Chapitre 26

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J’attends avec impatience l’heure d’aller courir avec Lista. C’est drôle comment, en l’espace de quelques jours, cette habitude m’est devenu si essentielle. Quand ce footing du soir n’a pas lieu, j’ai du mal à m’endormir. Quand il a lieu, je m’endors en pensant à elle. Ce n’est pas bien, je sais. Mais comment arrêter ?

Au fond de moi, je sais que la seule solution serait de couper les ponts avec elle. De ne plus la voir. Ni de l’entendre. Mais elle n’est pas seulement dans le même lycée que moi, elle est aussi ma voisine. Quand bien même j’essaierai de l’éviter, tous mes amis sont les siens. Je la côtoie tout le temps. Il faudrait que je disparaisse de Larmore-baie, mais même avec la fâcheuse habitude de mes parents à déménager tout le temps, ça prendrait des mois.

Il faut que j’arrête de penser à elle, ou du moins seulement en tant qu’amie. Il n’y a que quand je suis avec Alice que cela s’arrête, ce qui me donne la sensation de me servir d’elle.

Je l’attends de nouveau, hors de la vue de sa mère ou de son père s’ils venaient à sortir. Elle me rejoins et on commence nos étirements.

— Quoi de neuf ? Me demande-t-elle en essayant de toucher la pointe de ses pieds.

— Rien de spécial, marmonné-je en détournant le regard.

On commence à courir en direction de la plage. En chemin, je lui demande comment s’est montré son père, ce week-end. Son attitude désagréable semble se calmer.

— Je reste quand même sur mes gardes, avoue-t-elle. Je n’aime pas quand il hausse le ton.

Moi non plus, je n’aime pas qu’il hausse le ton sur elle. J’ai du mal à imaginer le gentil monsieur d’à côté comme un homme brutal, mais ne dit-on pas que l’on ne connaît jamais vraiment ses voisins ?

— Jérémy se moque de moi, quand j’en parle. Papa a toujours l’air parfait et calme quand il vient à la maison. En fait… Il n’y a qu’avec toi que je peux en parler. Toi tu ne moques pas.

— C’est que ton père ne m’aime pas beaucoup.

Lista grimace.

— Ce n’est pas toi qu’il n’aime pas.

— C’est mes mères ?

— Non, dit-elle en s’arrêtant. C’est la façon dont elles vivent.

— La façon dont on vit fait partie de nous, réponds-je en m’arrêtant à deux mètres d’elle.

Elle reste silencieuse. C’est vrai qu’en général, on évite le sujet. C’est pas très glamour de parler de l’homophobie de ses parents. Je sais qu’elle a toujours peur que je prenne mal ses paroles, même si elle ne pense pas comme eux. Je connais bien cette habitude de toujours se sentir obligé de faire attention à ses mots. Dans le monde dans lequel on vit, ça semble être une obligation pour ne pas se faire lyncher.

— Je les ai accompagné à l’église, ce matin, dit-elle.

On commence à marcher. On approche des palmiers qui longent de part et d’autre d’une allée piétonne. Ça me fait penser au surnom que je donnais à son père, la nuit où mes mères et moi on est arrivé. Monsieur Palmier…

— T’aime pas beaucoup ça ? Je demande.

Je suis juste curieux. Je ne crois pas en Dieu. Mes mères ne sont pas croyantes, alors je n’ai jamais eu l’occasion de connaître et de vivre la religion. Je n’ai jamais été à l’église, et je ne suis même pas sûr de bien connaître la différence entre les catholiques, les protestants, les mormons ou les évangélistes. Comment je pourrais croire en un Dieu que je ne connais pas ?

— Si, j’aime bien, dit-elle en touchant du bout des doigts la croix en or qu’elle porte au cou.

Le collier ne la quitte jamais, mais elle a prit l’habitude de la cacher. L’école laïc et tout ça…

— Ça m’aide à réfléchir, parfois. Ça m’apaise de Lui parler.

— J’aimerais bien connaître ça, avoué-je. Pouvoir me confier à quelqu’un en toute confiance.

— Tu y a beaucoup pensé ?

De la curiosité. C’est la première fois qu’on parle aussi ouvertement de religion, et je sens qu’on est aussi curieux l’un de l’autre de savoir ce qu’on a dans la tête.

— Parfois. C’est ce qui me plaît dans la religion. Pas croire qu’une divinité à créé le monde, mais être persuadé qu’elle est là et qu’elle veille sur nous. Si Dieu existe, je crois que je serais rassuré de savoir qu’il veille sur moi.

— Oui, c’est apaisant, parfois, dit-elle. J’ai toujours grandis avec Lui. Quand j’étais gamine, mes amis avaient des journaux intimes. Moi je les regardais et je me demandais à quoi ça leur servait. Moi je priais tous les soirs, comme si Dieu m’écoutait tous les jours parler de mes problèmes de petite fille. J’ai perdu l’habitude, mais pas la certitude qu’Il est présent.

— C’est vraiment cool, dit comme ça.

Elle hausse les sourcils d’un air amusé. On marche un peu en silence, nous rapprochant des rochers. La nuit tombe de plus en plus tôt à mesure que les jours passent. Je jette un regard vers elle, vers ses cheveux balayés par le vent, et sa peau parfaite, un peu rosie par le froid.

