Chapitre 63

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Le reste de la semaine passe à une vitesse plutôt hallucinante. Tandis que les jours défilent, on oublie totalement l’appréhension qu’on avait sur le fait que ma mère va nous accompagner au théâtre. Personne ne dit rien, et je commence à me demander si nous n’avons pas eu peur pour rien.

Le vendredi après-midi, il y a une sorte d’énergie qui grandit dans la classe. Notre prof de français nous prévient que le bus censé nous amener au Théâtre Méditerranéen nous attendra sur le parking de lycée, et partira à 19 heures, que tout le monde soit là ou non. En attendant, après la dernière sonnerie, on décide presque tous d’aller attendre au chaud dans un bar. Dans notre groupe, il n’y a que Lista qui ne vient pas, car sa mère vient la chercher comme tous les jours à la fin des cours. Je sais qu’on se retrouvera tout de même ce soir.

L’atmosphère est assez incroyable, tout le monde est excité, même si la plupart n’en ont rien à faire d’aller voir une représentation de Médée au théâtre. Beaucoup aurait préféré aller au cinéma, ou faire une sortie dans un lieu culturel. Personnellement, je ne sais pas trop quoi en penser. C’est pas forcément un mal d’aller voir une pièce, ça peut même être intéressant. De toute manière, je suis l’avis général : ça fait du bien d’avoir au moins une sortie extrascolaire. Avec le voyage en Espagne que nous ferons peut-être au mois de février, ou de mars, on ne peut pas dire que les profs ne prévoient jamais rien. C’est plutôt cool.

La nuit commence à tomber quand on retourne au lycée. Je me gare sur le parking, et Flynn, Audra et Déborah sortent de la voiture. Le bus est déjà là, et on se dirige vers celui-ci quand ma mère m’appelle :

— Joshua ! Fait-elle avec un signe de la main. Vous vous êtes amusé ?

— Plus qu’au théâtre, madame Pace, répond Déborah à ma place.

Elle fait partie de ces élèves qui vont dormir pendant deux heures une fois la pièce commencée.

Les filles montent directement dans le car, mais Flynn et moi restons discuter un peu avec ma mère. Les trois profs qui nous accompagnent se joignent à nous, et c’est l’occasion pour eux de commencer une réunion parents-profs improvisée.

Notre prof de français mentionne le retour étrange de Flynn et sa soudaine participation en classe, ce qui provoque un blanc un peu étrange. Cependant, ce n’est rien comparé à ce qui suit aussitôt :

Car en tournant la tête, je vois, glissée entre une Fiat rouge et une Mercedes blanche, la voiture des Estella rouler dans notre direction. Au volant, ce n’est pas Karen, mais le père de Lista. C’est peut-être mon imagination, mais j’ai la sensation que nos regards se croisent juste avant que ses yeux ne se posent sur Périne.

Ma mère, occupée à discuter avec les profs, ne se rend compte de rien.

Dans ma poitrine, mon cœur se met à battre la chamade.

Une fois la voiture garée, les portes ne s’ouvrent pas tout de suite et, au bout d’un moment, on commence même à entendre des éclats de voix. Petit à petit, tous les regards se tournent vers leur voiture, jusqu’au moment où la portière du côté conducteur s’ouvre brusquement et qu’Eugène sort du véhicule pour se diriger vers nous, l’air furieux.

— Je peux savoir ce qui se passe ? Demande-t-il d’une voix sèche aux professeurs qui encadrent la sortie.

Ces derniers prennent un air perplexe. Les sourcils de Mme Antilles se froncent.

— Je vous demande pardon, monsieur Estella ?

— Qu’est-ce que cette femme fait ici ? Demande-t-il en désignant ma mère sans la regarder.

À sa voix, tout le monde semble comprendre qu’il ne va pas s’en aller gentiment. Pourtant, Mme Antilles répond avec un calme impressionnant :

— Madame Pace nous accompagne dans cette sortie scolaire, monsieur Estella. Cela vous pose-t-il un problème ?

— Bien sûr que…

— Pouvons-nous en parler ailleurs, monsieur Estella ? Insiste la prof.

Le visage d’Eugène devient violet. Du coin de l’œil, je vois Lista approcher de nous d’un pas mal-assuré. Nos regards se croisent, et je sens toute sa panique.

— Non, répond fermement Eugène en voyant que d’autres parents d’élèves sont sortis de leur voiture pour observer ce qui se passe. Non, que tout le monde entende ce que j’ai à dire. Je refuse qu’une femme qui vit dans un tel état de dépravation montre cet exemple pitoyable à nos enfants !

