Chapitre 60

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Le samedi matin, je fais le ménage dans toute la dépendance. Je me lève tôt, au grand dam de Flynn, pour passer le balais, l’aspirateur, la serpillière – repasser une nouvelle fois l’aspirateur –, faire la poussière, arranger les bouquets de fleurs dans les différents vases disposés un peu partout dans la pièce principale, ranger le frigo, nettoyer l’écran de la télévision, taper dans les coussins du canapé pour répartir la mousse à l’intérieur, laver minutieusement les fenêtres, changer une ampoule grillée, ranger les bouquins par ordre alphabétique des auteurs, ranger la vaisselle dans les placards et passer un coup d’éponge sur les tables, et passer une dernière fois l’aspirateur pour être sûr que tout est bien propre.

— T’as oublié une tâche, là, se moque Flynn en sortant de la salle de bain.

Je lui fais un doigt en ramassant un pétale de rose tombé sur la table.

— Tu crois sérieusement que Lista va faire attention à ça ? Continue-t-il en jetant un nouveau regard dans la glace au-dessus d’une commode.

— Dixit celui qui a passé trois heures dans la salle de bain. Tu crois sérieusement qu’Alice va faire attention à la manière dont tu t’es épilé les sourcils ?

— Mec, les filles font super gaffe au mono-sourcil, si tu t’épiles pas tu as d’office gâché ton coup.

Instinctivement, je porte le doigt sur l’espace au dessus de mon nez. Heureusement, j’ai pas à m’inquiéter là-dessus.

— T’es sûr qu’on peut t’emprunter ta voiture ? Demande-t-il en regardant par la fenêtre.

Alice est censée arriver vers douze heures pour qu’ils aillent manger dans un restaurant. Flynn ne m’en a pas dit plus, mais à voir comment il s’est sapé, j’ai pas l’impression que ce soit un resto quatre étoiles. J’espère juste qu’il va pas l’emmener chez KFC, pour un premier rencard il peut sans doute faire un peu mieux.

— Ouais, t’inquiète pas, Lista et moi on va pas bouger d’ici.

À moins qu’elle veuille aller à la plage, au quel cas on pourra y aller à pieds sans problème.

— Mec, t’es génial.

Il me fait une tape dans le dos au moment où Alice entre, sans prendre la peine de frapper – elle vient ici suffisamment souvent pour ne plus s’y sentir obligée. Flynn se dépêche de la traîner dehors et je leur souhaite un bon rencard, avant d’envoyer un texto à Lista pour la prévenir qu’ils sont partis. Dès le départ de son père à la fin de sa pause déjeuner, elle apparaît de notre côté de la haie et s’avance vers moi.

Malgré la météo froide de l’automne, Lista a opté pour une robe légère, rose, qui descend juste au dessus de ses genoux et qui accentue la blondeur de ses cheveux et la pâleur de sa peau. Elle a mit du gloss sur ses lèvres pleines, légèrement maquillé ses grands yeux expressifs, et enfilés des chaussures qui allongent un peu ses jambes nues.

— Hey, fais-je en la prenant dans mes bras pour l’embrasser tendrement. Tu es magnifique.

Son sourire s’accentue, excitant les papillons dans mon estomac.

— Toi aussi t’es pas mal.

— Juste pas mal ?

Lista prend un air carnassier, et plonge ses doigts dans mes cheveux.

— Tu seras magnifique le jour où tu couperas cette tignasse.

— Hey, qu’est-ce que t’as contre ma tignasse ?

Elle rigole sans répondre, et me contourne pour entrer. Je vois tout de suite à son regard qu’elle a remarqué que j’ai fais le ménage – elle n’est pas venu souvent, mais personne ne peut entrer dans une pièce aussi immaculée sans avoir des doutes. Pour autant, elle ne fait aucun commentaire, ce qui est peut-être mieux comme ça.

Comme elle a déjà mangé, je lui propose de passer directement à la case « on regarde un film », et j’entraîne Lista devant les étagères qui supportent ma collection de DVD. La dernière fois que j’ai compté, j’approchais des quatre cents, si on compte les éditions collectors. Certains collectionnent les livres, moi je peux pas m’empêcher d’acheter le DVD d’un film que j’ai adoré.

À deux, on fait une pile avec tous les films qu’on aimerait voir dans la journée. On aura jamais le temps de tout regarder, mais ça fait plaisir d’avoir le choix. La plupart des miens sont des comédies romantiques, alors que Lista met l’accent sur des films dont elle a adoré la bande originale.

— Ce film a les plus belles musiques que j’ai jamais entendu, dit-elle en me montrant Peter Pan avec Jérémy Sumpter. Et celui-ci est merveilleux, je peux pas rester en place quand j’écoute la BO. Je suis vraiment ridicule quand on arrive à la bataille finale.

