Chapitre 5 (2/3)

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        - Alors, il a enfin réussi à te briser ?

        La voix était fluette, fragile, mais elle suffit à tirer la Louve de son léger sommeil. Depuis qu’elle s’était réveillée dans sa cellule après sa perte de conscience dans la salle de torture, elle oscillait entre une torpeur douloureuse et un éveil pire encore.

        Une gamine, celle qui lui apportait sa nourriture tous les jours, était assise devant sa cellule et l’observait, la tête penchée, éclairée par une unique torche. Drya se redressa tant bien que mal. Tout son corps n’était que souffrance et, quel que soit le mouvement, ses blessures la lançaient.

        - Je me demandais quand ça allait arriver. Tu as pourtant bien tenu pendant quatorze jours… Qu’a-t-il fait ? 

        Drya s’approcha légèrement et sortit de l’ombre. La gamine grimaça, les yeux écarquillés à la vue du visage mutilé de la jeune femme. L’orbite droite était remplie d’un sang noir coagulé. Des larmes pourpres zébraient sa joue et son cou.

        - Aïe, je comprends mieux… 

        La prisonnière jeta un coup d’œil peureux vers la porte qui donnait sur la salle de garde. Surprenant ce regard, la fillette la rassura.

        - Oh, ne t’inquiète pas, ils ne sont pas là. Ça fait un moment qu’il n’y a plus personne pour te surveiller. Ils savent que tu n’es pas en état de t’évader. Et qui prendrait la peine de t’aider ? Tu n’es rien ici. Pour personne. Au contraire, tu as tué le seul homme capable d’apporter des jours meilleurs à ce pays. Tout le monde te hait à présent.

        Ses longs cheveux blonds et ternes cachaient une bonne partie de son visage, mais Drya estima l’âge de la gamine à une dizaine d’années. Elle l’intriguait. Quoi que cette gamine veuille, sa simple présence rompait la routine mortelle qui occupait ses journées et lui permettait de penser à autre chose qu’à la douleur qui lui vrillait le crâne. Elle pensait que rien ne pouvait être pire que son épaule, elle s’était trompée bien lourdement.

        - Que… 

        La prisonnière déglutit le peu de salive qu’elle avait.

        - Que veux-tu ? 

        Sa gorge était pâteuse, et si endolorie par ses hurlements que la veuve douta un instant que la blonde l’ait entendue. La gamine pencha la tête dans l’autre sens et sourit. Mais ses yeux, billes noires dans la pénombre, restait de glace.

        - Oh ? Tu sais donc toujours parler ? C’est une bonne nouvelle. C’est rassurant pour le reste. 

        - Le… reste ?

        - Oui, le reste de ton corps. Je n’ai qu’une simple question à te poser. 

        Drya s’approcha encore un peu. Elle ne comprenait pas ce qu’il était en train de se passer, mais présageait que c’était important. Son autre conscience était de son avis et attendait la suite avec une curiosité grandissante. Jerm avait travaillé autant le corps que l’esprit de la Louve, la blessant jusqu’aux tréfonds d’elle-même, ne laissant que souffrance, retirant jusqu’à la plus petite parcelle d’espoir. Juste une ombre anéantie. Mais cette enfant avait ranimé par ses quelques mots une petite flamme dans l’esprit de la prisonnière. D’un geste faible de la main, elle invita sa nouvelle et étrange compagne à poursuivre.

        -Si je te libère, m’aideras-tu ? 

        La question resta comme suspendue en l’air, impromptue. Drya secoua la tête, perplexe, et regretta aussitôt son geste. Elle ne s’attendait pas à grand chose, et encore moins à cette proposition. Pourquoi cette gamine voudrait-elle la libérer ? N’avait-elle pas dit elle-même que les Erdreliens la haïssaient pour ce qu’elle avait fait, même si ce n’était pas tout à fait elle ? Que voulait-elle réellement ? Et si elle n’était qu’un pantin ? Un instrument de torture psychologique et non plus physique dans les mains de Jerm, qui lui faisait miroiter une échappatoire ?

         - Ecoute-la. Si elle est vraiment là pour nous aider, c’est une occasion inespérée. Et si non, ce ne sera qu’une torture de plus… 

        Son regard crevé planté dans celui de la gamine, Drya l’interrogea, la voix un peu plus assurée, mais toujours vacillante.

        - Pourquoi ? Que gagnes-tu à me faire sortir ?

