Chapitre 6

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Le lendemain Nas ouvrit brusquement les yeux, inquiété par l'idée que Fukume ne soit pas revenue depuis la veille. Il se redressa lentement, et l'aperçut assise au milieu de la cavité rocheuse, occupée à manger un petit déjeuner à base de fruits.

Le jeune garçon se sentit soulagé, elle était sans doute simplement allée se soulager. Elle n'avait apparemment pas l'intention de le réveiller pour le repas et Nas ne parvenait pas à décider si c'était une bonne ou une mauvaise chose. D'un côté il ne voulait pas sauter le repas, surtout que la chasseresse ne mangeait que deux fois dans la journée, et de l'autre il ne souhaitait pas recevoir un autre de ses charmants coups de pied.

Le jeune garçon se leva péniblement, s'étira dans un bâillement qui provoqua un soupir méprisant chez son hôte et partit la rejoindre.

Il prit place à côté d'elle, se saisit d'une des bananes qu'il avait cueillies la veille et l'éplucha méticuleusement, avant de l’entamer. Il croisa le regard contrit de son hôte et lui sourit.

- Bien dormi ? l’interrogea-t-il par politesse.

Il avait abandonné l’idée d’obtenir des réponses à ses questions, mais continuait d’en poser pour combler les blancs qui ne semblaient gêner que lui. Elle haussa les épaules, et continua à manger en silence.

- T’es pas bavarde, ajouta t’il dans une provocation amicale.

Malheureusement, sa dégustation ne dura pas. Bientôt, Fukume se leva sans oublier de lui intimer de la suivre. Qu'avait elle prévu cette fois ?

Nas se leva péniblement, le corps encore engourdi. La jeune fille se saisit du récipient d'eau et sortit, imitée par Nas.

La rosée du matin s’était déposée sur les feuillages de la forêt, formant des motifs délicats qui reflétaient les quelques rayons de soleil parvenant jusqu’à eux. La végétation semblait scintillante, couverte de joyaux transparents. Les insectes qui se réveillaient peu à peu bourdonnaient bruyamment, alors que l’odeur de la flore humide pénétrait les narines de l’adolescent.

Lorsque, après à peine une minute de marche ils arrivèrent devant une rivière pas plus large que la longueur du bras de Nas, le jeune garçon comprit pourquoi elle s'était installée dans cette caverne en particulier.

Un ruisseau coulait juste derrière, entouré de mousse et de racines. Pas besoin de marcher bien longtemps pour avoir de l'eau. Il allait enfin pouvoir laver ses vêtements pleins de terre, de transpiration, de sang de jaguar et autres. L’eau était légèrement brunâtre, mais au point où il en était, cela n’avait plus d’importance. Des formes sombres se dessinaient sous la surface, témoignant de l’affluence de vie qui s’y trouvait. La plupart n’étaient pas plus gros que son pouce, mais se déplaçaient en bande. Il recueillit un peu du liquide transparent dans le creux de ses mains et le porta à ses lèvres. Une sensation de fraîcheur irradia son corps.

Sans lui laisser le temps la jeune fille positionna le seau dans le ruisseau de manière à récupérer l'eau apportée par le faible courant.

— Tiens le, ordonna t'elle à Nas d'une voix ferme.

— S'il te plaît ? la taquina l’intéressé piqué par son ton autoritaire.

Il n’obtint pour toute réponse que le gazouillis des oiseaux tropicaux. Dans un soupir de déception, il s’exécuta. Il s’appliqua à maintenir le seau de fortune en place, alors qu’il se remplissait lentement

— Remplis le. Je reviens.

Nas larca un sourcil.

- Tu vas où ? Et...

Il s'apprêtait à demander combien de temps il veillerai sur un objet, mais la jeune fille était déjà partie. Voilà qu'il était en bonne position pour une matinée à s'ennuyer. Il s'assit en tailleur sur la berge avec résignation, sans lâcher le morceau de bois.

Il en profita pour se laisser encore aller à ses pensées. Cette fois, il s'imagina racontant ses aventures à ses camarades… Il embellirait un peu les choses pour rendre l’histoire plus palpitante bien sûr. Il s’abstiendrait également de mentionner comment la seule raison pour laquelle il était encore en vie était la chasseresse. D’ailleurs, ce n’était certainement pas une bonne idée de la mentionner tout court. Une question lui vînt à l'esprit: qu'adviendrait il de Fukume lorsqu'il rentrerai chez lui ? Le suivrait elle ? Il pouffa en imaginant la chasseresse essayer de survivre au collège, avec son manque de manières et sa froideur mélancolique habituelle.

Si elle restait dans la forêt, serait il préférable de taire son existence ?

Contre toute attente, Fukume revint à peine une dizaine de minutes plus tard, un morceau de bois taillé en une pointe tranchante à la main.

