Rencontre

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De l’autre côté de la bâtisse s’ouvre la gueule béante d’une nouvelle porte. Elle s’ouvre sur une vaste étendue d’herbe. Le chat se met à courir et disparaît en un clin d’œil derrière le mur. Les enfants s’approchent prudemment pour regarder. A demi dissimulés par l’encadrement de l’ouverture, ils le voient s’avancer parmi les siens.

Ils y sont peut-être cent. Juchés sur leur derrière, couché, ou marchant sur la pelouse grise à la lumière des astres, ils forment une grande assemblée féline. En son milieu, assis sur une vieille caisse en bois, un homme tourne le dos aux enfants. Éclairé par des lanternes posées çà et là, son allure voûtée et sa chevelure blanche laissent penser qu’il est très âgé. Depuis leur cachette, ils l’entendent parler.

— Te voilà ? demande-t-il alors que le roi rouquin s’assied devant lui.

— Miaou, répond celui-ci.

— Tu arrives bien tard. Tous tes amis sont là depuis longtemps.

— Mia.

— Que me racontes-tu donc ?

— Mi.

— Dis m’en plus !

Alors, le chat se rapproche de l’homme et se frotte contre ses jambes tout en gardant les yeux rivés sur les enfants.

Son ronronnement grave parvient aux oreilles des enfant. Ils sentent grandir en eux l’envie de rejoindre cette curieuse assemblée, seule la peur les retient.

— Ce doit être extrêmement important pour que tu ne te précipites pas sur ta gamelle, reprend l’inconnu.

— Miarrrr, répond le matou, puis il se dirige vers la porte du hangar, attirant avec lui le regard de l’homme.

Quand il tourne la tête vers eux, Silvio le reconnaît immédiatement. C’est celui des photos, le sorcier des chats. Certes, il est beaucoup plus vieux que dans son rêve, mais aucun doute n’est possible !

Le félin vient se frotter contre les jambes de Livia et l’homme découvre les trois enfants. Il leur sourit.

— Que nous as-tu apporté ? Ce ne sont pas des rats, ni même des souris. Ce ne sont pas non plus des chatons, bien qu’ils leur ressemblent un peu.

Le chat ronronne bruyamment. Agostino, malgré sa frayeur, s’avance de deux pas.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

— Il est bien tard pour des enfants. Vos parents doivent s’inquiéter, répond l’homme sans se départir de son sourire bienveillant.

Silvio se porte aux côtés d’Agostino. Le chat tourne autour des jambes de Livia, par de petits cercles, il la force à les rejoindre.

Le silence s’installe à nouveau. Les enfants regardent attentivement l’homme. Il reste assis sur sa caisse et sa curieuse assemblée se joint à lui pour les observer avec curiosité.

De la troupe féline se détache soudain un chaton, pas plus gros qu’une pomme. Il se précipite vers les enfants en miaulant de sa voix aiguë.

— Mi. Mii. ?

— Que fais-tu là, toi ? lui demande Livia en reconnaissant la petite bête du gazomètre.

— Mi, répond ce dernier en continuant de courir vers elle.

Quand il arrive à ses pieds, elle s’accroupit et le prend dans ses mains. Elle le porte à son visage pour le voir de plus près. Il ronronne, Livia se détend. Peu à peu, la peur la quitte, évanouie dans les grands yeux de l’animal. Le roi des chats repart en direction du vieil homme.

— Miarr…

— Visiblement, tu connais ces petits, lui répond le vieil homme. Je vais vous raccompagner chez vous. Il est tard et vos parents vont finir par s’affoler.

— Nous ne suivrons personne tant que nous ne saurons pas qui vous êtes, déclare Agostino, en s’efforçant de transformer sa peur en colère.

— Tu as raison, mon garçon. Il n’est pas sage d’accorder sa confiance à un vieux fou qui n’a pour amis que des chats. Même s’il n’est pas non plus sérieux de votre part de suivre des chats dans la nuit, dans un endroit aussi dangereux que cet Arsenal. Sans doute partageons-nous le même type de folie ?

— C’est vrai, vous avez peut-être raison, intervient Silvio en s’avançant un peu. Mais expliquez-nous ce que vous fabriquez ici.

— Je suis Gandolfo Ghiotto. Et je viens ici chaque soir pour nourrir ces chats.

— Pourquoi ? questionne Agostino, agressif.

— Me demandes-tu pourquoi je viens ici chaque soir ou pourquoi je nourris les chats ?

— Les deux.

— En fait, c’est la même réponse pour tes deux questions.

— Alors ? insiste Agostino.

— Approchez-vous, vous restez dans l’ombre et je ne peux pas bien vous voir. Si vous avez encore peur de moi, asseyez-vous sur ces caisses près de cette lanterne. Comme ça, vous garderez vos distances.