        - Je gagne ta force. Je sais qui tu es. Les gens parlent de ce que tu as fait, et pas seulement du prince Helmit. Tu es Drya, la Louve, une redoutable mercenaire, la seule à pouvoir m’aider 

        Drya gloussa tristement, ce qui finit de réveiller les dernières blessures.

        - Redoutable ? M’as-tu seulement regardée, petite ? Je ne suis plus qu’une ombre.

        - Je ne suis pas d’accord. Je t’observe depuis le début. Et si à ton arrivée tu n’étais qu’une pauvre petite chose brisée, avec le temps, tu as étrangement repris du poil de la bête. Ton corps est peut-être affaiblit, mais je peux voir dans tes yeux une puissance qui ne s’est jamais éteinte. Enfin, tant que tu avais tes deux yeux…

        - Pourquoi maintenant ? Si tu m’observe depuis le début, comme tu dis, pourquoi avoir attendu aussi longtemps, alors que je dépéris jour après jour ? Alors que je ne suis plus rien.

        - Je devais attendre le bon moment. Jerm va être très occupé demain. La défaite d’Alvyor à refroidit l’ardeur des autres rois et ils viennent négocier. En tant que prince héritier, Jerm se doit d’être présent. Personne ne viendra te chercher demain matin, et sûrement pas le jour suivant non plus. En plus, les gardes vont être réaffectés à la surveillance des hôtes, ce qui nous laisse le champ libre. Et je te l’ai dis, tu te crois peut-être anéantie, mais ce n’est pas le cas, tu ne t’en rends juste pas compte.

        « Je ne me l’explique pas moi-même. Personne ne saurait être en aussi bon état après ce que tu as subit. Toutefois, même si ton œil droit est crevé, le gauche luit toujours.

        Elle sortit une grosse tranche de jambon et un quignon de pain presque frais de la large poche ventrale de sa tunique.

        - Tiens. Mange et profite de cette journée pour reprendre des forces. Tu en auras besoin. Je reviendrai après la tombée du jour, ce soir. 

        Et elle s’enfuit, plus silencieuse qu’une petite souris. La viande et le pain pesaient dans les mains endolories de Drya, irréels. Lentement, elle les huma. Leur odeur fit gronder son estomac. Après tous ses bouillons de légumes infâmes et le pain rassis, ce que la gamine lui offrait là était un véritable festin. Elle mangea avec douceur, appréciant chaque bouchée et ne laissa aucune miette. Sa faim tarie, elle plongea cette fois dans un sommeil profond, sans qu’aucun rêve ne vienne l’importuner.

 

        Les cadrans s’écoulaient, interminables. Plongée dans le noir absolu de sa prison, Drya patientait. Il lui était impossible de savoir depuis combien de temps. Alors elle le passait entre de courtes siestes et l’examen de son corps. Elle testait ses muscles, un à un, considérant leur force, vérifiait qu’aucune de ses blessures ne se rouvraient et cherchait les gestes qui les réveillaient, comme ceux qui au contraire créaient le moins de douleur.

        Ce n’était pas très encourageant.

        L’intérieur de ses cuisses, brûlé par un tisonnier, hurlait dès qu’elles se frottaient l’une contre l’autre. Or, elle passa la majeure partie de son temps d’attente à réapprendre à marcher. Cela faisait si longtemps que la jeune femme ne s’était pas tenue debout seule que ses pas ressemblaient à ceux d’un nouveau-né maladroit. Elle s’exerçait près de la grille ou du mur, et devait trop souvent à son goût s’aider de ceux-ci. Elle boitait à cause de son pied gauche aux orteils brisés. La douleur fusait à chaque pas.

        Elle avait aussi régulièrement des vertiges et, avec un seul œil, elle ne voyait plus correctement les distances. Le cratère qu’elle avait à la place dans son orbite était une petite boule de feu qui brûlait avec intensité à chaque fois qu’elle tournait les yeux – enfin l’œil – ou fermait les paupières.

