Chapitre 62

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Quand on arrive au lycée, il y a une certaine tension dans la voiture. À côté de moi, sur le siège passager, Flynn observe les élèves qui s’agglutinent hors du parking avec un certain scepticisme. Il sait bien que tout le monde va se poser des questions sur son retour inattendue au lycée. Mais ce qui l’inquiète le plus, c’est les amis de Noah.

Après l’arrestation de ce dernier, ses potes ont contacté Flynn. Il a essayé de les éviter, d’ignorer leurs appels, mais la plupart sont dans la même école que nous, et il risque d’avoir de sérieux ennuis. Ils savent bien que Flynn peut être interroger dans les jours à venir, et s’il vient à dénoncer Noah, on peut vraiment dire qu’il est dans la merde.

Pas à cause des flics, cependant.

— Ça va aller, affirmé-je. Je te lâche pas de la journée, personne pourra t’approcher.

— C’est bien ce qui m’inquiète, rétorque-t-il en riant jaune.

On détache nos ceintures et on sort pour traverser le parking jusqu’au bâtiment 1, où nous attendent Audra, Déborah et le reste de nos amis. Lista ne tarde pas à nous rejoindre – on aurait pu croire qu’avec les vacances, la punition pour m’avoir fréquenté aurait pu se tasser, mais ses parents ont carrément rendu sa carte de car pour éviter qu’on ne se croise dans les transports en commun.

Franchement, ça devient ridicule…

Pendant toute la mâtinée, je guette des traces de messes basses, ou de rumeurs. J’entends parler du coming out d’une fille dont je n’ai jamais entendu parler, du film amateur d’un groupe d’amis qui projettent d’étudier le cinéma, ainsi qu’une histoire sur la femme d’un prof de mathématique, Glenn Vigan, dont la relation aurait commencé alors qu’il était son prof en première.

Rien sur le fait que ma mère se soit portée volontaire pour nous accompagner au théâtre, aucune réaction, ni des parents de Lista, ni d’autres familles. À ce que je sais, peu de monde sait que mes mères sont lesbiennes, et ceux qui le savent s’en fichent un peu. Cela me rassure, et me fait penser que Larmore-baie n’est peut-être pas aussi irrécupérable que je le pensais.

C’est le jour suivant, pendant le cours de français, que j’ai le plus peur. Lorsque notre prof aborde le sujet de la sortie, et qu’elle mentionne ma mère, j’ai peur d’entendre des remarques. Mais rien là-dessus, et mon soulagement est presque douloureux. Je commence à me dire qu’il n’y aura aucun problème, qu’on se fait des films pour rien, et je trouve ça plutôt cool.

— Je vais vous distribuer vos billets, explique notre prof en faisant le tour des tables. Ne les perdez surtout pas, sinon vous ne pourrez pas entrer dans le théâtre. Si vous voulez vous asseoir à côté de vos amis, je vous laisse échanger vos places entre-vous.

À la pause-déjeuner, quand je retrouve Lista, nous réussissons à échanger nos billets de sorte à pouvoir nous asseoir côte à côte pendant la pièce. Même si c’est une sortie scolaire, rien que l’idée de passer plus de deux, juste à côté d’elle, comme un couple normal qui peut faire des sorties normales, me donne des frissons.

Quand on a tous les deux une heure de libre au milieu de l’après-midi, on se retrouve sur le parking, et je sors mon skate du coffre de ma voiture. Je lui montre la planche à roulettes en lui proposant de lui apprendre à en faire.

— Nan, décline-t-elle avec un grand sourire. J’ai mis des escarpins, je pourrais jamais tenir là-dessus…

— J’ai une paire de basket, si tu veux…

Son regard me fait éclater de rire.

— Tu crois vraiment qu’on a la même pointure ? Rigole-t-elle aussi. Je sais vraiment pas comment je dois le prendre.

— Alors enlève tes escarpins et enfile deux paires de chaussettes, insisté-je. Avec moi je te promets que tu te feras pas mal.

Elle fait la moue, mais je comprends que c’est pour faire semblant. Je sais que j’ai gagné avant même qu’elle accepte, et je sors tout de suite deux paires de chaussette propres dans un sac fourré au fond du coffre.

— Pourquoi tu as des chaussettes de rechange ? Demande-t-elle en me voyant ouvrir le sac.

— On est pratiquement en hiver. Tu sais à quel point c’est désagréable d’avoir les chaussettes trempées quand tu vas courir…

— Et tu changes aussi de caleçon, suppose-t-elle en désignant la paire de boxers de rechange.

Je la prends dans mes bras pour l’écarter quand je referme le coffre, et je lui fourre les deux paires de chaussettes dans les mains, avant de plaquer un baiser rapide sur sa joue.

— Te moques pas de moi parce que je sais prévoir les catastrophes.

— C’est plutôt de la paranoïa à ce niveau-la…

Je lui tire la langue, mais son rire adorable multiplie mes frissons. J’ai envie de la prendre dans mes bras et de déposer des milliers de baisers sur sa peau jusqu’à en avoir les lèvres sèches et les poumons vides.

Je l’observe enlever ses chaussures et les mettre sur la banquette arrière, puis enfiler les deux paires de chaussettes un peu trop grande, mais qui serrent suffisamment pour ne pas la déranger sur la planche. J’ai jamais fais de skate en chaussettes, alors je sais pas vraiment si le résultat va être probant. Quoiqu’il en soit, je pensais ce que je dis : avec moi, elle ne risque rien.