Les trois enfants se rapprochent doucement, les yeux rivés sur lui. Livia prend place et pose le chaton sur ses genoux, tandis que les deux garçons restent debout, sur leur garde.

— Vous connaissez les Mammas dei Gatte [1] ? reprend le vieil homme.

— Oui, bien sûr ! Il y en a dans chaque quartier, répond Silvio.

— Et bien, nous pourrions dire que je suis un Papà dei Gatte.

— Cela nous dit qui vous êtes, mais ça n’explique pas pourquoi vous le faites, rétorque Silvio.

— Savez-vous pourquoi il y a des gens qui nourrissent les chats dans notre ville ? Des Mammas ou des Papàs comme moi ?

Le vieil homme attend la réponse. Pendant ce temps, il observe les enfants maintenant éclairés par la lanterne posée à côté d’eux. Alors qu’il regarde Livia, son cœur rate un battement, une main invisible l’enserre au fin fond de sa poitrine, et c’est d’une voix un peu chevrotante qu’il reprend.

— Il y a très longtemps, un terrible fléau s’est emparé d’une partie de la ville.

— La peste noire, l’interrompt Silvio avec empressement.

— Exactement, mon grand. Et sais-tu qui a sauvé Venise ?

— Tout le monde le sait, ce sont les chats ! intervient Livia.

— Bien, alors tu devines pourquoi les Mammas ou, dans mon cas, les Papàs les nourrissent.

— Au cas où la peste reviendrait ? interroge Livia.

— Peut-être, mais surtout pour les remercier d’avoir sauvé la ville.

À chaque fois que Livia répond et que monsieur Ghiotto pose le regard sur elle, une vague de tristesse traverse son visage, y dessinant des rides fugaces.

— Pourquoi ici ? Et pourquoi la nuit ? questionne à nouveau Agostino.

— Une question à la fois, ou alors une réponse à la fois, les interrompt le vieil homme en souriant. Depuis que l’arsenal est à moitié abandonné, les chats s’y sont installés. Il y en a plus que dans tous les autres quartiers de la ville. Voilà la réponse au pourquoi de ta première question.

— Alors, pourquoi la nuit ? persiste Agostino.

— Les chats aiment vivre dans le noir. Tu as bien dû t’en rendre compte, ils dorment une bonne partie de la journée et ne sortent qu’à la nuit tombée pour chasser ou se promener. En plus, cela me permet d’entrer sans trop me faire remarquer par les gens qui travaillent ici le jour.

— Les militaires ? demande Agostino.

— Oui.

— C’est interdit d’être ici, reprend le garçon.

— Je n’ai pas l’impression que cela vous dérange beaucoup, mais moi j’ai travaillé ici quasiment toute ma vie. Alors je connais tout le monde, ils ne peuvent pas vraiment m’empêcher de revenir, tu vois ?

— Vous faisiez quoi ? interroge à son tour Silvio.

— Je réparais les bateaux de la marine.

— Vous étiez soldat ? demande Agostino pour qui parler avec un ancien militaire présente plus d’intérêt que discuter avec un Papà dei Gatte.

— Non, j’étais ouvrier.

Le vieil homme sourit, les enfants se détendent peu à peu.

— Comment vous appelez-vous ? reprend-il.

— Je m’appelle Silvio Lavoretti, voici Livia et Agostino, mes amis.

— Lavoretti. C’est peu courant comme nom, j’ai connu un Lavoretti, quand j’étais encore gamin, il était policier, il me semble.

— Je crois que c’était mon arrière-grand-père, vous devez être très vieux pour l’avoir connu.

— Je devais avoir à peu près ton âge, nous habitions dans la même rue que lui avec mes parents, répond l’homme, songeur.

— Vous vous rappelez comment il était ?

— Pas très bien. Je me souviens juste qu’il était grand, et pas très gros. Mais à vrai dire à cet âge, tous les adultes étaient des géants pour moi.

Il regarde sa montre, prend un air inquiet.

— Il se fait tard les enfants. Il est temps pour vous de rentrer, sinon vos parents vous priveront de sortie jusqu’à la fin des temps. Je vais vous raccompagner à l’extérieur, j’ai les clés de toutes les portes.

Il termine sa phrase et se lève. Il se rapproche d’une des lanternes, la saisit par l’anse qui cercle son sommet et marche vers les autres lumières. Une à une, il les éteint. Quelques instants plus tard, seules deux lampes éclairent encore la pelouse de l’Arsenal.

— Agostino, toi qui es costaud, prend celle-là, nous allons en avoir besoin.

[1] Mamma dei Gatte veut dire maman des chats. Ce sont de vieilles dames qui nourrissent les chats de rues à Venise.

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