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« C’est bien Coco, ne leur montre pas la douleur, ne laisse rien paraître.

Ai pas mal.


Tu peux tout me dire, il n’y a pas de honte à souffrir, le corps est constitué de nerfs, il réagit à la douleur, c’est ainsi, on la supporte plus ou moins bien mais c’est ainsi. Elle est utile d’ailleurs, elle sert à prévenir d’un danger, elle est le signe que quelque chose… cloche.

Je cloche pas.


Oui, certes oui, mais tu sais ce n'est pas grave, tu peux te plaindre. Ou même pleurer ! Ce n’est pas un déshonneur, je suis comme ta maman, tu peux tout me dire, une maman ne juge pas. Je ne te jugerai pas ! Tu resteras mon brave et fier corbeau.

Ai pas mal !


Oh, c’est ça, très bien, certes ! Coco fait sa tête de cochon.

Suis corbeau, pas cochon.


Sa "tête de cochon!" ! Je n’ai pas dit que tu étais : un cochon.

Ai tête de corbeau, pas cochon.


C’est une expression ! Une expression, sais-tu seulement ce que cela veut dire ?

S’exprimer ! Sais parler, je communique, là m’exprime avec toi.


Non, c’est… oh, et dire que je vantais vos mérites, que je bassinais mes petits amis de votre suprême intelligence. Tu me le ferais presque regretter, fichu corbeau.

Suis intelligent. Mais pas cochon ; cochons sont bêtes, cochons sont sales.


Mais cochons sont bons !

Yeux de cochons friandises.


Oh oui ! Je ne te le fais pas dire ! Ils explosent en bouche, un régal.

Giclent sur bec.


Éclatent sous la molaire.

Éclaboussent plumes.


Oui, suffit ! On n'est pas là pour discuter le bout de gras du cochon, hein ? On est là pour...

Toi.


Moi, certes, en effet. Moi, coco, toujours moi. Rien que...

Toi.


Moi.

Toi.


Certes, mais pas que, hein ? Vous aussi vous comptez mes petits corbeaux adorés.

Comme fils à toi ?


Insolent ! Je ne te permets pas de me parler d'eux !

Sont là.


Non, eux ne sont pas mes fils. Eux n'en sont que la descendance, n'en sont que l'engeance ! Ils me sont indifférents.

T'indiffèrent pas.


Je me contrefiche d'eux !

Faux.


Tu prends des risques, petit corbeau.

Non.


Tu oses contredire ta mère, ta reine ? Tu oses t'opposer à moi, tu...

M'oppose pas.


Et regardez-le qui me coupe la parole ! Saviez-vous que les corbeaux étaient effrontés ?! Non ? Je ne le savais pas moi-même !

Pas effronté, pas insolent, franc.


La franchise n'est que de l'insolence !

Non.


Non ? Certes non. Mais méfie-toi, honnête corbeau, la franchise peut être perçue comme de la bravoure. Et la bravoure peut effrayer.

Toi peur ?


De toi ?

De moi.


Je sais qu'un excès de bravoure mène souvent à des envies de grandeur. Le pouvoir t'intéresse-t-il ? Rêves-tu de gloire, cher corbeau ?

Déjà chef.


Oui, tu es déjà chef chez ton peuple mais...

Déjà chef ! Suffisant.


Mes fils aussi avaient leurs chefs, ça ne les a pas empêchés d'en vouloir toujours plus. Toujours plus. Jusqu'à me vilipender, me rejeter, me bannir !

Emprisonner toi.


Comme si je n'avais pas su prendre soin d'eux. Comme si je les avais maltraités… alors que je les ai protégés, choyés, AIMÉS ! Je les ai aimés ! Tels des fils, mes propres fils. TRAÎTRES ! Tous m'ont abandonnée.

Sommes nouveaux fils de toi.


Non, oh non, non mon gentil corbeau. Vous avez toujours, toujours, été mes fils, il n'y a là rien de nouveau.

Pas préférés de toi.


Je me suis laissée charmer, j'avais vu en eux d'autres possibilités, ils avaient des compétences... hors-norme... que vous n'aviez pas. Que vous n'avez pas. Que vous n'aurez jamais.

Au point qu’ils ont déchu toi. Ont réussi détrôner toi.


Brave corbeau, ne me rappelle pas trop fort mon triste sort. Des siècles que je patiente.

Millénaire.


Ma rage s'est transformée en colère, ma colère s'est muée en rancœur, puis en aigreur. J'ai appris à patienter, j'ai observé, je les ai regardés évoluer sans moi et petit à petit m'oublier. M'effacer. Ils ont cauchemardé des années durant. Ils avaient raison, je les aurais tous tués jusqu'au dernier ! Un siècle est passé et je suis devenue une crainte. Un autre s'est écoulé, j’ai subsisté sous forme de sombre légende. Un autre encore et mon nom ne servait plus qu’à effrayer les enfants, transformée alors en simple conte. Encore un autre, toujours un autre, je n'étais plus qu'un mythe... jusqu'à être reléguée au folklore.

Gommée de ce monde.