Le bâton ressemblait fortement à un harpon et Nas compris rapidement qu'il allait apprendre à pêcher. Cette perspective l’excitait plus que cueillir des bananes ou tailler de la viande.

Il n’avait jamais pêché qu’avec une ligne, et il avait rapidement perdu patience. Son grand-père lui avait montré comment faire, avant qu’il ne soit atteint d’Alzheimer… Il se souvenait ecore de ses mains rugueuses lui montrant comment accrocher l’âppa au hameçon, comment ranger les lignes...

Il se releva rapidement et se dirigea vers la jeune fille. Elle le toisa de haut en bas et demanda finalement de sa voix morne:

- Tu sais pêcher ?

- Seulement à la ligne.

Elle lui lança un regard interrogateur qui démontra à Nas qu’elle n’avait jamais entendu parler de pêche à la ligne. Il nota soigneusement cette information dans un coin de sa tête.

- Tu vas apprendre. Regarde moi, fit elle sur son ton froid habituel.

Elle s'approcha de la berge et scruta la surface un moment, le harpon à la main et prête à le planter dans le premier être vivant qui passerai par là. À y regarder de plus près, tout bougeait dans cette rivière. Il devait là y avoir autant d'espèces de poisson que de saletés dans les cheveux de Nas.

Soudain, la jeune fille bougea tellement vite que le rouquin eu à peine le temps de la voir. Sur son harpon luisait à présent la silhouette gluante et colorée d'un poisson qui usait de ses dernières forces pour se débattre malgré le bois à travers son corps. Son sang coulait le long du harpon, alors que son corps ralentissait peu à peu ses frétillements à mesure que la vie le quittait. Mais il y avait autre chose.

En bougeant le bras à une telle vitesse, une bretelle de la combinaison en peaux de bête de Fukume était tombée, dévoilant ainsi son omoplate. Et ce que Nas vit le stupéfia.

Sur cette omoplate, la peaux était brunâtre et irrégulière. Il y avait une marque. Une marque en forme de faux. Une marque au fer rouge.

La chasseresse remit vivement la bretelle en place, mais trop tard. Il avait vu.

— Fukume... C'est quoi... Cette marque ? demanda t'il d'une voix hésitante.

Il regretta aussitôt de s'être montré si direct. De cette façon, il obtiendrait tout sauf une réponse satisfaisante.

— Rien.

La jeune fille lui jeta un regard tellement noir qu'il le glaça jusqu'au os. Rien. Bien sûr. Son prénom venait de nulle part et cette marque n'était rien. Mais qui était elle ? D'où venait cette cicatrice ? Le simple fait de s'imaginer la douleur que le contact du métal chauffé à blanc contre sa peaux provoquait lui donnait des frissons.

C'était le genre de chose qu'infligeaient les chefs des gangs les plus mal famés de Cayenne à leurs subordonné, voir ce que faisait... Un esclavagiste à la marchandise. Maintenant, Nas en était sûr, elle était bien née dans une ville. Et son contact avec la civilisation n'avait pas été tout rose. Elle devait avoir un passé des plus regrettable. Assez regrettable pour vivre seule dans la forêt sans personne. Assez traumatisant pour la rendre réticente à prononcer le moindre mt, surtout pour parler d’elle, la rendre amorphe, solitaire.

Le jeune garçon se surpris à avoir envie de lui pardonner son tempérament désagréable. Pas étonnant qu'elle soit si renfermée si elle avait une mauvaise expérience des contacts humains. À présent qu'il avait vu cette marque, Nas désirait ardûment une chose: savoir qui elle était. La frustration lui était insoutenable, aussi tenta-t-il une autre question.

— D'où viens tu ?

C’était idiot. Il allait juste s'attirer sa colère. Chose qui d'ailleurs, ne tarda pas.

— Rentre à la grotte.

Son ton était dur, ferme et menaçant, mais à la fois un peu tremblant. Mais cette fois, le jeune garçon n'allait pas s'exécuter. C'était son droit d'essayer de découvrir avec qui il vivait. Et il n'était pas question de continuer à lui obéir sans rien savoir de plus que son nom, même si c'était elle qui lui fournissait ce dont il avait besoin pour survivre.

Il formula alors à voix haute la pensée qui le hantait sans qu'il ne s'en rende compte.

- Je veux simplement savoir pourquoi tu es tout le temps triste !

À ces mots, Nas était certain d'avoir aperçu l'ombre d'un frémissement chez la jeune fille. Il s'était trompé. Ses yeux n'étaient pas inexpressifs comme elle le voulais sans doute. Ils étaient tristes. Un néant gris terne, ne contenant plus de place pour la joie et le rire. Un océan de vide au goût amer de la défaite. Et une colère trop éteinte pour persister. Sa voix était morne, contenant l’empreinte de l’abandon, son visage ne laissait pas de place pour la joie, les seules sourires qui s’y dessinaient étaient mélancholiques.

