26 (partie 1)

10 minutes de lecture

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Léo

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Le nom sur mon papier, est celui d'un homme, Francesco Cluton, cinquante-sept ans, ayant assassiné une vieille dame après l'avoir rouée de coups pour lui voler son sac. Une ordure oui. Un bon gros connard, ce type. Sauf qu’au fond de moi, je ne peux m'empêcher de réfléchir à sa vie : a t-il une femme ? Des enfants ? Pourquoi a t-il volé ce sac ? Est-ce qu'il regrette ?

Je me mords la lèvre, et attends, patiemment que ce fameux Francesco daigne retourner la planche que tous les détenus, qui nous tournent le dos, tiennent entre leurs mains . Nul doute que sur ces dernières, doivent figurer leurs noms, pour pouvoir ainsi nous aiguiller.

Mia me rejoint, en roulant des épaules, la mine basse, un sourire fané aux lèvres.

  • J'ai un jeune, murmure t-elle d'une petite voix. Trente ans. Il a violé la fille de sa sœur.
  • Ils nous ont sélectionné la crème de la crème.
  • Je vais pas pouvoir, Léo. Je te jure je..., même en sachant ce qui arrivera si je n'agis pas, je...
  • Ne te bile pas, tu vas y arriver. Il le faut.

Elle ouvre la bouche, prête à riposter, mais finit par se taire, pour s'en retourner vers Lou, le regard perdu dans le vague, à quelques mètres de nous.

Ne t'en fais pas, Mia. Tuer quelqu'un qui le mérite, ce n'est pas tuer. C'est aider.

C'est ce que l'on m'a dit, il y a quelques semaines, lorsqu'en voulant me protéger du garçon avec qui je partageais ma cellule d'isolement, je l'ai tué d'un coup de poings un peu trop brutal. Je n'ai pas fait exprès, et après coup, je me suis senti comme aspiré par un trou noir sans fond. L'impression de chuter, encore et encore, revoyant le visage de ce garçon bien trop jeune pour mourir une seconde fois. Il s'était énervé pour rien, et avait commencé à me charger. J'ai appelé à l'aide, ai essayé de le repousser mais...

Le coup est parti, et l'instant suivant, il était mort.

Ce n'est pas grave qu'ils m'ont dit, il était déficient. Ruffus était malade, un fou.

J'ai déjà tué, merde.

  • Reborn, approchez !

Je secoue la tête, revenant à moi, abandonnant Ruffus au fin fond de mon esprit pour rejoindre ma classe, formant désormais un arc de cercle face au groupe de détenus.

  • Nous allons retirer les sacs en toile, et ils retourneront leurs plaques identitaires. Ensuite, vous pourrez aller choisir votre arme, et rejoindre votre cible. L'évaluation commencera à ce moment-la. L'échec n'est pas une option. Si vous ne coopérez pas, vous aurez échoué. Tout le monde sait ce qui est arrivé à la dernière personne a avoir échoué, n'est ce pas ?

Bien sûr, elle est morte, je songe avec amertume.

À ma gauche, je remarque Elio, le regard voilé de larmes, le souffle court. Le pauvre, il n'a pas l'air bien. Comme à peu près la moitié de la classe, à bien y regarder ; Paulina est en larmes, de même que Tim. Les autres ne montrent rien, mais je devine leur détresse car, je ressens la même, au creux de mon estomac.

  • Retirez les sacs, et retournez les plaques !

J'inspire à plein poumons, attendant avec détresse le moment fatidique où le visage de ma cible sera enfin révélé. Que je voie les yeux qui bientôt, s'éteindront de mes mains.

Les militaires s'approchent des dix détenus, et retirent les sacs entravant leurs visages, pendant que les hommes et femmes présents retournent leurs plaques identitaires.

Francesco Cluton est presque chauve, avec quelques touffes de cheveux éparpillés ci et là de son crâne brillant. Ses yeux sont rentrés dans son crâne, et observent tout autour de lui avec une peur croissante. Un visage ridé, une barbe blanche mal taillée, une peau tannée. Ce type n'a aucun profil : ni celui d'un tueur, ni celui d'un individu lambda. Je n'arrive pas à le ranger dans une catégorie.

Alors que je l'observe, j'ai le temps de voir un mouvement rapide sur ma gauche, avant qu'un cri de retentisse, perçant à travers le silence de plomb s'étant abattu sur la salle depuis l'ordre de Criada de retirer les sacs. C'est tellement aigu que j'ai la certitude de tomber sur Alexia ou Paulina en vérifiant la provenance du cri, avant qu'à mon tour, dans un mouvement sec, je ne me fige, les yeux écarquillés.

  • Non !

Non, souffle mon cœur en avisant l'homme en tenue carcérale en bout de file, les yeux ronds comme des soucoupes, avisant Lou s'élancer vers lui en hurlant.