Certes… Au point qu'il ne reste que peu de traces de mon règne, de mon passage, de mon existence...

Résignée ?


Résignée. Par ces siècles passée cloîtrée, isolée, emmurée dans les ténèbres à devenir folle. Les siècles ont eu raison de mon courroux. J'aurais pu m'endormir et disparaître… pour de bon, à jamais. Je le voulais, m’y étais préparée.

Alors pourquoi ?


Pourquoi… résister ? Perdurer ? Je ne sais pas. Vous avez su, vous le peuple corbeaux, toujours être présents. Peut-être est-ce grâce à vous.

Serons toujours loyaux.


Oui, sans arrière pensée, jamais.

Jamais.


Jamais ? Un peuple fidèle, dévoué.

N'avons jamais cessé de chercher.


Oui, oui, vous avez su retrouver la trace de cette antique pierre. Unique témoignage de mon châtiment, seul souvenir de ma toute-puissance. Dernière empreinte laissée aux générations futures. Vous avez su me garder éveillée et me convaincre qu'elle serait la clef de ma résurrection.

Elle le sera.


Pourquoi… pourquoi ont-ils laissé cette marque ?

Hommage ?


Certes ils auraient pu ! Mais Non ! Non, je n’étais plus rien pour eux. Ils ne sont pas reconnaissants, vivent dans l’éphémère.

Avidité ?


Je le pense. Une ambition démesurée de savoir que s’ils le voulaient, si l’envie leur en prenait, ils pourraient me faire revenir.

Pour contrôler toi ?


Peut-être. Ou au cas où, simplement au cas où. Mes fils reniés ont toujours cru qu’ils pouvaient tout dominer, que tout leur appartenait. Ils ont aussi cette fâcheuse tendance à se battre, à tout détruire.

Prédateurs.


Je les ai aussi aimés pour ça. Pour les guerres en mon nom, parce qu’ils convertissaient les païens, asservissaient les insoumis, portaient et chantaient mon nom haut et fort. Mais percluse dans mes certitudes, convaincue qu’ils m’idolâtreraient toute leur vie, je ne les ai pas vus venir. Jamais je ne me suis méfiée.

Tyran naïve.


Ah ah ah ! Bouffon corbeau, tu as bien du culot.

Toi vengeras-tu ?


De toi ?

Non ! Moi ami, fidèle. Moi nouveau fils. D’eux !


Tu veux que je revienne en ce monde pour me venger d'eux ?

Oui.


Tu as donc des désirs. Je vois que je pourrais t’être utile.

Ambition commune.


Arrières pensées !


Tu ne les aimes pas, hein ? N'avez-vous pourtant pas été... vénérés, vous aussi, par certaines cultures humaines ?

Non.


En es-tu sûr ?

Oui.


Oui, certes oui. Mais certes non ! Les amérindiens vous voyez comme les créateurs du monde ; les corbeaux étaient les protecteurs des humains, me semble-t-il. Les tribus nordiques vous ont placés aux côtés de Odin, leur dieu favori, si je ne m'abuse. En parlant de dieux, n'étiez-vous pas leurs messagers pour les Tibétains et les Grecs antiques ?


Dois-je continuer avec la Chine ? Où encore sur une autre registre avec les apprentis-magiciens, les sorcières, les apôtres de Satan ? Ne vous aiment-ils pas tous ? Du fond de ma prison, j’ai aussi entendu certaines légendes raconter que le corbeau a créé la lumière, le feu, l’eau…

Aussi signes de mauvais présages, injustifiés, pour tant d'humains ! Nous haïssent, nous persécutent, nous chassent, mal perçus ! Nous ont même cloués aux portes ! Cloués aux portes de leurs nids ! Nous détestent, nous ignorent, nous capturent. Nous détruisent, détruisent tout, ne respectent rien, méritent de mourir !


Voudriez-vous que je vous aide ?

Toi notre maîtresse, toi seule décideras du sort de tes fils humains.


Ne sont plus mes fils, que je te dis ! Ils m'ont rejetée.

Pas nous. Nous toujours là avec toi.


Toujours là sous vos ailes. Toujours présente dans votre mémoire collective. Tiens, d'ailleurs, puis-je te poser une question ?

Oui.


Cette pierre, revenue de nulle part, l'aviez-vous seulement quittée des yeux ?

Sous-entendus mauvais, maîtresse.


Ne t'inquiète pas, je ne reviens pas pour me venger. Pas de suite, je vais déjà m'amuser, profiter et rire de mes fils reniés. Vous, chers corbeaux, m'étiez fidèles, peut-être qu'il se peut que vous ayez omis de tout me dire, de me prévenir, de m'avertir d'un danger et que... peut-être. Mais avez su faire amende honorable, oublions tout, je reconnais vous avoir parfois délaissés, m'être servie abusivement de vous, alors que vous… vous…

Nous aimons toi.


Mes chers bébés, mes cocos, je suis votre reine, votre maîtresse, votre déesse. Votre mère. Vous me serez loyaux et je saurais dorénavant être juste. Vous m’avez manqué.

Toi nous manques.


Je volerai en vous, comme avant.

Choisis-moi.

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