Le jeune garçon tituba de quelques pas. L'espace d'un instant, il avait lu en elle L'espace d'un instant, elle s'était relâchée.

— Rentre à la grotte, répéta la jeune fille.

Elle avait repris son expression neutre. Mais dans ses yeux où il voyait autrefois de la froideur, il avait vu des regrets. Il inspira profondément.

- Je dois laver mes vêtements.

À ces mots, il retira son tee-shirt crasseux et commença à le frotter dans le ruisseau. Une traînée de terre et de boue s’en échappa. Il ne voulait pas céder. Il avait déjà assez suivit ses indications, et il avait besoin d’être seul avec ses pensées. Et ce qu’il avait dit était vrai, il tenait à laver ses vêtements, ainsi que si possible ses cheveux. Il s’activait donc à frotter le tissu, faisant fi de la présence de la jeune fille. Il n’était cependant pas tranquille. Il craignait son hôte, il la savait imprévisible, et même si il avait l’intuition qu’elle ne lui ferait pas de mal, il restait alerte. Enfin, Fukume soupira et tourna les talons.

Frottant à présent ses cheveux gras dans l’eau de la rivière, Nas réfléchissait. La vision de cette instant de faiblesse se rembobinait encore et encore dans sa tête. Sa curiosité à l'égard de la chasseresse s'était encore étoffée, et une question restait: comment une fille aussi forte pouvait elle abriter tant de regrets sans raison apparente ? Comment c’était elle retrouvée ici ?

Il soupira. Si seulement il pouvait connaître son passé… Voir à travers ses traits sans vie, lire dans son esprit comme il voyait des animaux dans les nuages. Une volonté nouvelle s'introduit alors en lui. Comprendre Fukume. Il avait l'impression que l'aventure dont il avait toujours rêvé pour le sortir de sa routine monotone était venue à lui.

Nas avait toujours été un garçon normal. Trop normal à son goût. Alors, pour sortir de la réalité, il rêvait. Il s'imaginait plus fort qu'il ne l'était, à vivre des aventures extraordinaires. Braver des dangers, vaincre des ennemis avec des pouvoirs sans limites aux côtés d'autres vaillants camarades.

Mais quand la sonnerie de l'école retentissant, c'était pour lui une bien triste désillusion. Le retour à la réalité, à sa vie banale et morne d'enfant rêveur et solitaire.

Il rêva avec toute la volonté qu’il portait en lui pendant des années, se réfugia encore et encore dans son monde imaginaire créé de toutes pièces. Jusqu'à ce que la différence entre réel et irréel ne s'estompe de son propre chef dans son esprit. Il s'était alors persuadé d'être spécial, qu'un pouvoir inespéré dormais en lui. Et pendant des années, il avait essayé. Essayé de déclencher quelque chose qui n'existait pas. Persuadé par son propre désir de renouveau, refusant la vérité, il s'était réfugié dans son monde, rechignant à en sortir.

Jusqu'au jour où vînt la désillusion. Il devait avoir onze ans lorsque cela était arrivé. Pour la première fois, une phrase d'une vérité au poids accablant résonna en lui. "Tout ça n'existe pas !"

Il avait essayé de persister à vivre dans l'imaginaire, mais à chaque fois cette phrase revenait, encore plus forte que les fois précédentes. Il l'entendait encore et encore, à répétition. "Ça n'existe pas. Ça n'existe pas. Ça n'existe pas. Ça n'existe pas. Ça n'existe pas...".

Jusqu'à ce qu'il soit forcé d'en être lui même convaincu. Sa vie n'étais rien d'autre qu'un enchaînement de jour tous semblables les uns aux autres.

Et c'était tout. Il s'était fait des amis. Comme tout le monde. Il avait étudié au collège. Comme tout le monde. Il avait rit, pleuré, crié, sans réellement y croire. Il s’était contenté des joiesinsignifiantes de son quotidien. Et voilà que maintenant, l'espoir de vivre l'extraordinaire venait de renaître. Les rouages de ses pensées se mirent en marche , tournant à toute vitesse et dans toutes les directions.

Dans tous les récits, il y avait un héros. Soit, il remplirait ce rôle. Et le héros avait un but. Il découvrirai tout du passé de Fukume.

Ensuite, il rentrerais chez lui.

Une bouffée d'air chaud entra dans la poitrine du jeune garçon rêveur. Pour la première fois de sa vie, il avait l'impression que ce qu'il faisait avait un sens. Son cœur battait d’excitation, et un sourire franc se dessina sur son visage. Il savait qu’il s’aventurait dans des eaux dangereuses, il savait que le chemin qu’il empruntait serait semé d’embûches, il sentait que quelque chose bien plus grands que lui ou que Fukume se cachait derrière tout ça. Mais peut importe. Si il changeait d’avis, il le regretterai toute sa vie.

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