Chapitre 5 (3/3)

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        Enfin, après une longue et lente marche, limitée dans la vitesse par l’état de Drya, les deux comparses parvinrent devant une petite porte de bois brut. Après avoir éteint leur torche, elles se glissèrent sans bruit dans l’embrasure. La galerie, haute et large, à la voûte en ogive, était décorée de gigantesques tapisseries et d’imposantes statues. Des torches brûlaient à intervalles réguliers. Il n’y avait personne. Lentement, cachées dans les ombres, elles se déplacèrent sans bruit. Elles ne savaient pas être rapide, Drya se traînait, de grosses gouttes de sueur s’écoulaient sur son visage crispé, le corps en feu. Plusieurs fois, elles durent se figer à l’entente d’un bruit, mais personne ne se montrait.

        Après la galerie, elles s’engagèrent dans un plus modeste corridor, puis descendirent deux étages avant d’arriver à quelques aunes de l’armurerie. Un garde en surveillait l’entrée. Drya jura en pensée, tandis que l’entité se déployait. Son temps arrivait, elle le sentait. La gamine tira sur la manche de la Louve. Ses yeux étaient remplis de peur. Elle avait beau être intelligente et ne pas manquer de sang-froid, elle n’en était pas moins une simple fillette. La mercenaire dégagea son bras. C’était risqué, mais pas impossible, si elle parvenait à l’avoir par surprise.

        L’homme était assis sur une chaise, nonchalant, et clairement pas sur ses gardes. Son épée était rengainée et son heaume posé sur le sol. De plus, sa tête était tournée vers l’autre côté du couloir, de sorte que Drya ne voyait que ses cheveux et sa nuque. Quatre verges la séparaient de lui. Si elle était assez rapide, elle pouvait le surprendre.

        Le soldat modifia sa position sur la chaise, visiblement mal à l’aise sur le bois dur. Son regard pivota dans la direction de l’évadée. La combattante se retira à temps. Il ne l’avait pas vue, mais elle, elle avait pu voir son visage. Des traits si jeunes. Il ne devait pas avoir vingt ans. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Tuer restait un acte qu’elle abhorrait. Alors ôter la vie à un gamin… Néanmoins, elle n’allait pas avoir le choix. Avec un corps en bon état, elle aurait pu se débrouiller sans venir chercher d’armes. Même à mains nues, elle restait redoutable. Néanmoins, dans son état, elle avait besoin de quelque chose pour se défendre. Un nouveau visage allait bientôt venir hanter ses rêves.

        Elle ferma les yeux, tentant d’oublier la douleur et la faiblesse de son corps, puis s’élança, résolue, abandonnant l’enfant apeurée derrière elle. Le soldat sursauta, confus, et posa la main sur le pommeau de sa lame en se levant à moitié. Trop tard. Il dégainait à peine son épée que le tranchant de la main de Drya fusa. Il lui écrasa la gorge. Le garçon toussa et recula sous le coup. La guerrière réussit à lui faire lâcher l’épée, qui vola hors de portée. Il riposta, frappa le poing fermé dans les côtes de son assaillante. Un craquement retentit. La mercenaire, instable sur ses jambes, s’étala sous le choc sur la pierre froide.

        Le garde se jeta sur elle. Ses deux mains englobèrent la gorge de la jeune femme. Son épaule avait cogné rudement le sol, et des étoiles dansaient devant ses yeux avant même qu’elle ne commence à suffoquer. Son bras droit était à présent hors service. Sa vision se brouillait. De la main gauche, elle tâta la ceinture du gardien. Ses doigts, de plus en plus faibles, trouvèrent enfin ce qu’ils cherchaient. Elle referma la main dessus. Elle se battait pour rester consciente. L’air lui manquait.

        Elle frappa. La dague se figea dans le ventre du soldat. Il écarquilla les yeux sous le choc et desserra son étreinte. Drya sortit la lame et le poignarda à plusieurs reprises. Le jeune garde se redressa à moitié, tenant son ventre. Il semblait ne pas comprendre d’où venait tout ce fluide rouge. La Louve l’acheva en plantant l’arme dans sa gorge dégagée. Le soldat bascula sur le côté dans un gargouillis. Ses yeux se voilèrent quelques secondes plus tard. La jeune femme prit une grande goulée d’air, avalant en même temps le sang qui avait coulé sur son visage. Elle toussa, pliée en deux par la douleur de ses côtes brisées et de son épaule. Ce fut le moment précis que choisit l’être pour passer à l’acte.

        L’élancement qui jaillit dans son crâne fut tel qu’il éclipsa instantanément ceux de sa poitrine et de son bras. Elle se prit la tête dans les mains et se mis en boule sur le sol, terrassée. Cette tentative de prise de contrôle n’avait rien à voir avec celle durant le massacre de la Brume Rouge. Là-bas, Drya, anéantie par la mort de son bien-aimé, n’avait même pas eu la possibilité de réagir, tant les évènements l’avaient prise au dépourvu. Mais, sur le sol de pierre, recroquevillée à côté du corps de celui qu’elle venait de tuer, elle essaya de résister, et, plus elle forçait, plus la douleur devenait intense. Aucune des deux consciences ne voulaient lâcher prise. Le combat silencieux qui se jouait dans le crâne de la jeune femme était trop important que pour abandonner si vite. Elles jetaient toutes leurs forces dans la bataille.

