Match

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Les équipes se répartissent sur l’esplanade. Les enfants délimitent les buts avec des cailloux. Alceo insiste pour que ceux des filles soient plus petits que ceux des garçons, en déclarant que cela restaurera l’équilibre des forces. Elles ne l’entendent pas de cette oreille et, dès qu’il se retourne, elles rétablissent la taille des cages. Les discussions se poursuivent pendant dix minutes. Puis, Alceo propose que Silvio soit goal, c’est un gars, il n’a pas besoin de traitement de faveur. Pas totalement satisfaites, les joueuses se résignent à accepter le compromis.

Les capitaines des deux équipes se réunissent et tirent au sort le coup d’envoi. Le pile ou face offre la mise en jeu aux camarades de Livia.

Balle au centre, Gina la passe à Livia qui court pour l’attraper. Alceo l’intercepte avant sa sœur. Il part comme une flèche vers les buts adverses, suit une trajectoire impeccable, évite avec agilité la défense un peu faible, ajuste son tir et… Silvio arrête le boulet de canon d’un geste adroit et élégant.

Alceo continue sa course, mais... pourquoi poursuit-il, alors que le ballon se trouve entre les mains du gardien ? Il semble qu’il tente de l’effrayer. Il ne stoppe qu’à très courte distance de Silvio, le regarde de haut, s’agite, bouge de manière brusque, lance ses bras vers lui. Ce n’est pas du beau jeu…

Mais Silvio garde son sang-froid. Il ignore les menaces, profite de l’inattention de son adversaire et projette le ballon de l’autre côté du terrain. Il atterrit juste devant Livia. Surprise, elle shoote droit dans les pieds du goal de l’équipe masculine. Le petit Alessandro, désigné à ce rôle à cause de sa faiblesse aux postes d’attaquants, voit la balle offerte rouler vers lui, il se baisse pour la ramasser. Elle passe entre ses mains, poursuit sa course entre ses jambes et franchit paisiblement la ligne des buts sous les yeux effarés des joueurs des deux camps. Buuuut !

Alceo abandonne sa pantomime guerrière, il crie au hors-jeu ! Mais il n’y a rien à dire, le premier point du championnat filles contre garçons de Celestia revient à l’équipe féminine !

C’est un coup dur pour leurs adversaires, ils ne s’attendaient pas à ça. Ils se regroupent au centre du terrain, gesticulent et se disputent. Ils parlent tactique pendant que les autres concurrents regagnent leur aire de jeu.

Les filles félicitent chaudement leur capitaine et Livia est obligée de les rappeler à l’ordre. Elles se reconcentrent et ne perdent plus un instant en bavardages. Chacune reprend sa position. Au passage, Livia lance un regard de remerciement à leur gardien, sans qui le point n’aurait pas été marqué. Dans ses cages, Silvio se prépare à subir la prochaine attaque.

De l’autre côté du terrain, Alceo piaffe comme un pur-sang brûlant de se propulser hors des stalles. Agostino fait la remise en jeu, Alceo décrit un arc de cercle et récupère le ballon. Il déroute la défense, dribble facilement les joueuses et s’avance droit vers leurs buts. Il prend le temps de préparer son coup, mais au lieu de viser une lucarne, il tire sur Silvio. La balle suit une trajectoire directe vers la figure du garçon. Ce dernier, tout d’abord tenté de fuir devant ce boulet de canon, tend ses deux poings fermés. Le ballon les heurte avec violence et rebondit avec une vitesse extraordinaire vers le camp adverse. Alceo, toujours lancé dans sa course, entend le projectile siffler lorsqu’il le frôle.

Alors que tous les garçons s’agglutinent autour des deux querelleurs, Livia et Gina voient la balle atterrir près d’elles. Elles jouent leur va-tout et courent vers les buts adverses. Personne ne se préoccupe de leur présence, tous se passionnent pour la scène d’intimidation qui se déroule de l’autre côté. Alceo s’est arrêté devant Silvio, il le regarde dans les yeux, le visage à quelques centimètres du sien. Il bouillonne, tout dans son attitude trahit la colère.

Dans la frénésie de cet instant, les garçons se partagent en deux clans. Certains crient à la bagarre, d’autres essayent de ramener la paix sur le terrain.

Lancées, Gina et Livia sont seules devant le petit Alessandro. La peur se lit sur sa figure, il appelle désespérément ses camarades à l’aide, mais, plus occupé à rameuter ses partenaires qu’à tenter de stopper l’attaque, il laisse passer le second point. Le score affiche désormais deux à zéro en faveur de l’équipe féminine.

Devant les cages des filles, la tension atteint son maximum. Alceo s’agite, fait des gestes vifs et agressifs, alors que Silvio l’observe avec méfiance. Le grand essaye d’entraîner Silvio dans la bagarre.

Agostino se décide enfin et s’avance. Il roule des mécaniques et retrousse ses manches pour dévoiler ses biceps, ses yeux se froncent à chaque pas. Lorsqu’il s’interpose entre les deux garçons, on le croirait le plus âgé des trois. Sa présence seule suffit à rétablir une paix précaire entre les deux joueurs.

Agostino et Silvio ont deux ans de moins qu’Alceo, mais Agostino est costaud. Jamais Alceo ne se risquerait à le provoquer en duel. Il préfère empoisonner l’existence de Silvio qui, même s’il ne se laisse pas intimider, ne ferait pas le poids contre un grand de onze ans.

Chacun regagne sa moitié du terrain. Les garçons s’apprêtent à remettre la balle en jeu. Le match tourne clairement en leur défaveur, ils se montrent brouillons, ils ont perdu toute trace d’organisation et chacun veut marquer le premier but de leur camp.

