Dans la nuit

3 minutes de lecture

Le chat franchit un nouveau passage. Lorsque les enfants y parviennent, l’odeur saumâtre de l’eau et le bruit des clapotis sur les parois les rassurent et leur rappellent qu’ils se trouvent toujours à Venise. L’air frais les submerge après l’atmosphère étouffante de la salle précédente. Sans dire un mot, Silvio reprend la tête de l’expédition. Il pénètre dans un vaste hangar occupé par un bassin, les barques du club de rame s’y reposent paisiblement. De l’autre côté, Silvio devine les contours d’une énorme porte close. Elle les sépare des canaux de l’Arsenal. Il a enfin réussi à entrer dans les vieux bâtiments, mais il ne sait pas encore s’il doit s’en réjouir ou s’en inquiéter.

À la lueur de sa lampe, Silvio aperçoit le chat qui avance sur l’appontement en prenant soin de ne pas trop s’approcher de l’eau.

— Vous pouvez venir, il n’y a aucun danger.

Dans le silence de la nuit, les pierres blanches du quai retentissent à chaque pas des enfants. Après l’air chargé de poussière des ateliers, l’odeur de la lagune les réconforte. Elle leur rappelle qu’ils ne sont pas très loin de leurs maisons. Certes, les ombres des barques projetées par les faisceaux de leurs lampes les effrayent, mais la proximité de l’eau apaise leurs craintes. Ils évitent les cordages qui amarrent les bateaux et longent l’appontement à la suite du chat.

Le bassin du second hangar est beaucoup plus petit. Aucune porte ne le ferme, la lune et les étoiles y diffusent une douce lumière qui se réverbère entre les embarcations et illumine le plafond de lueurs étranges et mouvantes.

Le matou les mène à l’extérieur. Après la chaleur des bâtiments, les gamins de Celestia frissonnent dans la fraîcheur de la nuit et l’immensité du lieu les submerge. Un bassin de plus de soixante mètres de large occupe tout l’espace devant eux. Sur leur droite, l’horizon s’ouvre sur l’ensemble du Canal de la galeazze[1] depuis l’entrée de l’Arsenal, alors qu’à gauche les murailles les protègent autant qu’elles les oppressent.

Le regard d’Agostino s’attarde sur le sous-marin en cale sèche de l’autre côté des canaux. Silvio, quant à lui, s’ébahit du spectacle qui s’offre à lui sous la lumière de la lune. Les deux garçons tentent de reprendre leur respiration et se laissent aller à l’enthousiasme : ils ont enfin réussi à entrer dans le Saint des Saints. Agostino aurait préféré y découvrir d’étranges navires de guerre ou des armes secrètes de la marine, cela aurait justifié l’interdiction de pénétrer dans ces lieux, mais il doit se contenter du sous-marin et après tout, l’expédition ne fait que commencer. De son côté, Silvio savoure ce moment où le rêve devient réalité.

Livia, loin de leurs préoccupations, suit le chat, mais, après avoir parcouru seule une dizaine de mètres, elle les appelle d’une voix pressante et légèrement agacée. Ils sortent brutalement de leurs rêveries et la rejoignent.

Ils traversent. Plus loin, sur les toits, des goélands se chamaillent. Si un oiseau, ou une chauve-souris volant dans le ciel nocturne se donnait la peine de les observer, il ou elle se demanderait ce que sont ces drôles de petites bestioles, si petites sur ce chemin de pierres. Ces volatiles s’étonneraient aussi sur les raisons de leur présence dans ce lieu, en pleine nuit.

La rampe grimpe lentement au-dessus du canal, elle mène les enfants sur la prochaine rive. À Venise, franchir un pont revient à changer de quartier et d’île. Dans l’esprit des enfants, ils passent une frontière qui les éloigne encore plus de leur maison. L’angoisse étreint leur cœur, en s’écartant ainsi de chez eux, ils ont peur de ne jamais pouvoir y retourner.

Sur l’autre bord, les hangars de briques aux toits effondrés ouvrent des bouches édentées à travers lesquelles ils voient les amas de caisses, de machines abandonnées et rouillées, résidus du travail des hommes.

Le chat ne s’attarde pas, se faufile parmi les décombres et précède les trois gamins de sa démarche souple et agile. Leur seul choix reste de le suivre, de découvrir où il les mène. Lorsqu’ils hésitent ou tardent à franchir un obstacle, il les attend patiemment à son sommet. Ses yeux, brillant à la lumière de la lune, se posent sur eux et le courage les regagne, les surprend, les pousse en avant, vers le haut, au-delà des difficultés.

Souvent, ils s’entraident pour trouver un chemin à travers le squelette d’un bateau éventré, grimper sur un amoncellement de caisses ou descendre au sol sans se blesser. Et à chaque fois, le chat les attend, le regard rempli de fierté envers ses chatons humains. Une à une, ils franchissent les épreuves, contournent et se faufilent, mais jamais le félin n’abandonne les enfants.

[1] Le Canal de la galeazze est le canal qui part de la porte de l’Arsenal et qui se poursuit jusqu’à la pleine mer par une sortie dans les murailles.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire GEO ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0