        Le pire restait cependant son épaule. Une souffrance sourde se diffusait dans tout son corps sans interruption. Même l’immobilité lui faisait mal. Cela restait cependant dans la limite du supportable. Par contre, dès le moindre mouvement, l’élancement s’accentuait d’un coup, terrassant la suppliciée. Elle ne pouvait alors que rester couchée à terre, boule de douleur, à attendre que son épaule se calme. Après deux semaines, même une blessure pareille, aussi incroyable que cela soit, aurait dû être partiellement guérie. Elle sentait toutes les nuits ses os se mouvoir lentement dans ses chairs, lancinants, ce qui l’empêchait souvent de dormir. Ils essayaient de se remettre d’eux-mêmes en place, son corps se soignait seul. Mais Jerm… il l’avait aussi remarqué et prenait un malin plaisir à terminer ses séances par la disloquer à nouveau.

        - Laisse-moi le contrôle. 

        - Non.

        - Je résiste mieux à la douleur que toi.

        - Je sais, mais je n’oublie pas ce que tu as fait. Ce que tu es capable de faire et refera si je ne t’en empêche pas. 

        L’être reparti dans les tréfonds de son esprit. Il rassemblait ses forces. Si la gamine revenait, si elle leur permettait de sortir, il tenterait sa chance à nouveau. Drya était plus faible, lui plus puissant. Erik l’aidait auparavant à le repousser, mais il était mort. Cette fois encore, elle ne pourra pas le contenir. Sortis de cette cellule, leur alliance temporaire contre la souffrance prendrait fin.

 

        Alors que la jeune femme finissait une énième sieste, un cliquetis de clef retentit dans l’air moite de la prison. La cellule s’ouvrit. Instinctivement, Drya se recroquevilla sur elle-même. La gamine avait menti, elle n’avait fait que lui promettre l’impossible pour que sa chute n’en soit que plus grande. Les soldats venaient la chercher, ils venaient l’emmener dans cette affreuse pièce où Jerm l’attendait, encore, et allait la torturer, encore. Peut-être allait-il lui crever l’autre œil et la plonger dans une obscurité sans fin. Quelque chose de rêche tomba sur elle.

        - Mets ça. Ce n’est pas confortable, mais c’est mieux que de se promener nue.

        La prisonnière se redressa et ramassa les vêtements qui avaient glissés à terre. C’était les même que ceux que portait la petite Erdrelienne, un simple pantalon et une chemise avec poche ventrale. Des habits de servante. La fillette l’observait, la tête toujours penchée, une torche en main, dans l’encadrement des grilles.

        - Dépêche-toi, on n’a pas beaucoup de temps. 

        Enfiler les habits fut une véritable torture. En lin, rude, ils agressaient même le peu de peau intacte qu’il lui restait, faisait crier les endroits brûlés ou écorchés, et réveillaient son épaule comme jamais auparavant. Se déplacer allait être un calvaire.

        - Ma proposition tient toujours. 

        Drya ne prit même pas la peine de répondre. Les deux consciences avaient beau s’être rapprochée dans la souffrance, elles n’en restaient pas moins rivales. Il fallu quelques minutes à la guerrière avant de pouvoir quitter la cellule, le temps que la douleur dans son membre se calme. Elle marchait avec lenteur, comme une petite vieille, le mur comme appui.

        - Alors, quel est ton plan ?

        - On ne peut pas sortir par la porte principale, se serait suicidaire. Mais il y a moyen de quitter la citadelle par les galeries sous la montagne. Mon frère est mineur et il les connaît comme sa poche.

        - Bien. Tu sais où est l’armurerie ? 

        La gamine marqua un temps d’arrêt. Elle le savait, mais ce n’était pas sur leur chemin. Y aller était même un gros détour et multipliait les risques d’être repérées.

        - C’est un risque à prendre. On ne s’en sortira pas désarmées. 

        Elle capitula et, silencieuses et prudentes, les deux compagnes se mirent en route. Les couloirs que la fillette empruntait formaient un vrai dédale étroit et bas de plafond. Elle expliqua que les serviteurs ne pouvaient pas circuler dans les grandes galeries, à moins d’y être obligés par leur mission. Les riches seigneurs ne tenaient pas à côtoyer le bas peuple plus que cela, même s’ils ne pouvaient s’en passer. Alors il existait d’autres chemins pour se déplacer dans le château. Un vrai labyrinthe de passages secrets mis à jour par des générations de serviteurs, les Galeries des Rats. Les couloirs les plus sensibles, ceux qui reliaient des pièces importantes, comme les appartements de la famille royale et de ses vassaux, ainsi que les armureries ou encore les bains, avaient été condamnés. Pour rejoindre ces lieux, il était obligatoire de cheminer dans les grands corridors, à la vue de tous. 

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