Chapitre 70

6 minutes de lecture

Aussitôt que j’approche de la caisse, Eugène me fusille du regard de l’autre côté.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? Me demande-t-il d’une voix dure.

— J’ai besoin de vous parler.

— On a déjà parlé. Je pensais qu’on en avait fini.

Cette remarque enflamme un peu plus le sang dans mes veines.

— Non, justement, on en a pas fini.

Eugène pousse un gros soupir, et croise les bras sur son torse massif.

— Bien, dit-il en détachant chaque syllabe, je t’écoute.

Ma tirade sort toute seule, sans que je ne réfléchisse à mes mots :

— Je veux bien accepter que vous n’aimiez pas mes parents, c’est votre droit. Je ne m’opposerais jamais à votre foi, je la respecte, et je respecte aussi votre fille. Je l’aime et je la respecte. Jusqu’à preuve du contraire, ça n’a pas été le cas de son dernier petit-ami. Je veux bien concevoir que vous ne vouliez pas que Lista vienne chez moi, qu’elle côtoie mes mères, et même si je trouve cette façon de penser complètement archaïque, je suis près à l’accepter. Ce que je ne peux pas accepter, en revanche, c’est que vous nous rendiez tous les deux malheureux en nous empêchant de nous voir. Vous savez bien que vous n’avez aucune chance que ça arrive, à moins d’enfermer Lista dans sa chambre pour le restant de ses jours. Ne pouvez-vous pas simplement tolérer notre relation de la même façon que je tolère votre homophobie ?

Je m’interrompt, à bout de souffle, au moment où la silhouette de Lista apparaît dans l’encadrement de la porte qui mène à la réserve. J’écarquille les yeux en la voyant, certain qu’elle se trouvait chez elle. Je ne regrette pas pour autant mes mots. Je les pensais tous, même si j’aurais pu les formuler autrement.

J’attends dans le silence, sous les regards de Lista et de son père, et je regrette presque qu’il n’y ait pas de client pour interrompre ce moment gênant.

— C’est tout ? Finit par demander Eugène.

J’acquiesce sans dire un mot, concentré sur Lista, qui n’a pas l’air de vouloir intervenir. Elle reste impassible, m’empêchant de deviner ce qu’elle peut penser.

— Bien, ajoute-t-il. Tout d’abord, j’aimerai te dire une chose, mon garçon : je ne suis pas homophobe. Le terme « homophobie » est un mot inventé par des déviants pour expliquer leurs actes répréhensibles. Moi, je ne fais que respecter la vérité. Celle que mes parents m’ont transmis, celle dont je suis convaincu. Ne viens donc pas devant moi en m’accusant de mal me comporter, alors que c’est justement toi, et ton éducation, que je veux éloigner de ma fille.

Lista baisse les yeux.

Un rire dépassé roule dans ma gorge.

— Vous êtes buté, réponds-je en riant jaune. Sérieusement, est-ce que vous vous rendez compte seulement que vous blessez votre fille ?

Eugène hausse les sourcils et se tourne vers Lista, qui semble vouloir se faire toute petite.

— Je te blesse, Lista ? Demande-t-il d’une voix faussement douce.

Elle ouvre la bouche, mais ne répond pas. Et puis, tout à coup, un petit « oui » perce le silence. Eugène pince les lèvres.

— Si ta famille dysfonctionnelle ne s’était pas installée dans la maison d’à côté, me dit-il, ma fille n’aurait jamais dit une telle absurdité. Avant que vous n’arriviez, elle savait ce qui était bien et ce qui était mal dans ce monde.

— Elle faisait semblant pour vous contenter, rétorqué-je.

Je repense à toutes les fois où Lista m’a soutenu qu’elle ne pensait pas comme ses parents. Qu’elle trouvait leurs idées extrémistes. Toutes ces fois où elle a défendu l’amour que mères éprouvent l’une pour l’autre, et où elle me confiait ses regrets que ses parents ne puissent pas être sensibles à ce sentiment magnifique.

Et là, elle semble incapable de répéter ces mots. Elle nous observe, et je ne vois plus rien de sa hargne, de sa colère, que j’avais vu lorsqu’elle s’était opposé à son père sur le parking du lycée. Elle reste seulement passive, et je ne comprends pas pourquoi elle ne m’aide pas.

— Ne parle pas pour ma fille, répond furieusement Eugène. Tu n’es qu’un poison pour notre famille.

— Non !

Mon corps bat plus vite, plus fort, et le soulagement d’entendre la voix de Lista est immense.