— Un état de dépravation ? Je répète, les dents serrés.

Je sens la main de Flynn qui vient serrer mon épaule, et un regard de ma mère pour me prévenir de ne pas intervenir. Pourtant, plus la colère d’Eugène grandit, plus la mienne mûrie aussi.

— Les choix de vie de madame Pace n’ont rien à voir dans cette histoire, dit M. Miller. S’il-vous-plaît, parlons-en autre-part.

— Non ! Rugit Eugène et, se tournant vers les autres parents, il s’adresse à eux en pointant ma mère du doigt : C’est vraiment ça que vous voulez ? Qu’une personne pareille côtoie vos enfants ? Vous imaginez un peu les répercutions que ça peut avoir ?

— Eugène, intervient ma mère, ne faites pas ça.

— Faire quoi ? Il faut déjà que je vous supporte dans la maison d’à côté, que votre fils harcèle ma petite fille, et vous croyez maintenant que je vais vous laisser profiter d’une sortie scolaire pour faire votre propagande ?

— De la propagande ? Répète ma mère, exaspérée. Vous exagérez un peu, je crois…

— Vous n’avez rien à faire ici ! Ce n’est pas un endroit pour vous. Allez-vous en !

Ma mère pince les lèvres, et je vois son menton trembler. Tout ce dont elle avait peur, cet esclandre que M. Estella fait, se passe sous ses yeux et elle se sent incapable d’agir. J’ai envie d’intervenir, de défendre ma mère, d’envoyer balader cet homme extrémiste qui n’a rien à nous reprocher. Cependant, la main de Flynn sur mon épaule, pour me soutenir, me fait hésiter un instant.

C’est justement le temps qu’il faut à Lista pour intervenir :

— Papa, stop !

Tout le monde se tourne vers elle. Son visage est contrarié, les traits tirés par une colère et une stupéfaction similaires aux miennes. Son père tourne un regard rageur vers elle.

— Évangelista, ne t’occupe pas…

— Tais-toi donc pour une fois ! l’interrompt-elle. Tu n’en pas marre de radoter ces trucs délirants ? Te plaindre tout le temps des voisins alors qu’ils ne font rien, critiquer mes amis sans cesse ! Ce n’est pas la vie que j’ai envie d’avoir. Arrête donc d’être aussi borné, tu n’aides personne !

On peut presque voir une veine battre sur le front d’Eugène.

— Ne me parle pas sur ce ton ! Hurle-t-il. C’est pour toi que je fais tout ça, pour ton bien mental, pour…

— Pour mon bien mental ? Mais les mères de Joshua ne sont pas des folles furieuses, ce sont deux femmes qui s’aiment, il n’y a aucun mal à ça !

— C’est n’est pas naturel.

— Ce qui n’est pas naturel, c’est ton comportement. J’ai honte, papa. J’ai honte d’être là, avec toi. J’ai honte de ce que tu dis.

— Tu as honte ?

Les épaules d’Eugène s’affaissent. Il regarde sa fille comme s’il la voyait pour la première fois. Ce n’est plus de la colère sur son visage, c’est autre chose. Quelque chose que je ne peux pas comprendre parce que je suis entouré par des gens qui m’aiment. Le sentiment qu’éprouvent ceux qui se sentent seuls.

Eugène s’éloigne de nous. Il dépasse sa fille sans lui accorder un regard. Aux fenêtres du car, tous les élèves observent la scène. Les parents ne disent pas un mot, choqués. Quand Eugène arrive à sa voiture, il donne un coup de pied violent contre la carrosserie, et le bruit fait tressaillir Lista.

Et tout à coup, en voyant son père claquer la portière et quitter en trombe le parking, les pleurs de Lista éclatent, et je la rejoins pour la serrer contre moi comme si elle était l’élément le plus important de toute ma vie.

Après le sacrifice qu’elle vient de faire pour défendre mes parents, je ne peux pas voir Lista autrement que comme la personne la plus importante de toute ma vie.

Les professeurs hésitent à venir à sa rencontre. Ma mère aussi. Elle regarde Lista, dans mes bras, comme si une partie de son monde venait de s’effondrer. Je la comprends : elle sait à quel point Lista compte à mes yeux, et elle a la sensation d’avoir causé cette situation. J’ai envie de lui dire qu’elle se trompe. Que c’est normal pour elle de s’être proposé pour nous accompagner, et que ceux qui ne sont pas contents ne sont que des tocards.

