Chapitre 19 (2/2)

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Selya ouvrait le chemin à l’Elin et Etherwin, torche à la main. Le garde qu’elle avait savamment soûlé s’était montré loquace et elle n’eut aucune peine à les conduire dans la prison de la citadelle. Deux moines guerriers les suivaient. Hors de la Tour, le chef d’un Ordre ne se balade jamais sans protection.

 — Jerm, en vie… réfléchit tout haut l’historien. J’ai dû mal à saisir pourquoi Silas ne nous en a pas parlé…

  — C’est parce qu’il t’arrive d’être stupide, Etherwin, répondit sa femme sans se retourner. Tu es peut-être maître dans l’art de dévoiler le passé, mais tu as toujours eu du mal à appréhender les enjeux de l’instant présent. