23 (partie 2)

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Mia

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Nerveuse, je me ronge fébrilement l'ongle du pouce, les sourcils froncés, ne prêtant aucune attention au bras que Jelena a passé autour de mes épaules, ni à la main que Alexia presse au creux de la mienne. Je ne ressens même pas leur présence, à dire vrai. Je sais qu'elles me parlent, qu'elles tentent de me rassurer, mais rien n'y fait : je suis bloquée, comme prisonnière de mon état de stress grandissant à mesure que les heures, que les minutes, s'écoulent. Qu'elles s'écoulent, sans Léo.

  • Il va bien, me murmure Alexia avec un sourire. Je suis sûre qu'il va bien.
  • Si il était mort, ils auraient exhibé son cadavre en signe d'exemple.

Je vois Alexia donner un coup de coude à Jelena, en articulant un « tu es folle ? » muet.

  • Super rassurant, merci Jelena.
  • Non mais, ce que je veux dire, c'est que Reborn n'est pas du genre à éliminer des types comme Léo, sans le faire savoir au reste des Reborn en formation. Qu'importe ce qu'il a fait pour en arriver là, ton pote est connu ici. Et puis, il est un Reborn quatre. Mia, ils ne tueront pas un Reborn quatre.
  • C'est justement ce qui me rend nerveuse ! Si ils ne l’ont pas tué, imagine ce qu'ils doivent luifaire depuis trois jours.
  • Il est sûrement en cellule d'isolement. Arrête de stresser.

Alexia me sourit, et Jelena passe une main dans mes cheveux, pour m'en dégager le visage.

La porte de la salle commune s'ouvre dans une goulée d'air, et Elio entre, suivi de près par Lou, les deux d'horribles cernes violacées rongeant la moitié de leur visage. Je remarque que mon ami d’enfance porte un sweat appartenant à Léo, les bras resserrés pour s’enfermer dans l’habit bien trop grand.

Depuis trois jours Lou ne dors pas, je ne dors pas, et par effet de chaîne, Elio ne dors pas non plus. On passe nos nuits à attendre que la porte s'ouvre sur Léo, en un seul morceau, mais rien. Depuis trois jours, nous nageons dans le flou total : nous ne savons ni où il est, ni ce qui se passe, ni si il reviendra. Lorsque l'on pose des questions, au mieux on nous répond par la négative, au pire on nous rit au nez. Apparemment, notre état de fatigue ne semble pas les alarmer plus que ça, étant donné le malin plaisir qu'ils prennent à nous torturer de la sorte.

Aujourd'hui, nous avons eu cours de détachement, je n'ai même pas eu la force de m'opposer lorsque l'on m'a demandé d'abattre l'oiseau face à moi, et ça me terrifie. La fatigue, couplée à la peur, me font agir comme le veulent les profs et les surveillants de Reborn. Comme un monstre sans libre arbitre. Comme un robot, à dire vrai. On me donne une consigne que j'exécute par peur des représailles, par peur d'être privée plus encore de mon meilleur ami, qui me manque atrocement. Bien sûr, Lou et Elio sont là, mais ce n'est pas pareil. Je manque d'air, j'étouffe.

Il faut qu'il revienne, et vite.

Dans mon dos, je sens Elio se presser contre moi, et poser sa tête sur la mienne, avant de soupirer.

  • Mia, il faut que tu dormes. Et toi aussi Lou.
  • Tout va bien ! tonne le concerné en s'asseyant face à moi. Je pète le feu.
  • Fais gaffe que le feu ne s'éteigne pas.
  • Hilarant.

Elio grogne, et enjambe le fauteuil sur lequel je suis assise pour venir m'encercler, de ses jambes et de ses bras, lui contre le dossier du canapé, moi contre son torse.

  • Lou, arrête de ronger ce que tu n'as plus, marmonne Alexia en attrapant le poignet de mon ami pour mettre en exhiber ses ongles rendus inexistants par le stress.
  • Tu préfères que je m'arrache les cheveux peut-être ? Ils me rendent dingue, je vais finir par m'en prendre aux surveillants.
  • Excellente idée, comme ça en plus de Léo, nous te perdrons toi aussi.
  • ... je veux qu'il revienne, c'est tout.

Je me mords la lèvre, me sentant atrocement coupable d'attirer toute la compassion de Alexia, Jelena et Elio, alors que face à moi, Lou semble sur le point de pleurer. Ses traits sont tirés, et ses yeux déjà rouges de fatigue, brillent désormais de larmes de colère, d'impuissance et de tristesse.

Depuis la primaire, depuis que Lou est entré dans nos vies, un lien compliqué s'est tissé entre lui et Léo. De l'amitié, de l'admiration, de la rivalité, des remords, des regrets… de l’amour. C'est fort, vraiment puissant, peut-être plus que ce que j'entretiens moi-même avec chacun d'entre eux. Et c'est dans des moments comme celui-ci que je me rends réellement compte qu'au delà d'un trio, ils forment à eux deux un duo dynamique monstrueux, aussi bien dans des sentiments contradictoire que dans leur attachement mutuel. Si jusqu'en troisième, leur relation était principalement basée sur la compétition, à mon retour d'Afrique où j'étais parti six mois pour le travail de mon père, ils étaient plus soudés que jamais. ce que je ne parviens pas à comprendre

Mia et Léo contre le monde entier.

Léo et Lou malgré tout.

Elio, contre moi, resserre l'étreinte qu'il a autour de ma taille, et souffle au creux de mon oreille.

  • Je vous propose qu'on aille tous au lit, murmure t-il, la voix rauque.
  • Bonne idée, ajoute Alexia en se redressant. Demain, on a combat au corps à corps, il faut que nous nous reposions.

Je bats des cils exténuée, la présence de Elio autour de moi commence à me détendre assez pour que la perspective d'un somme s'offre à moi.

En règle générale, je ne suis pas démonstrative dans mes relations, qu'elles soient amicales ou amoureuses, hormis avec Lou et Léo. Loin de moi l'envie de hurler sur tous les toits à quel point je ne serais rien sans eux. Alors, j'avoue que le fait de sentir, de voir Elio afficher notre relation de la sorte, m'aurait peut-être contrariée en temps normal. Mais pas maintenant, pas alors que la fatigue menace de m‘anéantir à chaque seconde qui passe. Et puis, d'un certain côté, je perçois cette démonstration, cette affection, comme une victoire personnelle. Il y a trois mois, il n'aimait pas que je l'effleure, aujourd'hui, il ressent le besoin de m'afficher comme sa propriété, de me toucher, de me sentir, peut-être pour se rassurer mais qu'importe. Je compte pour lui, il n'a plus peur de moi.

Et peut-être qu'au final cette barrière quant à la démonstration affective que je me fixe, est mauvaise pour moi, comme pour les autres. Car être ainsi, au creux des bras d‘Elio, son souffle contre mon oreille, me rassure plus que je ne l'aurais imaginé. Je me sens protégée, comme intouchable, même si je sais qu’il n’en est rien.

J'ai guéri Elio, en quelque sorte, et aujourd'hui, c'est lui qui me soulage de mes maux. Comme quoi nos actions ont toujours répercussions.

...

Debout contre le mur des vestiaires de la salle de spectacle, je fixe mes pieds, mes baskets blanches parfaitement propres que je viens de frotter avec du dentifrice pendant vingt minutes. Nos professeurs ont été clairs : tenue irréprochable des pieds à la tête. Le jury ne juge pas que la performance artistique, mais également la prestance sur scène, la tenue, la symbiose des danseurs.

