L'autre jour, lorsque tu m'as transpercé le ventre, tu as pleuré. Tu te souviens de moi, je le sais.
  • Si je ne l'avais pas fait, j'aurais encore été puni. Ça fait mal d'être puni par Monsieur Nodem.

Son visage se déforme dans un sourire affolé, qui me perturbe plus qu'il ne me rassure. Il semble sur le point de fondre en larmes, tout en conservant une sorte de distance que je n'arrive pas à combler, entre lui et moi.

  • Tu te souviens de moi.
  • … oui. Un peu. Je te l'ai dis, tu apparais parfois, dans mes rêves. Mais je ne sais plus qui tu es... Ils me l'ont pris, ça aussi. Tous mes souvenirs avant... papa.

Dans ma cage thoracique, mon cœur bat contre mes côtes, semblant vouloir s'extraire à sa prison osseuse. Il tambourine, encore et encore, les mots de Lou résonnant à ses oreilles comme aux miennes, comme un réel coup d'épée.ˋ

  • Qu'est ce qu'ils t'ont fait mon loup, après ton père ?

Un sanglot lui échappe, et bientôt, ses mains quittent les barreaux pour seulement serrer les miennes, dans un geste pressant, comme si il tentait de se raccrocher à ce maigre contact que je peux lui apporter. Je sens la pression de ses doigts autour des miens, la détresse contractant ses muscles et accélérant sa respiration.

  • Ils ont dit, que j'étais fou. Alors..., ils ont soigné la partie problématique.
  • Comment ça ?

Ses yeux, d'un bleu si intense, cherchent les miens avec une détresse trop longtemps contenue. Lorsqu'enfin il arrive à capter mon regard, il se laisse aller, et éclate en sanglots. Doucement, puis de plus en plus bruyamment, il s'abandonne, laissant ses épaules se mouvoir au rythme de ses larmes devenues acides par le temps. Elles dégoulinent en un flot interrompu sur son visage qui n'a rien perdu de sa beauté depuis deux ans, ternissant le tableau, salissant son image.

Chacun de notre côté des barreaux, assis en tailleur, nos seules mains nous connectant, je parviens à ressentir toute la peur de mon meilleur ami qui remonte à la surface.

Dans un récit ponctué de larmes et de hoquets, il me narre sa ''guérison'', son ''dressage'', comme se plaisaient à dire les médecins du centre où il a été transféré après ses coups de feu contre Criada et ses subordonnés.

Il me raconte avec une précision déconcertante, les films qu'il a du visionner, en boucle des jours durant. Sa voix se brise, lorsqu'il évoque les heures passées debout face à un mur, sur la pointe des pieds : si il avait l'audace de laisser ses pieds revenir à plat au sol, il se faisait battre. « C'est pour que tu deviennes plus fort mentalement, que ton cerveau se guérisse, Lou. C'est pour ton bien ».

Les heures, les jours enfermés dans une salle totalement blanche, sans son, ne voyant rien d’autre que ses membres s'amaigrissant par la malnutrition.

Ses souvenirs, s'estompant au gré des produits chimiques injectés dans son sang, rendus flous, voire inexistants. Son corps subissant les pires douleurs, car chimiquement amélioré, pour faire en sorte qu'en plus d'un esprit dit ''sain'', son corps devienne lui aussi, parfait. Des injections de Reboot, encore et encore, pour voir jusqu’où son corps pouvait tenir. Des heures à tenter de garder les dernières connexions qu'il avait avec son passé, en se remémorant des souvenirs pour la plupart inventés à partir d'indices restés intacts après l'assaut des substances chimiques.

  • Mais je sais qu'ils sont encore là ! s'écrie t-il. Sinon, je n'aurais pas eu si mal en te blessant l'autre jour ! Je sais que je me souviens de toi, j'ai juste..., je ne m'y retrouve plus, dans ma propre tête. Ils disaient me guérir, tu parles ! Ils ont tout détruit ! Je les hais ! Je les hais !

Son cri de désespoir, finit de nourrir la flamme de fureur s'étant allumée au creux de mon estomac.

Ces chiens. Ils n'ont pas hésité à le torturer en lui faisant porter le mauvais rôle, en lui assurant que tout cela était pour son bien. Je l'imagine sous les mains des scientifiques, sous les coups de perches électriques, seul au milieu d'une pièce blanche, seul, sans souvenir, et je craque.

Être séparé de Mia et Lou, d'accord.

Être forcé de participer aux Jeux, ... ok.

Être obligé de travailler pour Nodem en personne, à cause d'un simple caprice de sa part, bien.

Mais Lou, non. Pas lui, pas comme ça. Dans ma tête, je l'imagine souffrant, suppliant, pantelant, sous les coups et les mauvais traitements de nos prétendus ''sauveurs''. Et alors, la colère, la vraie, me fait voir noir.

  • Lou, je vais nous faire sortir d'ici, je te le promets. Et le plus tôt sera le mieux.

Son visage se redresse vers moi, m'offrant une nouvelle fois le supplice de ses yeux rougis et gonflés par les larmes, ainsi que son sourire triste.

  • On ne pourra pas. C'est impossible, j'ai déjà essayé.
  • Lorsque tu te rappelleras de tout, tu te souviendras également qu'impossible, c'est mon deuxième prénom.

Je lâche ses mains, pour attraper son visage et l'attirer au plus proche des barreaux, afin de déposer un baiser sur son front : infantilisant, je n'en ai rien à faire. Ce contact, cette douceur, il en a besoin.

Et moi aussi.

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