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Ivan, Ivana et Éléna, pensifs, dubitatifs, restèrent plantés là quelques minutes.

– On fait quoi ? lâcha finalement Ivan.

– Les abords, les contours, les pourtours ? reproposa Éléna.


Ivana, pour qui la traduction résonnait et tournait en boucle dans sa tête, ne les entendit pas. Songeuse, obstinée, elle ne songeait pas un seul instant à passer à quoi que ce soit d’autre pour le moment ; un mystère se cachait là, elle en était persuadée et elle avait bien l’intention d’en percer le secret :

– Quelque chose n’est pas clair, cette fin sonne comme une énigme, je crois qu’on n’en a pas encore fini.

– Pourtant la traduction est faite… peut-être pas la meilleure, j’en conviens, mais je pense qu’on ne s’en est pas trop mal tiré. On a là une belle preuve de la civilisation Corvus, et c’est ce qu’on recherchait, non ? épilogua Ivan.

– Oui, mais… persista Ivana, agacée à l’idée de savoir qu’un indice lui échappait.


Ivan insista :

– Il nous faudra la faire enlever, la faire examiner sous toutes les coutures par une foule d'experts, aller de laboratoire en laboratoire, mais pour l’instant… je suis du côté d’Éléna : il est peut-être temps de réaliser un état des lieux un peu élargi, non ?

– Ivan le sage a enfin bien parlé ! ponctua ladite Éléna.

– Non ! riposta Ivana, d’un ton plein d’assurance.

– Mon ânesse dans toute sa splendeur… désespéra Ivan, cherchant déjà comment convaincre sa chérie – qu’il savait très têtue, bornée, pire qu’un bourricot quand elle s’y mettait – d’aller de l’avant.

De son côté, Éléna ne comprit pas non plus sa sœur :

– Non ?

– Non ! répéta Ivana.

– Pfff… soupira Ivan.

– Pfff… mima Éléna.


« Parfaite cette petite, bien sûr qu’il vous faut insister, mes enfants ! Je ne vais pas me libérer toute seule… va falloir que vous m’aidiez un peu. Et il est grand temps d’accomplir votre devoir. Vo-tre DE-VOIR. »


– Non mais sérieusement, le début est clair et limpide…

Ivana guetta la réaction de ses deux compagnons. Éléna et Ivan ne cillèrent pas, ne prononcèrent pas un mot, sachant très bien qu’elle allait continuer son argumentaire :

– Je ne sais pas pour vous mais pour moi le début est clair et limpide, il est évident que nos Corvus se considèrent au-dessus de tous les peuples et il ne fait aucun doute que, pour être les meilleurs des meilleurs, ils ont été aidés par, reprenant leurs propres mots, une déesse.

– Qui est venue parmi eux avec son « amour bienveillant ».

– Voilà, c’est ça.

– Et toi, là, scientifique que tu es, tu crois vraiment qu’une déesse, bien réelle, avec des pouvoirs et tout le toutim, s’est présentée à eux ? s’inquiéta Éléna pour la santé mentale de sa sœur.


« Pourquoi n’y croirait-elle pas ?! Bien sûr que je me suis présentée à eux. Eux, ces ingrats ! Je leur ai apporté tout mon amour, je leur ai offert tout mon pouvoir, et tout et tout, ils avaient tout, oui, TOUT, pour être forts, puissants et… et eux… eux… bref, je suis : une réelle déesse. N’en doute pas, Ivana. N’en doutez pas, mes amis. »


– On ne parlait pas de surnaturel tout à l’heure ? Quelque chose ne pourrait-il pas être venu à eux pour leur offrir une puissance inconnue dont ils ont usé – abusé ? – pour s’élever ?


« Super ! De déesse, je passe à "quelque chose". Attention Ivana, c’est un peu humiliant. Je n’aime pas être humiliée. Ça ne me va pas bien au teint et ça n’arrange en rien mes humeurs. Ne m’humiliez pas ! »


– Alors pour toi cette puissance inconnue tient du surnaturel ? s’étonna à son tour Ivan.