— Papa, arrête. Tu l’as entendu parler. Il est prêt à passer outre vos idées si vous nous laissez sortir ensemble. Pourquoi vous ne pourriez-vous pas faire ainsi.

Je sais avant de l’entendre ce que son père va dire :

Nos idées ?

La lèvre inférieur de Lista tremble. Je me rends compte trop tard de la situation plus que délicate dans laquelle je l’ai mise de force. Mais je ne peux plus revenir en arrière. Je ne peux plus vivre une relation interdite alors que je croule sous les problèmes. Ce n’est pas comme ça que j’envisageais ma vie ici.

— Je ne pensais pas avoir fait d’erreur en t’élevant, soupire Eugène.

— Tu n’as pas faire d’erreur, fait Lista. Tu m’as juste appris ce que c’est d’aimer. Pourquoi les mères de Joshua n’auraient pas le droit de s’aimer comme tu aimes maman ? Pourquoi je n’aurais pas le droit d’aimer Joshua que ça ?

— Parce-que ce n’est pas de l’amour, entre Nicole et Périne ! C’est une horreur !

— La seule horreur que je vois c’est vous, réponds-je.

Eugène tourne le regard vers moi. Lista a un hoquet de stupeur.

— Très bien, dis-je précipitamment. Je vous ai laissé une chance. Plus que ça, même ! Je ne vais pas vous laisser insulter mes mères plus longtemps. Allez donc vous faire foutre, vous et vos putains de croyances à la con ! Je trouve ça méprisable de donner une image aussi mauvaise d’une religion aussi belle. Allez vous faire foutre.

Je ramasse mes clés, que j’avais posé sur le comptoir, et je me précipite hors de la boutique. Juste avant d’entendre la porte se fermer derrière moi, j’entends Eugène rugir. Son « Bon débarras ! » résonne dans ma tête comme la fin de quelque chose.

La fin d’une relation.

Juste au moment où j’atteins ma voiture, j’entends la voix de Lista qui m’appelle. Malgré la pluie qui inonde mes vêtements, je ne me réfugie pas dans l’habitacle et je me tourne vers elle. Je ne sais pas si c’est la pluie qui dégouline sur son visage, ou ses larmes.

— Pourquoi ? Me demande-t-elle en serrant ses sur ses côtes. Qu’est-ce qui a changé ? Tout commençait à être stable et…

— Non, Lista. Ce n’était pas stable, et visiblement ça ne le sera jamais.

— Mais je t’aime.

— Lista, soyons sincères pour une fois. Je ne passerais jamais avant tes parents, et j’en ai même pas envie. Je ne veux plus que ma vie soit entourée de problèmes, et tes parents en sont un trop gros pour moi.

— Mais tu m’aimes, non ?

Je suis soulagé que la pluie puisse cacher les larmes que je ne peux pas retenir.

— Je t’aime plus que je n’ai jamais aimé personne. Mais il est peut-être trop tôt.

— Tu romps avec moi ? Vraiment ?

L’expression brisée sur son visage va m’empêcher de dormir pour l’éternité.

— Je n’en ai pas envie, dis-je. Mais on ne sera jamais tranquilles si on reste ensemble. Au moins, maintenant, tu pourras avoir une vie, sans que tes parents ne surveillent le moindre de tes gestes.

— C’est une excuse stupide. Tu n’y crois même pas toi-même.

Soudain, je me sens au chaud, malgré la pluie froide. Les mots que je dois dire me semblent évidents :

— Tu m’as dis un jour que tu avais peur que je te fasse toujours passer avant moi. Et bien je suis désolé, mais là je craque. J’ai envie de passer avant les autres pour une fois. J’ai envie d’avoir une vie tranquille, et si je sors avec toi, tes parents ne me laisseront jamais tranquille. J’ai besoin que les choses soient plus simples.

— Je ne t’attendrai pas, répond-elle en laissant ses bras tomber le long de ses hanches et en redressant les épaules. Je refuse de t’attendre, si tu mets un terme à notre relation je ne te promets que je serais encore là le jour où tu changeras d’avis.

— Je l’espère bien. C’est une connerie que j’assumerais. Ne te fais pas du mal parce que je ne suis pas assez fort pour tout soutenir.

Je me rapproche doucement d’elle, et je l’embrasse sur le front. Elle a beau me laisser faire, mes gestes sont lents, suffisamment pour qu’elle puisse me repousser à tout moment.

Lorsque mes lèvres se détachent des siennes, c’est la douceur de sa peau qui résonne comme la fin de notre relation.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sullian Loussouarn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0