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Juste après la question de principe d’Éléna, tout se déroula très rapidement.

Ivana, alors que ses yeux étincelaient déjà d’une intention malsaine, afficha un large sourire. Elle tendit le bras gauche au-dessus de la pierre gravée et, de sa main droite, elle obliqua la lame du couteau prête à se trancher les veines.

Prête à se trancher les veines, c’est ce que supposa Ivan. Ivan qui tilta, vrilla, nagea en pleine confusion à partir du moment où il vit, et surtout où il crut donc comprendre, ce que sa bien-aimée avait en tête.

Mais bien la connaître ne suffit pas, la lecture des pensées de sa dulcinée demandait encore bien des ajustements et quelques nombreux perfectionnements.

En effet, Ivana avait à l’esprit toute autre chose que la réelle réalité affichée. Jamais, non jamais, jamais, elle n’avait même une seule seconde pensé à s’attaquer la veine. Tendre le bras bien droit, lever haut le couteau, bien l’exposer, incliner exagérément la lame, tout ce tralala n’était bien entendu que théâtre et mise en scène. Une imposture pour un public crédule ; bien naïf.

S’attaquer la veine, quelle torture, quelle souffrance, quel acte barbare. Non, sûrement pas s’attaquer la veine, jamais !

Zut, un mélodrame peut-être trop bien exécuté, car Ivan, en bon spectateur candide, y adhéra… plus que prévu. À en perdre subitement et irrémédiablement pour un temps toute sa lucidité. Tellement, qu’il s’élança.

Pour lui, il se précipita ; pour lui toujours, Flash n’avait qu’à bien se tenir ; mieux : Flash, devant son accélération tonitruante, pouvait bien aller se rhabiller !

Ce n’était là que son point de vue, aux yeux d’Éléna se fut plus poussif : les appuis se dérobèrent, à la manière d’un héros cartoonesque patinant sur place, les bras crawlèrent, lui donnant en l’absence d’eau un aspect quelque peu grotesque, et enfin quand il réussit à décoller, pas comme Ariane, ou si, comme Ariane dans ses mauvais jours, c’était l’assurance assurée d’un atterrissage détonant. Explosif, commenteraient les journalistes.

Dit simplement : Ivan s’arracha du sol bien trop tard, Éléna le sut aussitôt, c’était pour elle d’une évidente évidence. Ou évidence évidente… Bref, rien de bon n’allait ressortir de tout ça.

Ivan espéra tout du long, il y croyait dur comme fer, l’empêcher de commettre une réelle connerie, oui ! Un doute ? Jamais, non jamais, jamais, pas même une seule seconde.

Éléna releva l’effort, mais désespéra à l’avance… Sa sœur, si elle survivait, minauderait pendant des mois en se remémorant cet élan, plutôt cette intention, chevaleresque. Gnangnan à en pleurer d’effroi.

Ivana, concentrée sur sa main y apposa la lame, tâcha de ne pas flancher mais manqua en toute fin de compte d’un brin de courage.

Alors qu’elle se voyait déjà trancher à vif dans la chair, se couper toute la paume à l’image des films dans lesquels des serments sont tenus par le sang, elle eut… un poil les pétoches d’endurer une douleur atroce. Bon, à raison.

Alors oui, « ridicule, se convainquit-elle, ridicule, il n’y a bien qu’au cinéma qu’on voit ça. » Ceci dit, pensé, admit comme une certaine certitude, elle opta pour une toute autre option ! Et pas moins inefficace ! Un peu moins grandiloquente certes, mais scientifiquement toute aussi valide : plutôt que la lame sur la largeur de la paume, elle pointa le couteau sur le bout de son index.

Une goutte suffirait bien, pas besoin de litres et de litres et de litres, un tout petit peu d’hémoglobine et le tour serait joué. « Bien, se convainquit-elle, bien mieux, après tout, nous sommes dans la vraie véritable vie. »

Un soupir, une inspiration, une grande inspiration, à n’en plus finir, les poumons prêts à exploser, puis les yeux, par réflexes primaires, qui se demi-fermèrent, allez, allez, un peu de courage et…

Et pendant ce temps-là, focalisée, le regard braqué sur sa main, sur le bout de son doigt, prête à atrocement en pâtir – quand même –, gorgée d’adrénaline, l’effet tunnel se manifestant, elle ne vit pas arriver droit vers elle, droit sur elle, son cher et tendre transformé pour l’occasion en un prince charmant venu secourir sa demoiselle en détresse.

Dit simplement : Ivana ne vit pas venir Ivan. Qui pour rappel, va détonner, Éléna sait.