J’imagine Lista qui ne peut pas s’empêcher de remuer sur le canapé pendant que des armées de robots de foutent sur la tronche. Ça me fait sourire.

— Choisis le premier, dis-je, je vais faire du pop-corn.

Dès que tout est prêt, Lista lance le film et on se cale tous les deux dans le canapé, un immense pot de pop-corn entre nous. Je glisse un bras autour de ses épaules, doucement, l’air de dire « Si c’est trop cliché pour toi, arrête-moi ». Mais Lista se contente de me sourire en me laissant faire, puis de poser sa tête contre-moi au bout de dix minutes.

Il me faut deux fois plus de temps pour trouver une position confortable sans mettre un terme à notre proximité. Puis, après m’être tortillé avec suffisamment de classe pour la faire éclater de rire à un moment du film où il ne faut vraiment pas éclater de rire, je finis par être à l’aise, en la serrant contre moi. On dit pas un mot pendant deux heures, profitant juste de ce moment parfait.

Une fois le premier terminé, on enchaîne avec de la science-fiction, ce qui me fait découvrir une nouvelle facette de Lista : devant un film d’action, elle peut se montrer aussi virulente qu’un homme de quarante ans devant un match de foot. Je passe la moitié du film à me tenir le ventre pendant qu’elle crie aux personnages de se bouger et qu’elle danse presque au rythme des musiques.

Il est presque 16 heures quand le film touche à sa fin. Lista se laisse tomber sur le canapé, vannée.

— Que diraient tes parents s’ils te voyaient t’acharner sur ce pauvre Anakin ?

— C’est bien pour ça qu’on regarde jamais de films ensemble, répond-elle en tournant un sourire charmé vers moi.

Elle semble vraiment passer un bon moment, ce qui me fait hésiter à l’interroger sur ses parents. Mais la curiosité prend le dessus :

— Sérieux ? Qu’est-ce que vous faites, tous les trois ? À part aller à l’église.

Je dis ça comme si c’était leur seule activité, et en voyant sa réaction, je me demande si ce n’est pas la vérité.

— On n’a pas grand-chose en commun, en fait, avoue-t-elle. Ma mère vit presque uniquement pour la famille et la paroisse, et mon père passe beaucoup de temps à jardiner. Ça l’aide à contenir sa colère.

— Il est souvent en colère ?

Je me souviens que, quelques semaines plus tôt, Lista me faisait peur de ses craintes à l’idée de rentrer chez elle après le lycée, parce que son père était de mauvaise humeur. À part leur dispute de l’autre jour, je ne l’entends jamais hausser le ton d’ici, mais je crois Lista quand elle me dit qu’il n’est pas toujours l’homme aimable qui m’avait aidé à planter des graines dans mon jardin.

— Ça lui arrive, dit-elle en croisant les jambes et en tirant sur l’ourlet de sa robe pour cacher la peau de ses cuisses. Il a pas eut une vie facile quand il était petit. Son père le battait. Alors c’est le seul exemple de vie familial qu’il ait.

— Tu veux dire qu’il…

Je ne termine pas, complètement terrorisé par l’image qui apparaît dans ma tête. Une image terrible, qui me donne envie de serrer Lista contre moi et de la réconforter.

Elle se précipite de chasser cette idée de ma tête.

— Non ! Dit-elle précipitamment. Il n’a jamais levé la main sur moi, ni sur ma mère. Il lui arrive de hausser la voix, mais il ne veut pas être comme son père. Quand il est trop en colère, il sort tout de suite dans le jardin pour mettre les mains dans la terre. C’est pas toujours joyeux, mais je sais qu’il fait de son mieux. La plupart du temps, il est adorable. C’est pas un homme mauvais, c’est un bon père. Il a juste des défauts, comme tout le monde. Il essaye de les combattre et j’en demande pas plus.

Elle a beau dire ça comme si c’était encourageant, je ne peux pas passer à côté de la mine défaite sur son visage. Elle aime son père, c’est évident, et je ne doute pas de sa sincérité, ni du fait que Eugène ne veuille pas faire souffrir son épouse et sa fille. Mais de mon côté, j’ai l’image de mes mères, toujours souriantes, toujours joyeuses et compréhensives, et je ressens une certaine culpabilité.

J’aimerais que tout le monde, Lista la première, ait une vie de famille aussi géniale que la mienne.

Je lui prends la main, en caressant le dos du pouce.

— Je suis désolé de t’avoir plombé le moral, fais-je.

