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Francis ne sait plus comment calmer ses élèves. Il a beau jeter sur eux toutes les menaces qui puissent faire pâlir un écolier, non, rien n’y fait, ils sont intenables. Ils crient, ils papotent, ils lancent des boulettes de papier — le mieux, c’est quand elles cognent la tête du professeur désemparé. Il est sur le point de lâcher quelques larmes, quelques toutes petites larmes que personne ne verrait.

Trop tard. Un des pires élèves l’a vu pleurer un peu. C’en est fait de sa réputation. Désormais, on l’appellera « le chialeur », parce qu’il n’a pas su tenir tête à une poignée d’enfants surexcités. C’en est trop, il quitte la classe sans mot dire, claque la porte, laisse les enfants à leur sort. Juste après avoir passé le pas de la porte, il colle son oreille contre le hublot juste au-dessus de la poignée, pour entendre ce qui se passe.

Rien. Les élèves n’ont même pas remarqué son absence. Ils continuent leurs chamailleries sans se soucier de leur professeur, de leur mentor, de leur présumé bienfaiteur. Francis marche dépité dans le couloir. Il est quatorze heures vingt, tous les autres cours se déroulent normalement. Il entend les voix des autres profs captiver des élèves tout ouïe, les yeux pendus à chaque fait et geste de leur modèle d’histoire, de géographie ou de français.

La musique, cela n’intéresse plus personne, se dit Francis. À quoi bon enseigner à des élèves qui ne savent qu’accuser le professeur de racisme quand il tente de définir une noire et une blanche ? À quoi bon distribuer des feuilles de paroles pour qu’elles se retrouvent toutes griffonnées et toutes déchirées ? À quoi bon ? À quoi bon ?

Francis n’a de cesse de se le répéter. Il pénètre dans le hall du collège, passe la porte en bois, celle en verre puis celle en grillage. Il est dehors, loin de ces zouaves qui le poussaient à bout il y a à peine quelques minutes. Il n’a même pas pris sa mallette : son sort est entre les mains des élèves. Il pense à tout ce qui pourrait être compromettant dedans… mais il ne trouve rien qui puisse le ridiculiser plus que cette toute petite larme qu’il lâchait il y a peu. Sa réputation est détruite. Ni les autres professeurs, ni le principal, ni les techniciens, ni les secrétaires, ni les parents, ni les cantiniers, ni les surveillants, ni les conseillers, ni les documentalistes ne pourront se retenir de rire s’ils le voient passer dans un couloir. Francis imagine déjà les gloussements, et il en a la chair de poule.

Il marche à petits pas vers la route, puis se laisse rouler dessus par une grosse Ford grise.

Il ne s’est jamais senti aussi bien de sa vie. Tout s’arrête, il n’a même pas senti la douleur. Un minuscule picotement, tout au plus. Maintenant, tout est couvert de blancheur, il a l’impression d’être dans un rêve éveillé. Tout s’arrête.

Mais rien ne se passe. Il reste debout dans un néant qui devient de plus en plus angoissant pour lui. C’est tout ? C’est cela mourir ? se dit-il en contemplant le vaste vide qui se présente à lui. Il piétine le sol neigeux. Ses chaussures font un son mat quand elles le touchent. Aucun mur, aucune limite, mais rien à faire.

Francis s’assoit et décide d’attendre.

Peut-être viendra-t-on le chercher dans quelques instants, et l’accueillir dans un repos éternel ? Ou alors brûlera-t-il en Enfer, avec de vilains élèves qui lui cracheront dessus. Il se répète l’alternative, préférant un paradis bien mérité après tant de souffrance plutôt qu’un nouvel enfer.

Le sommeil le gagne. Il ne tient plus. Il s’allonge. Bizarrement, le sol est ce qu’il a connu de plus confortable au monde. Il a l’impression de s’enfoncer dans des méandres glacières, tout en ayant bien chaud. Si la mort c’est s’étendre sur un tel matelas, alors pourquoi pas ?

Francis se dit qu’il a eu raison de laisser la grosse Ford l’écrabouiller. Tous les autres ont peur de la mort, alors qu’ils ne savent même pas ce que c’est. Maintenant, lui, le sait. Il se promet de garder ce secret à tout jamais tandis qu’il plonge peu à peu dans un sommeil immaculé.

Pas de rêves, mais un long son comme un râle berce ses oreilles. C’est si grave, si profond, si remuant qu’il espère qu’il l’accompagnera toujours dans son séjour funèbre. Peu à peu, des images se dessinent. Il aperçoit un homme avec un drôle de tissu sur la tête qui lui fourre les mains dans son estomac. Des lumières aveuglantes l’empêchent de voir plus. Il panique, il pense qu’il est arrivé en Enfer.

On s’écarte ! s’exclame tout à coup l’homme en pressant deux espèces de fers à repasser contre son torse. Francis ressent une forte brûlure, et une étrange odeur de grillé chatouille ses narines.

Soudain, ses yeux s’ouvrent. Au-dessus de lui, un ventilateur brasse de l’air sans bruit. De petits bips répétitifs dressent ses oreilles. Hôpital. On l’a sorti du néant. Dommage, pense-t-il en soufflant jusqu’au plafond.

Il n’y a personne. L’homme au tissu est parti. Il n’y a que Francis dans sa chambre et le ventilo. Il tente en vain une discussion avec son nouvel ami. Il se rend compte qu’un ventilateur est plutôt taciturne. Il se contente d’écouter le silence des pales qui remuent inutilement le peu d’air de sa chambre.

Quelques pas dans le couloir, on entre, on tripote une perfusion, on repart. Francis aimerait revoir l’homme au tissu ridicule pour lui demander de le ramener dans le néant. C’était mieux tout simplement. Là, il se sent terriblement seul. C’est quand on voit une pièce vide que la solitude nous frappe le plus. Dans son séjour funèbre, il n’y avait rien à voir. Il n’y avait rien à regretter. Il n’y avait que lui, et il ne manquait personne d’autre ? Mon monde personnel, finit par l’appeler Francis. Pourquoi l’en a-t-on sorti ? Il y était si bien…

D’autres pas dans le couloir. On entre, on tapote à l’écran d’un oscilloscope, on repart. Francis tente sa chance et hèle. On est interpellé et on s’approche du malade qui demande à voir le médecin qui lui a grillé la toison de son torse. On répond qu’il viendra sous peu, parce qu’il s’occupe d’un drôle de bonhomme rouge pour le moment.

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