C'est la première fois aujourd'hui que je me produis pour autre chose que pour l’entrée à Liberty, ou bien pour la prestation d'un spectacle de danse quelconque. Non, aujourd'hui, Liberty a convié ses meilleurs danseurs de première à une représentation, à un concours entre les différents établissements incluant la danse dans leur programme. C'est pourquoi, en ce mois d'avril, Léo et moi nous retrouvons à quelques cinq heures de bus de l'école, à attendre notre passage devant une salle entière remplie de jurys et de professeurs d'écoles de danses prestigieuses, post-bac. Nous n'avons pas le droit de faire le moindre faux pas, que ce soit pour nous, ou pour la renommée de notre école.

J'inspire fortement par le nez, exhale par la bouche, passe la porte des vestiaires pour et débouche sur un long couloir dont l'extrémité donne sur les coulisses de la scène. Un peu comme un couloir de la mort, avec à son bout la chaise électrique.

Léo est déjà là, adossé au mur jouxtant la porte du vestiaire des garçons, en tenue. Rien de bien exceptionnel : un pantalon et un débardeur noir, un short et un débardeur noir pour moi. Notre professeure de danse à Liberty, n'a de cesse de nous répéter que les costumes les plus simples découlent d'une grande assurance quant à la beauté de la chorégraphie exécutée. Léo comme moi, savons que notre performance sur Youth de Daughter se suffit à elle-même. Des mouvements élaborés, une musique prenante, et une coordination que seuls lui et moi arrivons à obtenir.

Nous avons toujours dansé ensemble, depuis la maternelle. Une sorte d’exutoire pour lui, de calmant pour moi. En dansant, il exprime la dureté de sa vie, j'apaise les émotions provoquées par la mienne.

  • Hey, me sourit-il en attrapant mon poignet pour me rapprocher de lui.
  • Tu es prêt ?
  • Et toi ?

Je hausse les épaules, hésitante quant à ma réponse, et le laisse me serrer contre lui, en profitant pour humer l'odeur musquée qui se dégage de ses bras nus.

  • Selon l'ordre de passage, on est entre deux groupes venant d'école de la capitale.
  • Challenge.
  • Ouais, challenge.

Liberty est un lycée de campagne, pas de ceux à se vanter. Et pourtant, je suis persuadée qu’il forme des danseurs bien plus accomplis que ceux qui fréquentent des lycées plus prestigieux. À Liberty, on se contente de danser, on ne se prends pas la tête.

Dans la salle, les applaudissements retentissent, et je ferme les yeux, sentant mon corps se tendre petit à petit. Dans moins de trente secondes, nous serons sur scène.

  • On va y arriver, s'exclame Léo, on y est toujours arrivé.
  • Oui, tu as raison. Et puis, Lou est dans le public, on aura ses bonnes ondes.

Il acquiesce, et passe sa main dans la mienne, avant de partir d'un bon pas en direction des portes donnant sur la scène.

Un pas, deux pas, quelques enjambés, une inspiration, et...

... je reste figée.

Face à nous, ce n'est pas sur une scène que viennent de s'ouvrir les doubles-portes, mais sur une arène. Une arène faite de sable, et autour de laquelle un public en folie scande le nom de mon meilleur ami avec une admiration morbide.

Sa main se crispe dans la mienne, et je sursaute, mal à l'aise.

Il veut avancer, mais je reste bloquée, comme ancrée au sol.

  • Léo, Léo, Léo !

Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine, tandis que sa main glisse de la mienne, et que d'un pas décidé, il s'approche de l'arène. Il est torse nu, et je remarque des cicatrices, vieilles comme récentes barrer son dos à la musculature parfaite ; un haut-le-cœur me prend.

  • Pour le denier combat de la journée, nous accueillons notre champion en titre...

Je n'entends que très peu la voix du speaker dans les hauts parleurs. Car face à moi, Léo vient de se retourner, pour me laisser considérer son visage tuméfié, ensanglanté, et semblant sur le point de craquer. Dans ses yeux, je peux lire un tas de chose : de la peur, de la colère, de la résignation.

  • On se voit après, Mia.

Sa phrase sonne faux, et au fond de moi, je sais pourquoi. Il ne pourra pas survivre à un nouveau combat. Ce n'est pas après le combat qu'il me donne rendez-vous, c'est...

