Chapitre 3

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        Elle n’était plus que violence. Elle croisait le fer avec tous ceux qu’elle rencontrait, Erdreliens, Nenntelais, mercenaires… Elle n’avait plus ni alliés ni ennemis, juste des proies. Et elle prenait tant de plaisir à les annihiler ! Chaque mort la remplissait de joie et d’ardeur. L’exaltation de voir le sang gicler était sans commune mesure à ses sensations fades et sans saveur de son enfermement spirituel. Toutes ces années où elle ne pouvait qu’à peine observer, si impuissante, si fatiguée au fond de l’esprit de Drya ! Mais ce temps était révolu. Le début de la guerre avait signifié son réveil. A chaque combat, à chaque mort sa puissance avait augmenté. Elle savait que son heure ne tarderait plus à venir, et elle était enfin là. Cette bien-pensante qui répugnait à tuer était à présent à sa place, sans plus aucun contrôle sur ce corps qu’elles étaient obligées de partager. C’était elle la prisonnière, et elle ne représentait plus rien, anéantie comme elle l’était par la mort de son cher Erik.

        Ses muscles roulaient sous sa peau. Ses deux épées courtes pesaient dans ses mains, extension d’elle-même. L’odeur de la terre mouillée mélangée au sang emplissait ses narines. Des gouttes de sueur s’écoulaient sur son visage et son cou. Elle leva la tête vers le ciel toujours couvert, malgré la disparition progressive du brouillard. Elle s’enivrait de toutes ses sensations qu’elle découvrait, mais qui résonnaient au plus profond d’elle-même, dans des souvenirs oubliés.

        - Cette bataille n’aurait pas pu m’offrir meilleur opportunité ! 

        La Louve se retourna. A quelques aunes d’elle se dressait un soldat, membre de la Compagnie Sanglante, d’après l’écusson brodé sur son pourpoint. Musculeux, il mesurait plus d’une tête de plus qu’elle. Un sourire narquois fendait son visage bourru. Sûr de lui, il affirma sa prise sur son lourd fléau.

        - Je vais te faire regretter mon humiliation d’hier, gronda-t-il.

        Il fonça sur elle, qui n’eut que le temps de plonger sur le côté. Après une rapide culbute, elle se redressa, toute griffe dehors. Ils se tournaient autour, tels deux fauves affamés. Un sourire carnassier s’étala sur les lèvres de la guerrière. Enfin un ennemi à sa hauteur. Ce n’était pas une proie qui se rebellait, c’était un autre authentique chasseur, un tueur qui prenait plaisir au combat autant qu’elle. Mais elle gagnerait. Elle se souvenait de lui, dans sa mémoire brumeuse. Elle avait déjà faillit l’avoir. Il serait déjà mort si Drya ne l’avait pas interrompue.

        Le soudard reprit l’initiative de l’attaque. Malgré sa taille et son poids, il faisait preuve d’une grande vitesse. Un adversaire à ne pas sous estimer. Elle sauta sur le côté au dernier moment et frappa, mais sa lame ripa contre le brassard de cuir qui protégeait l’avant-bras. Elle n’eut pas l’occasion d’user de sa deuxième arme. Le fléau vola une nouvelle fois en l’air, visant la tête. La mercenaire évita de justesse, mais son épaule prit le coup de plein fouet. Les os éclatèrent sous l’impact. Un cri mourut sur ses lèvres tandis qu’elle s’étalait à terre, le souffle coupé. La douleur irradiait et son feu se propageait dans tout son corps, la clouant au sol. Le baroudeur ricana. Il la tenait, personne ne résistait à son arme. Un dernier coup l’achèverait, mais il voulait prendre son temps. L’observer souffrir était jouissif.

        C’est alors que, contre toute attente, elle se mit à rire. Un rire aigu, hystérique. Sur un champ de bataille, la souffrance était sa force. Jamais elle ne s’était sentie aussi bien, aussi vivante. Le sang s’écoulait sous ses doigts qui pressaient son épaule. Après toutes ses années sans rien pouvoir ressentir, tout son être se nourrissait de la douleur qui fusait, lancinante.

        Sans s’arrêter de rire, elle se releva sous le regard incrédule du soldat. Il avait déjà tant massacré avec son fidèle fléau. Il avait tant de fois vu des hommes, et même des femmes ou des enfants se tordre de douleur et hurler de peur sous ses yeux, avant que la lourde masse de fer hérissée ne s’abatte sur leur tête. Certains tentait le tout pour le tout et se défendaient, mais la majorité restait là, pantoise, impuissant face à la mort qui les fauchait.

        Jamais ses victimes ne riaient aux éclats ainsi. Troublé, il frappa à nouveau. La boule de fer s’écrasa au sol dans une gerbe de boue. La Louve, vive malgré sa blessure, s’était dérobée et profita de ce bref instant d’hésitation pour lui sauter à la gorge. Sa lame pénétra dans la chair sans rencontrer de résistance. Le sang jaillit, chaud, et lui éclaboussa le visage. Le goût cuivré sur sa langue l’exaltait. Le feu ardent dans son ventre s’embrasa encore plus lorsque la mort apparut sur le visage du Sanglant.