— Ça fait rien. Je suis même contente d’en parler. Jérémy me laissait pas en placer une sur mes parents. Ils étaient aussi parfaits à ses yeux que lui l’est aux leurs. Comme quoi, tout le monde peut se tromper.

Je l’embrasse sur le coin des lèvres avec douceur.

— Tu viens faire le gâteau avec moi ?

Elle rigole, et hoche la tête. Je mets un CD de Pachelbel – son compositeur préféré – dans le lecteur et je l’entraîne dans le coin cuisine, où je sors une boîte de gâteau pré-fait du placard.

— Sérieux ? Fait-elle en la prenant dans ses mains. Joshua, ta mère est traiteur !

— Je suis désolé, j’ai pas hérité de ses talents !

Elle m’aide à sortir tous les ingrédients et en quelques minutes le plat est prêt pour le four. Alors que je me retourne, je prends Lista sur le fait à lécher la pâte au chocolat du bout du doigt.

— Tu la joues comme ça ? Fais-je en prenant un bout de pâte pour en étaler sur le bout de son nez.

Son rire si mélodieux empli la pièce. Elle essaie d’abord de lécher la pâte sans y parvenir, et je finis par retirer le chocolat en lui embrassant le bout du nez. Je la sens frissonner au contact de ma bouche, et aussitôt elle m’embrasse pleinement – juste avant de replonger le doigt dans le bol pour voler du chocolat.

— Ma mère nous tuerait si elle nous voyait faire cette infamie, lui dis-je en faisant la même chose.

— Mais tout le plaisir de faire un gâteau est de lécher la pâte dans le saladier ! s’exclame-t-elle.

Je la prends dans mes bras et la tire vers le canapé, où nous attend le prochain film. Elle chope le saladier, fauche une cuillère en passant, et ne bouge plus de sa place dès qu’on est posés. Elle grognerait presque si j’essayais de lui voler son chocolat.

Je me lève à plusieurs reprises pour aller vérifier la cuisson, et le temps que le générique de fin commence, on l’a laissé suffisamment refroidir pour pouvoir le couper en parts. Dehors, il commence déjà à faire nuit. Je dispose le gâteau sur deux petites assiettes, les saupoudre de sucre glace, et éteins la lumière après que Lista a mit le dernier film dans le lecteur. Puis, j’éteins les lumières pour nous plonger dans l’obscurité avant de revenir me caler à côté d’elle.

— Qu’est-ce que tu as choisi ? Je demande en goûtant ma part de gâteau.

Rien à voir avec la pâtisserie de ma mère, mais on peut pas attendre mieux d’un gâteau pré-fait.

Le Secret de Terabithia, répond-elle. C’est mon film préféré.

Tellement d’années ont passé depuis que j’ai vu ce film que je ne m’en rappelle plus du tout. Je ne savais même pas que je l’avais en DVD. On finit de manger rapidement et, après qu’on ait reposé nos assiettes, Lista se blottie contre moi et je passe un bras autour de sa taille.

Pendant toute la durée du film, j’observe la lumière de l’écran jouer sur la peau de son visage, se refléter dans ses yeux. Du bout des doigts, je joue avec une mèche de ses cheveux, et je me laisse bercer par ce moment intime et cette ambiance romantique.

Si je m’étais souvenu du film, j’aurais deviné qu’il la ferait pleurer.

La première fois que je vois ses yeux s’embuer, j’ai peur d’avoir fait quelque chose de mal. Je vérifie que je n’ai pas laissé mes mains traîner n’importe où sans m’en rendre compte, avant de reprendre le fil de l’intrigue et de comprendre qu’on approche d’une scène particulièrement forte en émotion. Pendant presque tout le dernier tiers du film, j’efface doucement les larmes qui coulent sur ses joues.

— T’aime bien te faire du mal, on dirait, chuchoté-je.

Je n’en mène pas large. Je me connais suffisamment pour savoir que je ne pleure jamais devant un film s’il y a quelqu’un dans la même pièce. C’est comme si mon cerveau refusait d’ouvrir mes canaux lacrymaux. Je suis capable de deviner néanmoins qu’en d’autres circonstances, si j’avais fait attention au film depuis le début sans me laisser distraire par Lista, et que j’avais été seul, j’aurais pleuré toutes les larmes de mon corps.

— C’est à ça que je reconnais un bon film, dit-elle.

— Un bon film doit te faire pleurer ?

— Un bon film doit me faire réagir.

Si c’est vraiment l’élément nécessaire pour faire un bon film, alors je pense que cette soirée ferait un film magnifique.

Au moment où Jess et Maybelle traversent le pont pour Terabithia, j’embrasse Lista, conscient qu’il faudrait bien plus pour lui faire comprendre que c’est elle, mon monde merveilleux.

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