  • Non ! Reviens !

Je hurle, m'époumone, et me redresse dans mon lit les bras tendus, le souffle court. La sueur me dégouline le long du dos, et malgré ça, je tremble de froid. Mes poumons se remplissent lentement d'air, pendant que je reviens à moi, les images de mon rêve continuant de me rouer de coups fictifs, qui me tétanisent un peu plus à chaque secondes.

Les Jeux. J'ai vu les Jeux. Ceux dont Jelena m'a parlé, qui ont coûtés la vie à sa petite amie, Stéphanie, et qui ont peut-être déjà scellés le destin de Léo.

Je ne veux pas, je refuse de laisser faire ça.

  • On se calme, on se calme. Tout va bien.

Mon matelas s'affaisse, et les bras de Elio m'encerclent, me ramenant contre lui, pour m'intimer de me calmer, et de reprendre mon souffle. Sauf que je ne peux pas me calmer non, car à l'heure où je suis en train de me remettre d'un rêve terrifiant, Léo est peut-être face à un homme plus fort que lui, qui ne le laissera pas repartir de l'arène des Jeux en vie.

Un grondement remonte le long de ma gorge, et désespérée, j'agrippe le débardeur d‘Elio pour y nicher mon visage. Je ne pleure pas, non. À Reborn, on nous apprend à ne plus pleurer. Cependant, je me sens prête à hurler, à défoncer cette fichue porte verrouillée, et à aller rouer notre surveillant de coups, jusqu'à ce qu'il me donne enfin des nouvelles de Léo.

J'en suis capable, j'en suis sûre, mais l'étreinte d’Elio, m'en empêche. Elle m'en dissuade, ce qui me révolte encore plus. Ce n'est pas moi qui ai besoin d'être protégée, c'est Léo, et moi je... je...

  • J'en peux plus Elio, je susurre contre son torse. Je veux rentrer chez moi.
  • Tu sais bien qu'on peut pas. Mais t'en fais pas, tout va bien se passer, il va revenir, et on va réussir, de quelque façon que ce soit, à se tirer d'ici. Je te le promets.

J'en doute, mais ne fais aucun commentaire, ma fatigue et mon sentiment d’impuissance me mettant au supplice. Comme si une main me serrait la gorge au point de m’étrangler, réduisant mes mots au silence. J'ai la sensation que ma trachée est compressée, alors qu'en réalité, rien n'est en train de m'arriver. Je suis juste ici, assise contre le torse d‘Elio, tremblante de froid et de fatigue. Tout va bien.

Tout va bien.

Petit à petit, je reprends de la contenance, retrouve une respiration normale et commence à retomber dans le sommeil, à nouveau protégée par la simple présence d‘Elio.

Je n'ai jamais eu besoin d'être protégée de la sorte : Reborn est en train de me faire devenir folle, à craindre tout et n'importe quoi, à m'imaginer le pire. Quoique, le pire n'est-il pas d'être prisonnière de ce centre, soumise à leurs idées saugrenues et à leurs règles oppressantes ? D'être constamment sous cette épée de Damoclès qui semble nous narguer en tournoyant au-dessus de nos têtes à chaque seconde qui passe ? Je n'avais jamais eu peur de mourir, et voilà que cette obsession est devenue le fil conducteur de ma vie. Ne pas contrarier les profs, ne pas se faire remarquer, ne pas faire de vague.

Ne pas mourir.

  • Tout va bien.

Les bras de Elio me bercent, et me consolent d'une peur qui ne partira pas. Celle de partir, de laisser derrière moi ce sentiment de vide que j'imagine atroce pour mon entourage, celui que doivent ressentir mes parents. Ma famille.

Je suis déjà morte.

Des pas résonnent dans le couloir, et mes yeux s'écarquillent, car comme par enchantement, le système de verrouillage de notre porte vient de s'ouvrir, et la lumière commence à inonder la pièce.

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