Les cinq mètres quatre-vingt-trois les séparant furent les cinq mètres les plus longs à parcourir dans la courte vie de sprinteur d’Ivan. Car oui, il lui manqua très exactement quatre-vingt-trois centimètres pour qu’il réussisse l’exploit de sauver Ivana. Dommage, quatre-vingt-trois centimètres ce n’est vraiment pas grand chose. Quatre-vingt-trois centimètres qui, au final, épatèrent Éléna ; si si, en toute honnêteté, elle pensait qu’il échouerait plus loin du but. Chapeau l’artiste, belle perf, pas suffisant mais jolie prouesse insoupçonnée.

Oui, il a néanmoins toujours été clair pour Éléna qu’il échouerait. Lamentablement ; ça ne fut donc pas autant le cas. Mais la finalité, puisqu’il n’y a toujours qu’une finalité, puisqu’on en retient toujours que la finalité, c’est que le sprint d’Ivan fut vain. Et Éléna l’avait deviné depuis le début. Chapeau l’artiste, voilà un bien bel échec, un fiasco, une course folle pour pas grand-chose.

Jusqu’à ce que… la fameuse détonation.

Jusqu’à ce qu’Ivan ne se prenne non plus pour un sprinteur, mais pour un décathlonien maîtrisant aussi l’art parfait du saut en longueur. Sa jambe droite se déplia, s’élança, se tendit pour attirer, étirer, tout le reste de son corps vers l’avant.

Corps qui suivit, corps qui se propulsa, qui prit de la vitesse avec un mouvement amplifié à l’aide des bras… projetés vers l’avant.

Puis la jambe gauche voulut, poussée par l’élan, pour donner de la vitesse, pour éjecter ce corps plus encore vers l’avant, dépasser la jambe droite. Cette jambe gauche voulut. Mais à force d’avant et à force de vers l’avant, elle dut bien se rendre à l’évidence : quatre-vingt-trois centimètres, ne sont que quatre-vingt-trois centimètres.

En quatre-vingt-trois centimètres, cette jambe, et ce corps dans son ensemble, Ivan donc, dut admettre que, faute d’une suffisante distance, il est impossible de se mettre en action pour un saut parfait.

En quatre-vingt-trois centimètres, une seule possibilité, avec tant d’élan et de vitesse, tant d’en avant : un choc frontal détonnant !

Ivana ne vit rien arriver. Mais sentit, ressentit, subit.

Ivan en plein élan la percuta violemment. Ses poumons emplis d’air se vidèrent en une fraction de seconde, la laissant le souffle coupé. Ses yeux demi-fermés s’ouvrirent en grand, en tellement grand qu’ils parurent sortir de leur orbite. Ses os craquèrent d’un son sec, glaçant, laissant craindre, si ce n’est de multiples fractures, au moins de bonnes séances de kiné à venir. Sa tête bringuebala d’une façon telle que Regan McNeil dans « L’exorciste » n’avait qu’à bien se tenir ; mieux : Regan McNeil, devant son bringuebalement tonitruant, pouvait bien aller se rhabiller !

Le reste du corps d’Ivana fut un mélange de gymnastique non rythmique, d’un zeste d’acrobaties périlleuses ratées, d’une pointe abstraite de contorsions anti-gravitationnelles et d’un général chaos ambiant à la sonorité glauque. Saupoudré tout cela de quelques effets spéciaux sans effets et le rendu aura donc bien tenu toutes ses promesses de grandiloquence détonante !

Ivan n’anticipa pas le choc. Mais réalisa, comprit, saisit.

Ivana statique l’accueillit brutalement. Sa jambe droite se replia, se recourba, se rabougrit lorsqu’elle croisa le poteau Ivana. Le reste du corps suivit, s’emboutit, s’encastra, s’incrusta, se mêla, s’amalgama, fusionna ! Les airbags naturels encaissèrent à merveille le choc. Autant dire que l’accident nécessiterait immanquablement une désincarcération douloureuse.

À l’image du temps, les corps froissés, ainsi enchevêtrés, s’arrêtèrent nets.

Éléna, qui n’en avait pas perdu une miette, mima les carpes en ouvrant grand la bouche d’effarement et en la refermant et en la rouvrant grand de stupeur et en la rerefermant et en la rerouvrant grand de « wahou ! » et en la rererefermant pour au final la garder ouverte, prête à gober les mouches, en l’occurrence même un corbeau, incapable de bouger et d’agir. Bref, hormis sa bouche en mouvement, elle aussi s’arrêta net.

La formule magique qui redonna vie à l’ensemble fut un simple "aïe" légèrement prononcé : Aïe !

Piètre formule magique qui nécessita, les voix impénétrables en décidèrent ainsi, une répétition graduelle que Joe Dassin et son petit pain au chocolat aurait pu qualifier de plagiat : – Aïe. Aïe ! Aïe !!

– Aïe, répéta Ivan.

– Aïe. Aïe ! Aïe !! pleurnicha encore Ivana.

– Ouille, ouille, ouille, ça doit faire mal, conclut Éléna.

« Elle ne croit pas si bien dire, c’est moche.

Pas loupée.

Au moins, le sang a coulé.

Giclé. »

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