Soudain, un cri ! Alceo tire Livia par les cheveux, la faisant chuter sur les genoux. Ses pleurs retentissent sur le terrain, Silvio ne peut plus se retenir, il marche droit vers Alceo. Livia est à ses pieds, la jambe écorchée. Tous ont vu son grand frère la jeter au sol.

— Je réclame un penalty pour faute, crie Silvio en s’avançant, un carton rouge même !

Tout le monde en a été témoin et même s’ils ne vont pas jusqu’à approuver Silvio, personne ne défend non plus la conduite d’Alceo.

— Elle fait semblant, c’est rien qu’une pleurnicheuse, rétorque Alceo.

— Je l’ai vu ! Il l’a tirée par les cheveux, ajoute Gina en se rapprochant de son amie.

Les accusations montent. Quelques garçons prennent parti pour leurs sœurs, cousines ou amoureuses présentes sur le terrain. Alceo sent le vent tourner, il finit par céder.

— D’accord ! Un péno ! Mais c’est moi qui serai gardien !

— Très bien ! Et reste en cage ! lui lance Agostino qui toise Alceo de haut en bas et commence à s’énerver.

Les filles se regroupent et débattent. Qui tirera le penalty ? Après discussion et encouragées par la voix entrecoupée de sanglots de Livia, elles tranchent : Silvio s’en chargera.

Ses larmes ont séché, mais Livia boite un peu quand elle part prendre la place de Silvio dans les buts.

Le lieu du tir est décidé. Les rangs se resserrent autour des deux joueurs, les garçons forment deux lignes, de part et d’autre des cages, y laissant un accès bien ouvert. En leur centre, Alceo parade, il élargit ses épaules, exécute des mouvements d’échauffement, sourit à ses camarades, et envoie quelques plaisanteries bien senties, des railleries au sujet de la maigreur et de la faiblesse de Silvio. Il semble s’adresser à sa troupe, mais il parle fort pour que tout le monde l’entende. Dans les rangs des filles, la rumeur grandit, la confiance en leur buteur commence à s’écorner. Les piques d’Alceo atteignent leur objectif.

Silvio n’écoute pas les commentaires désobligeants. Imperturbable, il prend soin de poser la balle au croisement de quatre dalles, et vérifie qu’aucune bosse ou anfractuosité du terrain ne la déroutera lors du tir. Satisfait, il se retourne et s’éloigne du ballon.

Tout semble prêt, les duellistes s’observent, Alceo prend de grandes inspirations et se concentre sur Silvio, il essaye de deviner le moment auquel Silvio shootera et analyse chaque mouvement qui pourrait constituer un signe.

Silvio tente d’oublier la colère, l’envie de justice, de vengeance contre Alceo, cette brute qui terrifie les enfants du quartier. Il pense juste à son coup et compte les pas qui le séparent du ballon.

Sous le soleil déjà haut, la chaleur devient suffocante, une goutte de transpiration coule sur son front et se glisse dans le creux de son œil, le piquant de son sel. Sans se départir de son sang-froid, il s’essuie le visage sur son tee-shirt sans perdre de vue le goal adverse. Il le regarde se tendre, réagir brutalement au moindre de ses gestes, il sent sa nervosité et s’astreint au plus grand calme.

Dans le dos de Silvio, les murmures ont cessé, plus un bruit ne perturbe le campo. Il lui semble que même les goélands postés sur les toits retiennent leurs plaintes geignardes.

Soudain, la cloche de l’église San Francesco della Vigna retentit, elle égraine le carillon de onze heures. À ce son, Alceo tressaille, il s’attend à ce que le dernier coup annonce le tir.

Silvio compte les tintements. Au quatrième, il se lance, Alceo se précipite vers lui et tente de l’effrayer, soulevant les protestations de tous les joueurs. Silvio reste concentré, il ne frappe qu’au dernier moment. La balle passe à côté des pieds d’Alceo et roule vers les buts. Alceo shoote et la rate, il s’en moque, ce n’est pas son objectif. Son pied poursuit sa trajectoire vers la jambe de Silvio.

Silvio vient de tirer, perché sur une jambe, il aperçoit le pied d’Alceo qui se rapproche. Dans un effort désespéré, il saute sur son unique appui, pivote dans l’air, mais ne tombe pas lorsque ses baskets touchent les pavés. Alceo se retourne et prépare un autre mauvais coup, mais une clameur qui monte dans le rang des filles, l’arrête. Tout le monde a vu le ballon passer la ligne de but.

— Et un ! Et deux ! Et trois, zéro ! chantent-elles en chœur.

Dans le camp des garçons, la stupeur domine. Certains sentent des larmes perler sur leur visage.

Agostino s’avance vers Silvio et lui tape dans la main, le sourire aux lèvres, le regard rieur, plein de fierté pour son ami.

Le match reprend. Alceo reste aux buts. Son équipe a perdu toute rage de vaincre. Même s’ils arrivaient à l’emporter, leur honneur resterait tout de même écorché, mais la partie se poursuit, mollement.

La situation est figée, plus personne ne passe à l’attaque, le ballon décrit des va-et-vient entre les joueurs désabusés. Dès qu’Alceo attrape la balle, il s’en sert de projectile et la lance le plus fort possible sur les adversaires qui se hasardent à proximité. Les enfants n’osent plus s’approcher de ses cages, leur gardien ressemble de plus en plus à un gorille colérique. Personne ne prend le risque de se frotter à sa mauvaise humeur.

Les filles mènent par trois à zéro, le jeu semble terminé, la victoire acquise. Les minutes s’égrainent et Alceo garde le ballon, la flamme de la compétition a quitté l’esplanade.

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