Javier Kampa, mal à l'aise dans sa tenue grisâtre, accueille son fils en laissant tomber sa plaque identitaire, pour que mon ami puisse venir se serrer contre lui.

Ce n'est pas possible.

… ce n’est pas… possible ?!

Je fais un pas en avant, hésite à bouger d'avantage, préférant vérifier que Lou ne soit pas pris pour cible suite à son comportement non-autorisé par Yersen, Bercelo et Criada.

Le temps semble s'éterniser, les détenus, nous-mêmes, ainsi que les militaires, observant la scène se jouant sous nos yeux ébahis. Dans les dix détenus choisis pour servir d'évaluation à notre égard, se trouve le père de Lou, Javier Kampa.

Tous deux se sont plongés dans les bras l'un de l'autre, et malgré la situation qui ne s'y prête pas, Javier tente de rassurer son fils de caresses infinies dans les cheveux, de mots murmurés que nous n'entendons pas.

  • Gardes, finit par grincer Criada avec un sourire en coin.

Je réagis trop tard, les militaires s'avancent déjà pour arracher Lou à l'étreinte de son père et le ramener à nos côtés, malgré les hurlements de ce dernier. Je vois Javier ruer sous l'emprise des militaires qui le tirent en arrière, l'empêchant de rejoindre son fils, hurlant à s'en déchirer les cordes vocales. Le père de mon ami a une expression proche de celles dont se parent souvent les tueurs dans les films, de celles qui donnent des frissons, qui emprisonnent dans la peur, et qui mettent mal à l'aise.

  • Vous pouvez pas ! s'époumone Lou. Vous avez pas le droit de le tuer ! S'il vous plaît... Ce doit être une erreur ! Mon père est innocent, il...

Il retient ses larmes, ce qui m'impressionne. Le connaissant, il pourrait déjà être en train de sangloter – et il aurait raison, pour une fois. Je ne pourrais pas comprendre ses sentiments, n'ayant jamais eu de relation aussi fusionnelle avec mon père. Cependant, voir un proche dans de telles circonstances n'est, je n'en doute pas, l'une des sensation les plus agréables qui soient. Car inexorablement, fatalement, Javier ne ressortira pas vivant de ce gymnase.

Bordel, son père... !

Des flash ressurgissent de mon esprit anesthésié par l'adrénaline et la peur : Javier nous accompagnant en voyage scolaire à la montagne, préparant des gâteaux avec nous durant nos soirées pyjama. Javier emmenant Lou en cours de danse, Javier embrassant sa femme devant l’école primaire avec un amour qu'à l'époque, je ne comprenais pas. Javier délégué des parents, au collège. Javier père de famille, Javier mari aimant, Javier... innocent.

Alors qu'aujourd'hui, sur sa plaque, sont inscrits noir sur blanc, les crimes suivant : homicide volontaire sur deux CPE du lycée Liberty, plus coups et blessures sur plusieurs surveillants et trafic illégal d’armes et de drogues douces.

Je comprends au ralenti, qu'après l'attentat, et croyant son fils mort, son trésor, Javier a du perdre l’esprit, et venir s'en prendre directement au lycée. Qui pourrait l'en blâmer ? La sécurité du lycée n'avait pas réussi à sauver son fils, et visblement, elle n'a pas non plus sauvé les CPE et les surveillants auxquels il s'en est pris. Dans mes souvenirs, il n'est pas un homme violent, seulement un homme aimant sa famille plus que tout au monde.

  • Qui a le nom de mon père ?! hurle Lou. Qui a son nom ?!

Ses traits sont déformés par la colère, la peur et l'appréhension. Ses yeux bleus sondent notre classe avec une panique grandissante à chaque seconde passé sans réponse à sa question. Il trépigne sur place, ses poings se crispant au rythme de sa respiration irrégulière, lançant parfois de petits regards rassurant à son père, qui s'est tu, maintenu par deux militaires.

  • Dites-moi !

Les professeurs, ne réagissent pas. De même que les référents, les surveillants, les militaires. Tout le monde attend, que le futur ou la future bourrelle de Javier, ne se dénonce.

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Lou

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Mon cœur bat bien trop vite. J'ai l'impression de courir un marathon, alors que je suis juste là, debout au milieu de mes ''camarades de classe', attendant une réponse, un signe. Qu'un homme sorte tout à coup de derrière une porte pour m'annoncer qu'il ne s'agit que d'une ignoble farce, que rien de tout cela n'est réel, que mon père ne fait pas parti des cibles de notre évaluation.

Mais personne ne dit rien, non. Tout le monde reste muet, et plus le temps passe, plus ma résistance s'effrite, plus mes larmes menacent de couler, malgré ma retenue, malgré ma volonté de ne pas me laisser faiblir devant toutes ces personnes avides de me voir me transformer en soldat, en robot éduqué pour leur cause.

  • Qui… à… son… nom ?!

J'avise Léo venir jusqu'à moi, et un geignement m'échappe ; pas lui ? Non, pas lui ?