Lista s’est opposée à son père parce-qu’elle était fatiguée de cette situation. Elle me fait de plus en plus souvent part de ces réflexions qu’elle laisse passer chez elle, alors que ça la révolte. Si elle n’avait pas craqué ce soir, ç’aurait été un autre jour, pour une autre raison. Mais ça aurait eut lieu tout de même.

J’entraîne Lista à l’intérieur du bus, dans une semi-chaleur, et on s’assoit à l’avant, le plus loin possible de Jérémy et de ses potes, dont le regard ne se détache pas de nous. Je suis convaincu que si je me retournais et que je posais mes yeux sur lui, je verrais un petit sourire crispant au coin de ses lèvres.

Je ne lâche pas Lista de tout le trajet. Elle reste silencieuse tandis qu’on descend, et qu’on entre dans le Théâtre. Pendant toute la durée de la pièce, elle efface les larmes qui coulent de ses yeux du revers de la main, et moi je refuse de la lâcher.

Je sens ses doigts s’accrocher aux miens, et j’aimerais qu’elle ressente toute la confiance, tout l’amour que j’éprouve pour elle. Qu’elle sache à quel point elle n’est pas seul, et que je ne l’abandonnerais jamais.

Encore moins après ce qu’elle vient de faire. S’opposer à Eugène dans une situation pareille est la chose la plus courageuse que j’ai jamais vu. Je ne peux que l’en aimer davantage, parce-qu’elle vient de me prouver jusqu’où elle est capable d’aller pour moi, et pour mes parents. Et ça, ça vaut tous les baisers, toutes les promesses du monde.

Quand la pièce arrive à son terme, que Médée s’envole sur son char, j’ai l’impression d’avoir raté des heures entières. Alors que tout le monde se lève pour prendre le chemin de la sortie, les yeux de Lista et les miens se croisent, et je la vois sourire pour la première fois de la soirée. Un tout petit sourire, qui passe presque inaperçu, mais que je suis incapable de manquer.

— Merci, lui dis-je. Merci pour tout.

Je l’embrasse sur le front, tout doucement, et je sens une pression de sa main sur la mienne. Puis nous nous levons à notre tour et nous nous mélangeons à la foule pour rejoindre notre bus avec les autres. On monte à l’intérieur et je sens le regard de Périne sur moi, qui reste inquiète, mais qui attend qu’on soit à la maison pour venir me parler.

Il est tard, et il fait nuit noire quand le car s’arrête sur le parking du lycée. On voit tout le monde rejoindre les voitures de leurs parents, et s’en aller. Certains nous regardent encore en murmurant entre eux. Je suis sûr que pas grand monde a fait attention à la pièce, trop occupés à commérer. Ma mère doit attendre que tout le monde soit partis, et je reste avec elle. Lista aussi.

Au fur et à mesure que le parking se vide, mon cœur se serre. Une expression de détresse s’affiche sur le visage de Lista, et elle laisse échapper une nouvelle larme quand on se rend à l’évidence : ni son père, ni sa mère ne sont venus la chercher. Un retard ou une absence délibérée ? On l’ignore, mais quand ma mère lui propose de la ramener avec nous, Lista accepte tout de suite, comme si elle s’était résignée à ce que ses parents ne viennent pas la chercher.

Quand Périne gare la voiture dans l’allée de notre maison, toutes les lumières sont éteintes chez les Estella. Lista et moi sortons, et Périne fait signe à Flynn de rentrer avant nous. Puis, elle s’approche de ma copine :

— Je te remercie pour ce que tu as fait, Lista, dit-elle d’une voix douce. Je suis vraiment touchée. J’aimerais que…

— Ça n’arrivera pas, l’interrompt-elle. Ils ne changeront pas. S’ils ne l’ont pas fait pour moi, ils ne le feront pas pour vous.

Sur ces mots, Lista m’embrasse sur la joue et nous souhaite bonne nuit, puis elle passe de l’autre côté de la haie et rentre chez elle. Mon cœur se serre dans ma poitrine, et j’ai envie de pleurer. Je ne peux qu’imaginer la solitude qu’elle doit ressentir en entrant dans une maison vide, sans personne pour l’accueillir, et sans-même savoir si ses parents lui adresseront la parole demain.

J’aimerais tellement que les choses soient différentes. Que Lista soit heureuse.

En rentrant avec ma mère, j’ai la sensation, comme une implacable certitude, que je dois agir. Que je dois faire quelque chose pour qu’elle le soit.

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