44

4 minutes de lecture

– Voilà, là, tranquille, allonge-toi sur l’herbe.


Ivana, docile, blessée, obéit sans résistance et se retrouva couchée, là, le dos au sol, le bras gauche tendu dans un sens et la tête, pour ne pas voir sa main mutilée, tournée dans l'autre.


– Maintenant, il s’agit de déplier les doigts, essaie de les écarter au maximum.

– Ils… ils le sont… hein ? s'affola Ivana d'une voix toute chevrotante.

– Pas tout à fait, sœurette, la rassura gentiment Éléna, tout en pensant un méchant : « Tu te fous de ma gueule, hein ?! Tu le sens bien, hein ? Que tu as le poing tout contracté ! Espèce de… douillette. » Pas tout à fait, mais presque, tu es encore un peu crispée, ma pauvre, sut-elle finalement mettre les formes.


De son côté, Ivan peinait à trouver la providentielle trousse de secours. Un sac était entièrement vidé au sol tandis qu'un autre subissait déjà le même sort.

Constat que, prête à perdre patience, Éléna eut du mal à laisser passer :

– Ivan ! Tu te magnes ?!

– Oui, oui, j’arrive, j’arrive… c’est que… ah, voilà ! Voilà ! Je l’ai !

– Tu attends une médaille ?!

– Je… ne vais pas prendre la peine de te répondre.

– Tant mieux.

– Bien que mon action ne soit pas à sous-estimer, rétorqua-t-il quand même, tout en accourant, le Saint Graal en main, vers sa bien-aimée.


Vite arrivé à sa hauteur, il se laissa choir sur les genoux :

– Tu seras sortie d’affaire dans une seconde, chérie. En deux temps, trois mouvements, je vais te réparer. Tu seras comme neuve.

– Les femmes ne sont pas des machines ! La tienne ne fait pas exception.

– Frankenstein n’aura qu’à bien se tenir, je vais te ressusciter cette main en deux temps trois mouvements.

– Frankenstein, vraiment ? Es-tu sûr de ta comparaison ?

– Je… peut-être pas. C’est juste que…

– Oui, stop, peu importe, déballe la trousse, le coupa Éléna avant qu’il ne parte dans une conversation interminable, alambiquée, tout juste compréhensible de ceux qui peuvent pratiquer sa créative et tortueuse façon de penser.

– Oui, je… je l’ouvre...

– Juste la trousse !


Mais alors qu’Ivan déballait le matériel nécessaire, il trouva important de préciser un petit truc. Histoire que tout soit clair pour tout le monde :

– Mais, pour que tout soit clair pour tout le monde.

– Mais ? Clair de quoi ? s’enquit prudemment Éléna, tout en se maudissant intérieurement : « Mais putain de putain, jamais il ne finira ses satanées phrases ?! Jamais ?! Faut à chaque fois, sans arrêt et toujours, qu’il lance des trucs brumeux, puis que je me questionne sur ses insensées intentions et que je ne puisse m’empêcher de toujours, toujours et sans arrêt, le relancer ! Pourquoi, toujours, toujours, toujours, est-ce que je tombe dans ce grossier piège ?! Et de surplus j'y saute à pieds joints ! Il le sait, il n'attend que ça… Et moi, je mords, sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt, à l'hameçon… Putain d'hameçon, putain de piège. Putain d’Ivan ! Quelle conne je suis. »

– Quoi ? s’inquiéta de son côté Ivana, redoutant en boucle « Quoi ? Quoi ? QUOI ? QUOI ?! QUOI ?!! », s’imaginant déjà le manque de pansements, de désinfectant, de morphine, et de tout cela à la fois !

– Je… que ce soit bien clair.

– Oui ! Oui ! Pour tout le monde ! Nous avons compris ! Mais nous ne sommes que nous trois ! Vas-y accouche !

– Je vais m’occuper de ma femme, Éléna, claqua-t-il tout en douceur mais d’un ton n’appelant aucune contradiction.

– Tu… certainement pas. Je m’occupe de ma sœur, riposta-t-elle tout aussi platement.

– Non, je ne crois pas, Éléna.

– Si, sûre que si, Ivan.


Tout deux s'engagèrent alors dans une rugueuse bataille de regards, à coups d’yeux plissés, bridés, de sourcils froncés, de paupières grandes ouvertes, de sourcils arque-boutés, de pupilles étrécies.

Éléna fut la première à craquer :

– En quel honneur ?

– Je suis son mari.

– Je suis sa sœur.

– Pour le meilleur et pour le pire !

– Par les liens sacrés du sang !

– Elle m’a choisi.

– Dieu nous a fait sœurs.


Match nul. Deuxième mauvaise bataille de regards, cette fois-ci le nez s’en mêla, plissé à son tour, retroussé, tordu, narines dilatées, penchant à gauche, à droite, prêt à s’extirper du visage.

Ce fut au tour d’Ivan de flancher :

– J’ai un doctorat.

– La bonne blague, en archéologie !

– As-tu mieux ? Madame la rate de bibliothèques !

– Un doctorat, gratte poussière.

– Je me gausse, en histoire de l’art !

– Suffit ! Aucun de vous n’est vraiment médecin, s’impatienta Ivana.

– Laisse-nous en débattre, la géologue.

– Tu n’es qu’une Master, laisse les sachants décider.


Un las et profond soupir, retentissant comme le son d'un drapeau blanc amplement agité en tous sens et soumis au vent, mit fin à la seconde manche.

Pas de gagnant, pas de perdant.

Troisième bataille, regards machiavéliques, nez déformés, puis voilà que les bouches se mobilisent : lèvres retroussées, pointées, en bec de lièvre, en cul de poule, dents apparentes, mordantes, grinçantes, rictus en coin, dans l’autre coin, grimaces à gogo… tout cela avec un peu de bave.

Éléna et Ivan fusionnèrent, s’emportèrent à l’unisson :

– Je suis !

– Tu, oh oh, es !

– On, non, on non !

– Nous sommes que oui !

– Vous êtes… pfff.

– Elles sont siiii !


« Ils… Mais ils sont devenus fous, ma parole ?!

Toujours été ?

Moi qui me pensais folle, dingue, à lier.

Corbeaux, seuls sensés. »


Stop, les non-dits restèrent non dits. Ajournement, trêve. Paix ?

Les visages redevinrent humains, paisibles, inexpressifs ; les souffles contrôlés et les respirations lentes, toute en attente.

Visage livide, blanc, expression du malaise à venir ; respiration hachée, saccadée, l’enjeu de la guerre, Ivana, de tout son malheur, leur rappela sa peine :

– J’ai mal, vraiment, ça me lance, terriblement, je crois que je vais m’évanouir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Grunni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0