  • C'est pas moi, me rassure t-il en s'arrêtant à ma hauteur. C’est pas moi mon loup, calme-toi…
  • Alors qui ? Qui a le nom de mon père putain ? Dites-le moi...

Ma voix craque, malgré la main réconfortante que Léo a posée sur mon épaule. Ses yeux me prient de me calmer, d'attendre avec un peu plus de patience que celui ou celle ayant écopé du nom de mon père ne présente.

  • C'est moi.

Le temps se fige, à nouveau, alors que la voix bien trop familière d‘Elio, me fait l'effet d'un coup de poignard en plein cœur. Je fronce les sourcils, espérant à nouveau que tout cela ne soit qu'une blague, mais mon ami, nauséeux, fait un pas en avant, avant de me tendre son petit papier chiffonné à force d'avoir été serré dans son poings. Je l'attrape, tremblant, et y lis clairement le nom de mon père, ainsi que son âge, et la raison pour laquelle aujourd'hui, il se retrouve ici.

  • C'est pas possible...

Je lâche la papier, et sens le sol se dérober sous mes pieds. Telle un pantin à qui on aurait coupé les fils, je m'écroule à genoux, avant que qui que ce soit n'ait pu me rattraper, et n'entends qu'avec difficulté, Criada ordonner la reprise de l'évaluation. Ma bouche est pâteuse, mes mains tremblantes : je ne peux pas croire ce qui est en train d'arriver. Tout autour de moi, c'est comme si le gymnase avait disparu, que la foule de scientifiques et de militaires s'était volatilisée, et qu'il ne restait que moi. Que moi, mon père, et Elio.

Elio, obligé de tuer pour ne pas être abattu lui-même. Mon père, et sa plaque identitaire. Moi, et un choix à ma portée : qui de Elio, ou de mon père, doit vivre ? Et qui me dit que, si Elio ne le tue pas, quelqu'un d'autre ne le fera pas ?

  • Lou, lève-toi.

Les mains de Léo passent sous mes aisselles pour me redresser, avant que je ne me dérobe à sa prise pour m'éloigner du peloton. Mes jambes flageolent, mon cœur palpite, mes yeux me brûlent : pourquoi suis-je encore en vie, bordel ?!

  • Tu as pas intérêt, à tuer mon père, Elio !

Je rugis avec une colère et une peur entremêlées, qui me font pâlir. Elio lui, qui semblait déjà mal en point en me donnant son morceau de papier, s'est statufié sur place, la main tendue dans ma direction. Ses lèvres s'ouvrent, il tente de parler, avant de se résigner, et de tourner la tête.

  • Tu m'as entendu ?
  • Lou, du calme, tonne monsieur Yersen dans mon dos.
  • Vous la ferme ! Putain mais, c'est mon père ! Mon père vous entendez ! Et si il est ici, c'est parce qu'il a agit à cause de vos conneries, monsieur Criada !

Le sous-directeur m'avise de toute sa hauteur, avant de faire un pas vers moi, de s'arrêter et de sourire avec dédain.

  • De ma faute tu dis ?
  • Si vous aviez mieux protégé votre putain de lycée, rien de tout cela ne serait arriver ! Les terroristes ne seraient pas rentrés, on aurait pas été tués, on ne serait pas ici, et tout irait pour le mieux ! Vous êtes le seul fautif ! Je vous déteste vous m'entendez ?
  • Et qu'est ce que ta haine me fait selon toi ? Et puis, ne vous avais-je pas prévenus de ne pas jouer avec le feu ? De ne jamais vraiment dormir sur vos deux oreilles ?

Il a gagné. Nous nous étions tous étonnés de ne pas subir ses représailles suite à son altercation avec Mia. Au final, il n’a pas oublié, a juste attendu son moment. Et quel renversement ! Attendre longtemps pour frapper plus fort. Frapper, et tuer. Tuer mon père, de la main de son propre fils. Vengeance ignoble, totale et destructrice.

J'inspire par le nez, sentant alors des mains puissantes me saisir les bras, avant de me faire reculer.

  • Que tout le monde prenne une arme, lance Criada avec mépris. On a perdu assez de temps comme ça.

Je rue, lutte pour me libérer de leur emprise, avant que d'un coup de perche électrique, je me retrouve au sol. Ma tête bourdonne tellement, que j'ai du mal à entendre les cris de mon père, au loin. La seule chose dont je suis certain, c'est la froideur du béton sous ma tête, le brouhaha de voix tout autour de moi, et les baskets blanches qui s’immobilisent face à moi.

  • Lou.

Je redresse la tête, et avise Mia me tendre la main, ses longs cheveux châtains retenus en une queue de cheval maladroite. Tout me semble maladroit, distordu.

À sa vue, mes barrières craquent, et je fonds en larmes, à même le sol, sous son regard désolé.

Elle sait, tout comme moi, que quoi que je dise, ou que je fasse, mon père va mourir aujourd'hui.

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