        - Drya ? Ça va ?

        Le chuchotement inquiet de la gamine déconcentra la mercenaire une fraction de seconde de trop. L’entité se rua dans la brèche ainsi créée dans la muraille psychique et submergea la conscience rivale.

        - Drya ? répeta l’Erdrelienne. 

Plus vive qu’un serpent, la main de la guerrière s’enroula autour de la gorge de la fillette. Sans comprendre ce qu’il lui arrivait, elle se retrouva à son tour plaquée contre le sol, à suffoquer, paralysée.

        - Ne m’appelle plus jamais comme ça ! 

        Le visage de la Louve était crispé de colère. Son œil restant scintillait dans la pénombre, et sa lueur ne présageait que la violence et la mort. Elle avait mal. Tout son corps était en feu. Son épaule. Ses côtes. Sa tête. Il fallait que cela s’arrête ! Sentir sous ses doigts la vie s’en aller petit à petit l’apaisait.

        - Arrête ! Ne la tue pas !

        - Et pourquoi pas ? Tu t’inquiètes de son sort, toi qui ne lui as même pas demandé son nom ? On n’avait besoin d’elle que pour quitter la prison, et c’est chose faite non ?

        - Et  pour sortir de la citadelle ? Je sens que tu veux rester et te déchaîner sur ses habitants, mais soit réaliste, c’est impossible avec un corps dans cet état ! 

        Les doigts se serrèrent un peu plus. Elle s’en fichait de mourir, tant qu’elle attrapait ce salaud de Jerm. Elle lui ferait payer au centuple ce qu’il avait osé lui faire. Et puis elle lui ferait rejoindre avec un plaisir indicible son frère tant adoré ! 

        - Retourne de suite dans la salle de torture alors ! Car c’est exactement là où nous irons si tu continues comme ça. Si on ne meure pas avant ! Je sais que la mort ne t’effraie pas, mais je sais aussi que tu ne veux pas mourir tout de suite. Pas avant de savoir qui tu es. 

        La tueuse hésita. Drya avait touché la corde sensible. Si les deux consciences ne devaient avoir qu’un point commun, ce serait celui-là. La volonté de savoir qui elles étaient. De se souvenir de leur vie avant de rencontrer Erik. Elle relâcha à contrecœur la blonde qui se redressa en toussant. La gamine massa sa gorge endolorie. La tueuse se détourna et frappa dans le cadavre du soldat, hargneuse. Même si elle était enfermée, Drya était satisfaite, et cela la rendait plus que furieuse. Cependant elle n’avait pas l’habitude de se battre pour rester consciente ainsi et très vite Drya sombra évanouie dans les tréfonds de son esprit. 

        - Co… Comment dois-je t’appeler alors ? 

        Chancelante, la voix enrouée, l’enfant fixait pourtant celle qui avait failli l’étrangler avec détermination. La mercenaire était interloquée. Cette fille n’avait décidément pas froid aux yeux.

        - M’appeler ?

        - Oui. Si ce n’est plus Drya, quel est ton nom ?

        - Je n’en ai pas. 

        Stoïque, elle se pencha sur le soldat. Elle cherchait les clefs de l’armurerie, sans plus prêter attention à sa petite compagne de galère.

        - Alors ce sera Louve. 

        - Pardon ?

        - Oui, il faut bien que tu ailles un nom. Alors comme cela, il y aura Drya, et il y aura Louve. Je dois bien vous différencier. C’est censé être le surnom de Drya, mais il te va mieux. 

        De son œil gauche, la jeune femme la dévisagea, stupéfaite. La gamine avait dû vivre de terribles épreuves pour être aussi mature et posée à son âge. Elle était peut-être effrayée par ce qui l’attendait, mais elle faisait face et ne se laissait pas perturber par les évènements. À moins qu’elle ne soit toujours trop jeune que pour bien les appréhender. Son rictus carnassier sur les lèvres, la tueuse répliqua :

        - Va pour Louve. Et toi ? Quel est ton nom ? 

        Un sourire éclatant s’épanoui sur le visage de la petite Erdrelienne. Sur l’instant, elle faisait enfin son âge et son expression n’était plus celle d’une adulte. Elle était juste contente qu’on lui demande enfin.

        - Maïly, Maïly Germek.

        - Alors Maïly, viens, la nuit n’est pas prête d’être finie. 

