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Le sifflet de l'arbitre retentit sur le gazon, vêtu d'un vert enrobé de la douceur printanière. Les joueurs s'agitent. Ils dévorent l'air frais qui, depuis le début du match, gambade à côté d'eux et suit le ballon de rugby. Il n'y a personne dans les tribunes. Ce n'est qu'un entraînement.

Dans la sueur de l'effort, un soleil qui joue à cache-cache vient de temps en temps lancer ses épées ardentes sur le visage humide de Daniel. John lui demande s'il va bien. Il semble particulièrement essoufflé.

« Ça va, répond Daniel. Merci, Lenny. »

John a gardé ses lunettes. Il ne joue pas au rugby, mais arbitre l'entraînement, histoire de faire connaître aux joueurs les fautes à ne pas faire. John n'aime pas la violence inutile. Il veut que les rugbymen soient fair-play. Quand John est là, pas d'affrontements. Juste du bon vieux sport.

Une fois que tout le monde est épuisé, on range le matériel d'entraînement, on dévêtit son torse et on rigole à grands coups de tapes sur l'épaule. Un bruit répétitif de peau qui claque résonne comme des cloches sur le terrain. Peu après, dans les vestiaires, on se change. Dans les douches, on se lave. Enfin, dans l'entrée du complexe sportif, on dit « au revoir » et rentre chez soi.

John rattrape Daniel alors qu'il s'apprête à entrer dans sa voiture. Il dégage les cheveux de son front.

« Je voulais te voir un peu après l’entraînement, dit-il.

— Je dois vraiment partir, dit Daniel. Désolé, Lenny.

— C’est très dur pour moi, tu sais. Être seul. Je n’ai plus que ma voix pour chanter.

— Je comprends… mais c’est ainsi. On ne choisit pas sa mort. Au moins, tu n’es pas le seul à t’être fait tirer dessus. Regarde Marie, par exemple.

— Marie préfère se plaindre de l’injustice de sa mort plutôt que de traîner avec moi. J’aurais aimé te parler, c’est tout. »

Daniel active le contact et allume le moteur. Il met les gaz, l'engin vrombit et hurle un long non dans les oreilles de John. Tant pis. Il retourne vers le complexe, prend ses affaires et envisage une fois de plus à passer sa soirée tout seul.

« Monsieur… ? »

John se retourne. La voix vient de son dos. C'est un homme au teint rosé qui lui parle.

« Vous connaissez un certain Daniel, par hasard ? »

John acquiesce. Il lui répond que celui-ci vient de partir, mais qu'il peut lui donner son adresse. Quoi que veuille lui faire cet homme, il s'en fiche. De toute manière, Daniel ne lui semble même plus exister pour lui. L'interlocuteur le remercie et part dans la direction que John lui a indiquée.

Ça sonne. Daniel, enfoncé dans sa chaise de bureau, s'en extirpe difficilement. Il veut juste être tranquille. En ouvrant la porte d'entrée, la surprise est de taille.

« Vous ? Hirsute ? Le rougeâtre ? Chez moi ?

— Et alors ? Vous êtes mort. Moi aussi d’ailleurs, sauf que c’était prévu.

— Pourquoi êtes-vous là ? C’est trop demandé d’avoir la paix quand on meurt ?

— La paix, je viens la chercher pour Francis. Douze heures, douze heures qu’il souffre d’être encore en vie. Tout ce qu’il demande, c’est de pouvoir retourner en Ailleurs. Tout ce qu’il demande, c’est de mourir.

— Et il ne pouvait pas venir lui-même ?

— Mais non. Je vous ai dit qu’il ne peut pas mourir.

— Mais je l’ai vu… j’ai senti son cœur immobile.

— Il m’a raconté. Son corps est mort, mais son âme a résisté. Il est devenu un espèce de fantôme immortel.

— Et qu’est-ce que j’y peux, moi ?

— Vous n’auriez pas dû le sauver. L’accident de la Ford grise aurait dû le tuer. Vous lui avez volé son paradis.

— J’étais médecin. Mon métier était de préserver la vie, pas de la détruire.

— Dit l’homme qui charcute ses patients.

— J'ai toujours su m'imposer des limites ! Mes expérimentations ne regardent que moi. Je n'ai jamais rien fait qui puisse induire la mort d'un homme ! J'avais enfin gagné assez d'argent pour ne plus travailler... Ne plus voir, chaque jour, des nez qui coulent et des moignons qui saignent. Moi aussi, je voulais être libre ! Pourtant, un inconnu m'a abattu. Par jalousie, surement. Maintenant, qui sait où sont partis les trois-cent millions ?

« Je suis prisonnier de la mort, Francis, lui, de la vie. J'aurais aimé que nos rôles soient inversés, mais je commence à me plaire ici : je joue au rugby, je parle avec mes camarades tués par balle, je m'amuse. Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de revivre. De toute manière, c'est impossible. Quand on est mort, on est mort. Point final. Je suis un tolard heureux, maintenant. Laissez-moi. »

Hirsute est dans l'impasse. Que faire ? Comment donner la mort à Francis, si Daniel refuse de partir de son paradis ?

À cet instant, mieux vaut ne plus réfléchir, quitte à faire quelque chose d'idiot. Hirsute empoigne Daniel, l'étale sur le sol et lui arrache le cou. Pas de sang. Juste la tête de Daniel, devenue inerte, qui roule et finit par se cogner contre une poubelle.

Hirsute prend quelques minutes pour réfléchir un peu aux conséquences de son acte. Il vient de tuer un mort. Il ne savait même pas que c'était possible. Où est Daniel, maintenant ? Dans l'au-delà d'un au-delà ? Un éclair blanc vient rompre ses réflexions. Le voile d'un lit d'hôpital danse devant ses paupières. Il est revenu d'entre les morts dans l'heure la plus confuse de son existence funèbre. Peu à peu, les formes se dessinent avec clarté. Le visage d'un homme ridé esquisse un immense sourire à la vue du réveil d'Hirsute.

Hirsute le reconnait tout de suite. C'est Francis, tout en chair et en os, plus vivant que jamais.

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