– Bon, pas forcément. Il se peut que comme toutes les civilisations, un truc qu’à l’époque la science ne pouvait pas expliquer leur soit arrivé. Du coup, de suite, nos Corvus, un peu païens sur les bords, ont parlé de divinité.

– Peut-être, ça peut se tenir, admit-il.


« Mais non ! Ça ne se tient pas ! Je ne suis pas un truc à la païenade ! Je suis une véritable déesse… dont le courroux vous sera très vite révélé. Attention, c’est un courroux qui pourrait s’avérer… fatal. Et c’est dommage, car je commençais à bien vous aimer. Tant pis. De toute façon, vous serez bientôt insignifiants ; puis j’aurai l’embarras du choix pour vous remplacer. Oui, certes, je vais vous remplacer, d’autres sauront me divertir. »


– Mais ça s’est retourné contre eux ! poursuivit Éléna.


« Ça ? C’est moi que tu traites de "ça" ? Comme le clown diabolique ? J’ai une tête de clown, c’est ce que tu insinues ? Connasse. Tu as vu ta gueule ?! Oui, oui, ok... arrêtez ! Je suis de mauvaise foi, c’est ce que vous voulez entendre ?! Je suis de mauvaise foi : elle est jolie. D’accord ! Elle est certes très mignonne, limite canon. Mais soyez sûrs que sans son joli petit nez, elle sera beaucoup moins belle, limite hideuse. Je le lui arracherai avec les dents. »


– Ils se sont aperçus qu’ils étaient manipulés, continua Ivan.

– Ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes, leur fierté remisée, ils sont devenus esclaves, rien que des esclaves… termina Ivana.


« Je proteste ! Ils étaient mes sujets, mes serviteurs, je me faisais juste respecter comme une reine se doit de l’être ! Leur reine absolue, unique, idolâtrée, la moindre des choses était qu’ils se prosternent et m’obéissent, non ? Pauvres êtres superflus qu’ils étaient ! Ils n’étaient rien, et la preuve en est : ils ne sont même plus ! Ils n’avaient pourtant qu’à m’obéir, aveuglément, à se prosterner et à se sacrifier si besoin, mais c’était certes encore trop leur demander ! Honnêtement, vous pensez que c’était trop leur en demander ? Des ingrats je vous dis, égoïstes, narcissiques. Blasphémateurs ! »


– Des Spartacus ! Car en tant qu’esclaves, ils se sont rebellés, releva Éléna. Ils se sont aperçus qu’ils étaient dirigés par une…

– Une despote, c’est écrit, relut Ivan en pointant le symbole du doigt.

– Mieux : une engeance démoniaque. C’est aussi l’idée générale qui ressortait, se rappela Ivana.

– En gros : une bonne grosse pouffiasse ! plaisanta Éléna.


« Tu sais ce qu’elle te dit la "pouffiasse" ? Vous devinez, vous, ce que j’ai envie de lui dire ? Non ? Ah oui, vous vous imaginez plutôt ce que j’ai envie de lui faire. Vous avez bien raison, je ne vais rien lui dire, d’ailleurs je ne suis pas du genre trop bavarde, je vais me contenter d’agir. Cette bonne grosse… hum... connasse je l’ai déjà dit, pouffiasse je suis bonne joueuse je lui en laisse le privilège, hum… cette bonne grosse… GROSSE PUTE ! Tu vas souffrir espèce de… grosse pute. Ouais, c’est certes pas mal "grosse pute". Ça sonne bien. Et ça lui va par-fai-te-ment, et ça lui ira encore certes mieux une fois que mes petits corbeaux lui auront souillé les entrailles. »


– Oulala, tu vas t’attirer des foudres divines à parler comme ça, la prévint Ivan.