 

        L’armurerie était remplie à craquer d’armes. Lances, épées, hallebardes, arcs et masses, de toutes tailles et de toutes formes s’alignaient sur les murs et les tables centrales. Une mine d’or pour la guerrière qu’elle était. Sans se faire prier, Maïly fouilla dans les plus petites lames pour se trouver quelque chose à son gabarit. Elle s’équipa rapidement de deux dagues effilées et prit pour son frère une épée à une main bien logée dans son fourreau.

        Louve décrocha un arc. Elle grimaça. Il était de bonne qualité, mais son épaule ne lui permettrait pas de s’en servir avant plusieurs jours, si pas plusieurs semaines. C’était la première fois qu’elle était blessée aussi gravement, et elle ignorait totalement le temps qu’il lui faudrait pour guérir. Au plus profond d’elle-même, et Drya serait d’accord avec elle, la guerrière savait qu’elle ne souffrirait pas de séquelles. Une fois l’épaule remise, son membre serait aussi fort qu’avant.

        Néanmoins, ce ne serait pas pour tout de suite. Rien que tester la solidité de l’arc suffit à créer un élancement puissant dans le haut de son corps. Elle le suspendit toutefois à sa bonne épaule avec un carquois. Une fois sur les routes, il leur sera plus qu’utile pour se défendre et chasser. Se tournant vers les épées, elle laissa sa main glisser sur les poignées, se refermant sur certaines, dédaignant les autres. C’était des armes de bonne facture, mais aucune ne lui plaisait. Elles se ressemblaient toutes dans leur simplicité. Bien que mortelles, elles n’étaient pour la mercenaire que de simples bouts de métal, impersonnels, sans âme. La tueuse se souvenait de l’agréable poids de ses doubles lames dans ses doigts, de la courbure du métal ouvragé contre ses paumes, de la sensation de trancher la chair avec elles. Elle savait que lors du massacre de la Brume Rouge, ce n’était pas la première fois qu’elle tuait, mais c’est de ses morts là dont elle se souvenait, pas des autres, formes floues dans ses rêves.

        - Louve, dépêche-toi, on ne peut pas rester indéfiniment ici.

        - Sais-tu ce qu’ils ont fait de mes lames ?

        - Tes lames ? Non, comme toutes les armes récupérées après un combat, elles ont dû passer par le forgeron pour vérifier leur état avant d’être stockée dans une armurerie comme celle-ci. 

        La jeune femme grommela.

        - D’aussi belles épées, remisées avec des bâtardes de ce type, ça m’écœure…

        - Belles ? 

        Dans les yeux bleu foncé de la gamine, Louve vit une lueur de compréhension fuser. Elle se planta devant elle, la menaçant de toute sa hauteur.

        - Tu sais où elles sont n’est-ce pas ? 

        Sa voix était glaciale. La fillette répondit par la négative, visiblement effrayée. La guerrière attrapa violement les cheveux blonds et tira la tête de l’Erdrelienne en arrière, pointant son regard dans celui apeuré de l’enfant.

        - Que les choses soient bien claires petite, tu n’es en vie que parce que j’ai besoin de toi. A partir du moment où tu deviens inutile, ou que tu me gènes, tu meurs. Compris ? 

        Maïly hocha la tête à toute vitesse et Louve la relâcha. Comprenant enfin que celle qu’elle avait délivrée était aussi dangereuse, voire plus, que les soldats ragornais, la gamine s’expliqua.

        Tolsten, roi actuel d’Erdrel, était un collectionneur invétéré et avait surtout une passion pour les armes ouvragées. Chacune des deux épées, élégantes, avait la base de la lame gravée d’une tête de loup et la garde, la poignée et le pommeau était forgés de sorte qu’ils semblaient en feu. Un honneur à la Compagnie des Loups Ardents qui se transmettait de père en fils dans la famille d’Erik. Il les avait offertes à Drya le jour de leur union. De telles beautés n’avaient pu que taper dans l’œil du connaisseur. Louve jubilait. Elle allait pouvoir récupérer ses armes et commencer sa vengeance contre Jerm en supprimant son père. D’une pierre deux coups.

        - Conduis-moi aux appartements royaux.

        - Quoi ? Non non non, où tu veux mais pas là ! 

        Ce n’était plus de la peur qui se lisait dans ses yeux. La gamine n’était pas effrayée, elle était purement et simplement terrorisée. Néanmoins, ce n’était plus la tueuse qui l’inquiétait, ou l’idée de se faire prendre par les gardes. Non, c’était autre chose. Maïly avait déjà été là-bas, et il était clair qu’elle ne voulait pas y retourner. Drya aurait sans doute pu trouver les mots pour la rassurer, mais pas Louve. Elle ne connaissait que le langage de la violence. La compassion, la gentillesse, la mansuétude, tout autant de sentiments qui ne lui appartenaient pas. Elle dégaina un des poignards à la ceinture de l’enfant et lui piqua la gorge. Une goutte de sang perla.

        - Je ne te laisse pas le choix. Et si tu tentes de me tromper en m’emmenant aux mines, ton frère et toi ne vivrez pas assez longtemps pour vous réjouir de vos retrouvailles. 

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