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Dans les coulisses régnait une atmosphère agitée. On allait ici et là, portant des costumes étouffés dans du plastique tandis que certains rangeaient les boîtes de maquillage qui habillaient les tables dépliantes, et que d'autres encore bavardaient avec un grondement sourd, tout en enroulant des cordes et des pièces de tissus oblongues qui devaient ensuite rejoindre les cartons de déménagement. Tout portait à croire que la troupe s'apprêtait à partir avec une hâte jusqu'ici sans égale.

Au milieu des boyaux de carton où se ruait la ménagerie, Fabric était à ce moment un peu perdu. Il harponnait à coups d'Ajawski ! chaque membre du théâtre, en espérant qu'on l'amène auprès de l'étoile russe qui, ce soir, était vraisemblablement tombée, mais nul ne semblait l'écouter ni même lui prêter attention, lorsqu'un petit homme couvert de plumes bigarées, et dont le cou était pressé d'une écharpe en soie verte et mauve, se rua sur lui, et avec la plus grande panique, lui jeta dans les mains une boîte d'onguent à la tomate, répétant :

— Pome-pome Ajawski, pome-pome Ajaswki !

Fabric fit volte-face, et alla directement pome-pomer Ajawski. Mais, se rendant compte qu'il ne savait ni où trouver le danseur, ni en quoi consistait le fait de pome-pomer l'artiste, il se retourna et héla dans la cohue le petit homme en plumes. Celui-ci ne l'entendit point, et continua de donner des ordres à tout ce qui bougeait, remuant par là même son écharpe qui ressemblait à un paon battant des ailes dans une basse-cour.

Soudain, un cri qui semblait venu tout droit de l'Enfer déchira les murs en carton et mit tout le monde en émoi : une petite troupe éplorée s'empressa immédiatement de s'engouffrer au coin du couloir, et Fabric, saisissant l'occasion, attacha sur elle son regard embué de sueur, écartant de ses bras fébriles les hommes et les femmes qui bloquaient sa route, stupéfaits comme des statues de sel.

Chemin faisant, cahin-caha, il s'enfonça dans la pièce à demi-éclairée où s'était introduite la troupe. Au centre se trouvait une ottomane en velours miroitant, enrobée de couvertures à pois (des grands et des petits) et garnie de coussins essoufflés qui glissaient sous la main recherchant la douceur. Une lampe de sol, élégamment courbée, se donnait des airs de petit soleil réconfortant, et une collection de bouteilles vides, qui jonchait la moquette en carton, canalisait la lumière liquide en une explosion de reflets rouges et pourpres. Sur les murs, presque invisibles, se détachaient avec mystère des motifs orientaux de toutes sortes, comme autant de portes voilées sur l'Est qui apportaient à la pièce sa touche finale, son coup de pinceau maître avant le grand vernissage.

Fabric, plus ébaubi que jamais, ouvrit une bouche carrément grande, tandis que de petits cris de douleur se faisaient entendre dans la pénombre.

La troupe de suivants pénétra dans l'ombre et en ressortit un homme frêle mais non dépourvu de forces, quoiqu'en ce moment il semblât tout près de rompre. Sa peau était d'une pâleur vivifiante, et un doux parfum de vanille semblait émaner de ses paumes suintantes et crispées, accrochées aux épaules de ses aides. L'homme était à demi-nu. Sa respiration pénible déformait son torse tonique où se formaient, comme des vaguelettes, ses côtes serpentines, pour disparaître ensuite dans le remou d'une fine couche de graisse. Enfin, ses yeux pers et gris-bleus roulaient dans les airs sous l'influence d'une douleur extatique et sa bouche, mince et froide comme une fermeture éclair, moussait une salive abondante.

On installa Ajawski sur l'ottomane, tout doucement. Le danseur continuait de pousser de petits gémissements. Une femme, qui était au nombre des suivantes, pressa une main inquiète sur le front du blessé.

— Tant de fièvre, dit-elle sans voix, tant de fièvre ! Pourquoi vous êtes-vous relevé ?

Et Ajawski répondit, autant que sa douleur le lui permit :

— J'avais froid... si froid...

Des suivants s'en retournèrent dans la pénombre de la pièce, et en rapportèrent des couvertures qu'on affaissa sur celles que l'on ne cessait d'aplatir sur le corps ruisselant. Le tout formait comme un mille-feuille farci de sudation crémeuse.

Fabric s'approcha alors. Il lui semblait que l'air était ivre d'une substance inconnue. Il blêmit, aspirant avec parcimonie le suc de cette atmosphère étrange et gouleyante. Cela avait une saveur d'eau moite, de liquide assoiffé.

Une suivante le remarqua, tandis qu'il avait pénétré dans la lumière rouge et pourpre de la lampe de sol. Ajawski était tombé dans un sommeil délirant.

— Pome-pome Ajawski, murmura Fabric.

Et la suivante posa ses yeux sur la boîte d'onguent à la tomate. Elle sembla éprouver un grand soulagement.

— Pome-pome Ajawski ! glapit-elle.

Elle prit Fabric par le bras et lui indiqua la surface à pome-pomer. Cela s'étendait de la poitrine à l'abdomen du danseur. Puis, voyant que le pome-pomeur ignorait tout du pome-pomage, elle ouvrit la boîte d'onguent et, après s'être saisie de sa main, la plongea à l'intérieur. Les doigts en ressortirent couverts d'une cendre pâteuse, et une forte odeur de tomate imprégna le carton de la pièce. La suivante, serrant toujours la main de Fabric, la passa sur le torse d'Ajawski ; succinctement, elle martelait de petits coups la peau diaphane et richement blanche du danseur.

Fabric comprit très vite le geste, et bientôt il se mit à pome-pomer tout seul Ajawski. L'étoile russe, sortant momentanément de son délire, posa ses yeux gris-bleus sur l'homme qui la soignait, et avec un sourire dévoilant toutes ses dents d'une blancheur de lait, gloussa faiblement, d'un air amusé :

— Vous entendez... Cela fait pome-pome...

Et Fabric continua de marteler paisiblement la poitrine d'Ajawski, au son doux et répété des pome-pome qui vinrent emplir la pièce d'un nouveau calme.

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