        Elle remisa ses lames dans leurs fourreaux et se pencha pour ramasser le fléau. Même si elle ne s’en souvenait pas, elle savait qu’elle n’avait jamais utilisé ce type d’arme. La masse se balançait au bout de sa chaîne, réveillant à chaque oscillation la douleur de son épaule. Elle grimaça. Après un rapide bandage pour endiguer le fluide écarlate, la Louve reprit sa route, impatiente d’essayer son trophée. La simple idée de sentir des os se fracasser sous ses coups l’enivrait.

        Toutefois, la tueuse ne rencontra pas âme qui vive pendant un long moment. Le massacre semblait presque fini. Elle commençait à désespérer lorsqu’elle parvint aux cuisines, ravagées elles-aussi. Elle trouva néanmoins un quignon de pain dont elle ne fit qu’une bouchée. Chasser ouvrait l’appétit.

        Un léger bruissement retenti derrière elle. Quatre filles sortirent de sous les débris.

        - C’est Drya, il n’y a pas de danger.

        - Pas de danger tu dis ?

        Les intendantes se figèrent à l’entente de la voix sarcastique.

        - Nous ne devons pas avoir la même notion de danger. 

        La première victime s’écroula sans un cri, le crâne broyé. Sous la violence de l’acte, Drya sortit de sa torpeur.

        - Non ! Arrête ! Elles n’ont pas survécu aux Erdreliens pour que tu les tues !

        - Tu crois ? Viens donc m’en empêcher, ma jolie. 

        Mais la jeune veuve n’y pouvait rien. Elle avait beau ruer en esprit, employer toute sa force pour rompre la barrière mentale et reprendre sa place, elle ne faisait que se heurter à la puissance de sa remplaçante. Alors le fléau se leva et s’abattit. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et ne resta plus au sol que les quatre corps désarticulés des jeunes filles.

        La guerrière jeta un coup d’œil au fléau recouvert de sang. C’était une arme agréable à manier, un bon instrument de mort, mais les sensations qu’il procurait ne valaient pas les doubles lames qu’elle portait à ses hanches.

        La mercenaire vacilla soudain sur ses jambes. Sa vision se brouilla l’espace d’un instant. La fatigue commençait à se manifester. Elle avait beau être résistante, elle n’en avait pas moins perdu beaucoup de sang. Supporter la douleur devenait de plus en plus pénible.

        Sans savoir comment, la tueuse avait la certitude qu’il ne fallait pas qu’elle s’évanouisse si elle voulait garder le contrôle face à Drya. Son corps cependant était devenu si lourd, ses membres désensibilisés par la perte de sang.

        Alors le fléau quitta sa main et tomba dans la boue avec un bruit spongieux. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle chut à genoux.

 

        Le prince ragornais essuyait la lame de son épée à deux mains sur l’uniforme du nenntelais qu’il venait d’occire lorsqu’un éclaireur vint à sa rencontre.

        - Quelles nouvelles ? demanda-t-il.

        - Tous les chefs de guerre des différentes troupes de mercenaires ont été tués, Seigneur. Les quelques hommes encore en vie sont en fuite. Votre frère a envoyé les traqueurs à leur poursuite et est en chemin pour vous rejoindre.

        - Bien. Autre chose ?

        - Oui. On a trouvé une survivante. Elle est mal en point, ses compagnes ont toutes été massacrées et elle semble sous le choc. On a beau l’appeler et la secouer, elle ne réagit pas.

        Lissant sa barbe brune maculée de sang, il suivit l’estafette. Homme ou femme, le prétendant au trône avait toujours respecté la vie des ennemis qui se rendaient.

        Il la trouva comme il s’y attendait agenouillée au chevet des dépouilles. Quelques Erdreliens l’entouraient, sans savoir quoi faire. La guerrière était blessée, son épaule formait un angle étrange avec son corps et le sang dégoulinait. Elle semblait être à bout de force.

        - Seigneur, je ne suis pas sûr que ce soit prudent, commença l’estafette, interrompue par un signe sec de la main.

        Le prince se portait déjà à sa rencontre et s’accroupit devant elle, la main tendue. Il ne pouvait se résoudre à laisser ainsi un blessé grave au milieu de ce massacre, même s’il n’était pas erdrelien.

        - Je suis le prince Helmit. Détendez-vous, vous n’avez plus rien à craindre. Mes hommes ne… 

        Le poignard se figea dans sa gorge et étouffa la fin de la phrase. La dernière vision sur cette terre du prince Helmit, successeur à la couronne d’Erdrel, fut le regard d’une démone aux yeux vairons où ne se lisaient que la folie et la violence. Il y eut un court instant de flottement lorsque les soldats virent leur futur roi basculer sur le côté. La seconde d’après, tous avait dégainé.

        - Que se passe-t-il ici ? 

        La voix puissante du second fils du roi Erdrelien tonna dans l’air. A la vue de son frère gisant, il sauta de cheval. La meurtrière s’était relevée et restait debout, immobile, quoique tremblante, la dague encore en main, dont le sang frais gouttait. Un rictus déformait ses lèvres. Malgré son épuisement bien visible, elle se tenait droite, orgueilleuse et insolente.

        Jerm porta sa main gantée de fer à la poignée de son épée, mais se retint au dernier moment. La fureur enflait dans sa poitrine, oppressante. Non, la mort serait trop douce pour elle. Il lui fallait d’abord connaître mille tourments pour avoir osé assassiner son aîné. Il lui ferait ravaler son sourire dédaigneux.

        D’un geste de la main, il fit signe à un archer. La flèche à bout rond siffla et cogna sa cible avec précision. Assommée, la Louve s’effondra dans la boue.

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