– Mais non ! Si elle se manifeste, je suis sûre que nous en rigolerons ensemble.


« Aucun doute "grosse pute", aucun doute qu’on va bien rire. Je suis juste plus septique sur le "ensemble". Un simple "de toi" m’aurait paru plus approprié. Enfin, peut-être que tu me surprendras. Certes surprends-moi, j’aime bien les surprises. »


– Oui, bon, quoiqu’il en soit ils ont réussi à emprisonner cette chose, cette déesse, cette pouf… non mon instinct me chuchote de ne pas l’appeler ainsi, se ravisa Ivana.

– C’est plutôt ton côté superstitieux, chérie, sourit Ivan.


« Qui vient de lui sauver la vie. Bien que je note le "chose", mais joliment rattrapé par le sobre "déesse". Contentez-vous donc de me voir comme une déesse, et tout se passera bien. Tout sera certes moins pire, en fait. »


– Moi, je vais rester sur ce que nous disions plus tôt, le côté science inexpliquée pour l’époque, précisa Éléna. Et donc cette euh… ce savoir ! Ce savoir qui leur a permis de prospérer, de prendre l’ascendant sur leurs rivaux, ce savoir non pas donné mais découvert, a été enfoui et caché quand nos Corvus ont réalisé qu’ils ne le maîtrisaient pas… ou plus du tout.

– Ça se tient, mais je reste pour ma part sur la présence d’une personne physique, bien réelle, apportant ses lumières.

– Ivan, Éléna, je me triture les méninges et pour moi voilà ce qui en ressort : un être supérieur – techniquement, technologiquement, je ne sais pas trop – s’est présenté à eux, les a guidés, mais se sentant manipulés, nos Corvus se sont rebellés et l’ont tué. Je pense qu’ils l’ont tué. Cependant, ils ont pris soin d’abriter son… ouais, "savoir"… hum, plutôt "pouvoir"… son pouvoir afin qu’un jour, un jour prochain comme c’est mentionné, ils puissent le réutiliser.

– Jour prochain qui n’est jamais arrivé puisque leur civilisation a disparu et que nous galérons grave pour en retrouver la trace !

– Je ne te le fais pas dire, Éléna !


« Bah oui, voilà ce qui arrive quand on croit pouvoir se passer de moi. Corvus, nous avons régné, les ennemis étaient à nos pieds, j’étais à mon apogée. Prête à conquérir le monde. À deux doigts de soumettre tous les continents ! De leur apporter mes faveurs. Puis j’ai été trahie, vous avez choisi de vous passer de moi, et sans moi, ce qui devait arriver arriva… »


Ivana poursuivit le fil de ses explications, continua sa propre interprétation :

– L’histoire a ensuite dû se répéter comme elle sait à chaque fois le faire. Le roi détrôné… la reine en l’occurrence, des querelles internes sont forcément apparues pour sa succession, des clans se sont formés, des conflits ont eu lieu, puis cette ambiance révolutionnaire a explosé en une guerre civile, j’imagine. Affaiblis, les peuples rivaux, jusqu’alors asservis, en ont profité pour entrer en guerre. Vengeurs, vainqueurs, emplis de rancœur, ils se sont efforcés de ne laisser aucune trace Corvus en ce monde.

– Mais alors, au bord de l’anéantissement, pourquoi n’ont-ils pas fait marche-arrière ? Pourquoi n’ont-ils pas cherché à "réveiller" le pouvoir enfoui ? questionna Ivan.

– Parce que le surnaturel n’existe pas ! Nous avons beau l’évoquer, cela ne reste et ne restera qu’une évocation, expliqua Éléna. Si nous partons sur votre hypothèse d’une personne physique – pas impossible, je me laisse convaincre –, en chair et en os, et bien je dirais que cette pouffiasse déesse a été exécutée par nos Corvus. Et une fois morte et bien morte, que s’est-il passé ? Rien ! Plus rien à faire, plus de pouvoir, plus de savoir. Point, final, pour nos Corvus. Ses secrets, elle les a emportés avec elle.