— Voilà, fais-je en la tenant par le bras, doucement, je te tiens.

Tout son corps tremble quand elle reste en équilibre sur la planche. La façon dont elle s’accroche à moi est tellement mignon que j’ai envie de prolonger la situation jusqu’à la fin de notre pause. Mais je lui ai promis de lui apprendre à faire du skate, et je m’y tiens.

Quand il est l’heure pour nous de retourner en cours, et qu’elle a remit ses escarpins, il y a du progrès. Bon, on est clairement pas au résultat espéré, mais sans ses baskets j’imagine qu’on ne peut pas s’attendre à beaucoup plus.

On se tient la main quand on retourne dans le lycée, et notre proximité me fait du bien. Je ne fais même plus attention au regard sombre de Jérémy lorsque je la laisse devant la porte de son prochain cours, et j’aime à penser que c’est pareille de son côté. Évidemment, je sais bien que ce n’est pas vrai. Je me mets à sa place : quand on a vraiment aimé quelqu’un, j’imagine que ce n’est pas évident de l’oublier, même si on a des sentiments pour une autre personne.

Je ne me vois pas oublier Lista un jour. Je n’ai même pas envie d’y penser. D’une certaine manière, et même si je sais que Jérémy est un connard, j’ai un peu de peine pour lui. Il a joué au con, c’est vrai – plus que vrai, d’ailleurs. Mais perdre quelqu’un comme Lista, c’est le genre de chose dont on peut pas vraiment se remettre.

C’est d’ailleurs pour ça que je me méfie de lui. J’imagine pas de quoi je serais capable pour me faire pardonner si je venais à blesser Lista. Alors quelqu’un avec si peu de morale que Jérémy ? Non, je peux clairement pas arrêter de me soucier de leur relation alors que je sais qu’il peut être capable de quelque chose d’horrible.

C’est assez dingue de penser ça de lui, aujourd’hui, alors que quand je l’ai rencontré il avait tout l’air du petit-ami idéal. Les gens peuvent vraiment nous surprendre – comme si je n’avais pas eu assez d’exemples à Larmore-baie.

À la fin de la journée, Flynn est crevé. Il est resté au CDI pour travailler pendant que Lista et moi étions entrain de nous amuser sur le parking. Je sais que ça ne fait que deux jours qu’on a repris, mais je vois bien qu’il ne ménage pas ses efforts pour rattraper le retard.

Au fond, je crois qu’il a peur de redoubler. Je le connais, je sais qu’en soit, ça ne le dérangerait pas de se taper une année de plus, mais redoubler signifierait passer une année tout seul au lycée, loin des seuls amis qu’il a et, de plus, avec la réputation d’être un gros fêtard. Avec nous dans les parages, je crois qu’il se sent un peu plus en sécurité. Tout seul, ce serait tellement simple de boire un verre d’alcool, ou de prendre une taf de je-ne-sais quelle substance.

Parce-qu’il n’a pas oublié tout ça. Je le sais, je le vois dans son regard. Il y a des moments où il ne peut pas cacher son état de manque. Cette envie irrésistible d’utiliser un de ses contacts pour avoir un truc, n’importe quoi, mais qui fasse disparaître ce sentiment qui le ronge de l’intérieur.

Je lui propose d’aller boire un chocolat chaud, juste tous les deux, avant de rentrer. Faire une pause dans son quotidien relativement dirigé. Souffler, dans un endroit qu’il ne connaît pas, ou qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter, pour changer d’air. Il accepte sans rechigner, mais reste silencieux.

Je devine pourtant, en le regardant s’asseoir à une table au fond du café où on s’arrête, qu’il est plutôt content de faire cette pause. On reste juste tous les deux, sans vraiment discuter, mais on en a pas besoin. On profite juste de ce moment sans histoire. Ce moment sans petite-copine, sans voisins casse-pieds, sans drogue, sans famille d’accueil et sans mères lesbiennes. Juste deux types qui boivent un chocolat chaud dans un café lambda.

Franchement, ça nous fait un bien fou.

Quand on rentre, le quotidien reprend le dessus. Tout redevient normal, comme si on ne venait pas de passer une heure et demie dans une bulle de non-existence et de bien-être totales. Quand on termine le dernier jeu-vidéo de la collection, je propose de profiter de notre après-midi de libre le mercredi pour passer à Easy Cash, faire le plein de nouveaux jeux d’occasion.

Parce-que, au fond, c’est ça notre vie de tous les jours. On rentre du lycée, et quand je ne suis pas avec Lista, et lui avec Alice, on bosse ou on joue à des jeux-vidéos. On matte la télé, on se regarde des séries entières. De temps en temps on sort avec des amis. Plus rarement, on va à des fêtes. Et on a les restes des réceptions que ma mère organise : des parts de gâteaux, des sachets de bonbons, du soda… Et des repas en famille, soit avec mes mères, soit chez les Pacat. Le week-end prochain, nos deux familles vont peut-être se retrouver autour d’un barbecue pour les dix-huit ans de Flynn. Franchement, on fait pas plus banlieusard que ça !

J’aime bien ce quotidien. C’est peut-être un brin ennuyeux par moment, mais c’est plutôt satisfaisant.

Cependant, je n’arrive pas à empêcher cette petite voix de susurrer dans un coin de ma tête que ça ne va pas durer longtemps, que nous ne sommes pas destinés à avoir une vie aussi calme. Ça me fout en l’air, et j’aime pas ça.

Même si ça a le mérite de me pousser à profiter de chaque instant.

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