— J’ai prié pour savoir quoi faire, ce matin, dit-elle finalement.

— À propos de quoi ?

— De Jérémy.

Je déglutis, sans savoir quoi répondre. Elle me prend de court. Elle me lance un regard en coin, une moue désappointée sur les lèvres.

— Je lui ai dis que je lui pardonnais son comportement, à sa fête, mais je n’arrive pas à m’enlever ses paroles de la tête.

Je reste silencieux. Je pensais que c’était derrière nous, qu’elle n’y pensait plus. Oui, je croyais moi aussi qu’elle lui avait pardonné. La voir aller à la rencontre de Déborah m’avait réconforté dans cette idée.

— Toutes les rumeurs, et la façon dont il m’a regardé. Tu as vu dans quel état j’étais…

Oui. J’ai eu envie de me jeter sur Jérémy dès que j’ai compris qu’il lui avait fait du mal, ne serait-ce que par des mots. Les mots sont souvent le pire fléau.

— D’habitude je sais quoi faire, mais là je me sens perdu, achève-t-elle.

— Ça t’a aidé ? De Lui en parler ?

— Non. Je suis encore plus perdue depuis. J’ai remué ça toute la journée. C’est comme si les choses avaient changé autour de moi depuis que tu es arrivé.

J’arrête d’avancer, et la regarde d’un air paumé. Je me rends compte que mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine quand cela commence à être douloureux.

— À cause de moi ?

— Ne le prend pas mal, dit-elle précipitamment. C’est juste que… J’ai jamais eu d’ami comme toi. J’ai presque tout de suite su que je pouvais te faire confiance, et tu as toujours été de bons conseils. Tu ne me juges pas, sauf le jour où…

Elle fait une moue, mais j’ai compris. Le jour où j’ai cru qu’elle méprisait mes mères comme les méprisent son père et sa mère.

— C’était une erreur. Je préfère attendre les explications, maintenant.

— Et c’est pour ça que tu agis toujours comme il faut, dit-elle doucement. Les autres réagissent au quart de tour, toi tu attends et tu essaies d’en parler. Tu comprends. Et ça me fait peur.

— Ça te fait peur ?

Je comprends de moins en moins ce qu’elle veut dire. Je suis tenté de l’interrompre, et de lui conseiller de réfléchir, de ne pas dire les mots trop vite. Mais en observant son visage, les émotions qui animent ses traits, j’ai la brusque sensation qu’elle y a réfléchi toute la journée, si ce n’est plus longtemps.

— Je crois que…

Elle se mord la lèvre. Tout à coup, je ressens toute notre proximité. On est trop proche, nos mains se frôlent presque, et elle lève le menton pour me regarder dans les yeux. Lentement, elle approche ses lèvres et dépose un baiser doux, et fugace, sur ma joue. Un second, un peu plus long, à la commissure de mes lèvres, qui provoque une série de frisson sous ma peau.

J’ai envie de lui dire d’arrêter. De ne rien faire qu’elle puisse regretter.

Mais au final, c’est moi qui l’embrasse.

Au moment où nos lèvres se touchent, je sens la chaleur envahir mon corps. Je sens le goût de sa bouche, sucré, la douceur de sa langue qui caresse la mienne. Je glisse une main sur son cou, sa peau froide, qui tressaille à mon contact, me fait fléchir. La pression de ma bouche sur la sienne perd de sa mesure, le besoin se fait plus pressant.

Je la sens reprendre sa respiration, et moi-même j’en perds mon souffle. Nos nez se frôlent, nos doigts se perdent. C’est comme tomber de très haut sur un nuage. Important, essentiel. Il n’y a pas meilleur sensation.

J’entre-ouvre doucement les yeux, et mon regard plonge dans le sien, qui brille de larmes de froid. Alors que nos lèvres se séparent, j’effleure sa joue des doigts, caresse sa pommette rouge du pouce. Son sourire se fane à mesure que dans ses yeux, la lumière brille.

— J’en ai envie depuis longtemps, murmure-t-elle.

— J’en rêve depuis longtemps.

Mon aveu à l’air d’une libération. Pourtant aucun de nous ne sourit. On échange pas de mot, mais on a conscience de ce qui se passe. On a conscience que ce baiser n’efface pas Jérémy. Il n’efface pas Alice. Pas plus qu’il ne règle les problèmes entre ses parents et les miens. On sait tous les deux que cet instant magique n’est pas fait pour durer, alors on profite du temps qu’on a.

— Je crois que ce n’est plus possible de passer à autre chose, finis-je par dire.

Je remets de la distance entre nos corps, récupère mes mains, et regarde nos respirations qui forment une brume blanche au contact de l’air.

— On devrait rentrer, dit-elle.

Les yeux baissés vers le sol, elle commence à marcher en sens inverse. Je la suis, le regard passant des palmiers à la plage, du sable à la mer, et de l’eau au ciel. Je ne la regarde pas, car aussitôt que mes yeux se posent sur elle, je sens le désir cuisant de me rapprocher, de l’embrasser de nouveau. Un plaisir qui m’est interdit.

On le sait bien tous les deux. À partir de maintenant, les choses vont être beaucoup plus compliquées. Notre silence ne fait que confirmer la position désagréable dans laquelle on va être dès demain matin, lorsque nous allons monter dans la voiture.

Mais ce soir, il s’agit juste d’en profiter.

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