– Ce qui pourrait aussi expliquer que leurs ennemis n’aient jamais mis la main dessus. Parce que je pense qu’ils ont dû essayer, supposa Ivana.


« Vous avez presque raison, mes amis. Vous n’êtes pas loin d’avoir tout bon. Les Corvus se sont entre-déchirés, puis bah oui, il est évident que personne n’a su me succéder. On ne me remplace pas comme ça. Évidemment. Après, ils ont été attaqués, décimés, humiliés, anéantis. Là, où vous vous trompez, plus que par esprit vengeur, c’est qu’ils ont été attaqués pour que jamais je ne revienne. Les gens sont si rancuniers. Ces peuples, entrés en guerre contre les Corvus, ces peuples dont vous êtes tous les descendants, ont même été pires que mes petits Corvus, car ils se sont bien appliqués à m’effacer. Bâtards ! Ils ont réussi… presque. C’était sans compter sur mes fidèles corbeaux, mes chers bébés, mes cocos, mes amours, mes enfants, mes amis, que serais-je devenue sans eux ? À jamais j’aurais erré, seule, sans espoir de retour. L’horreur ! L’espoir, mes cocos, en dissimulant cette unique pierre vous l’avez préservé. Dommage que des siècles durant vous l’ayez ensuite perdue... ou oubliée… Bref, n’en parlons plus, vous l’avez certes retrouvée et aujourd’hui, plus que de l’espoir, je sais ma résurrection proche. Toute proche. »


Ivan secoua la tête :

– Je préfère me dire qu’ils ont préféré mourir plutôt que de réveiller leur cruelle déesse. Ils en avaient tellement peur, jamais ils n’auraient pris le risque d’un retour.


Ivana vit quant à elle les Corvus sous un jour encore plus charitables :

– Ou peut-être étaient-ils si bons qu’ils se sont résignés à sacrifier leur civilisation, préférant disparaître que de subir à nouveau leur déesse, protégeant et préservant ainsi le monde de son pouvoir démoniaque.

– Nous ne le saurons jamais, conclut Éléna. Mais depuis le temps que nous les cherchons, nos Corvus nous nous les sommes un peu appropriés, alors oui tu as raison Ivana, imaginons-les justes, purs, bienveillants, ce sont à coups sûrs des martyrs qui ont su, en chassant la pouffiasse, sauver le monde.


« Pfff, quelle grosse pute débile avec son raisonnement à la con ! J’en ai entendu des bouffonneries, mais là, "grosse pute" tient le pompon ! Vos Corvus n’ont rien vu venir, ils n’ont même pas vu qu’ils allaient disparaître, imbus d’eux-mêmes, élevés de génération en génération avec pour seule idée d’être supérieurs aux autres, ils ont toisé, méprisé, sous-estimé leurs ennemis… mal leur en a pris – bien fait, juste retour de bâton –, jusqu’à la fin ils n’ont même pas réalisé que c’en était fini d’eux. Sans cette arrogance, sans cette suffisance, bien sûr qu’ils seraient revenus vers moi ! Leur petite queue bien pendante entre les jambes, pour me délivrer et me SUPPLIER de les aider ! Pour les secourir. Faibles et couards, peureux et vacillants, oui, ces irrévérencieux m’auraient implorée, m’auraient même vendu leurs âmes ! Leur bienveillance envers le monde n’avait pour seule limite que leur petit confort. Mais ils n’ont rien vu venir. Rien. Ils ont été éradiqués, vite fait, bien fait. Me laissant seule. Seule. Certes, seule. Seule à en devenir FOLLE ! Mon unique espoir dans cette pierre. Allez, les enfants, il est grand temps d’en percer le secret. Faites-moi sortir. Faites-moi sortir. Faites-moi sortir. »

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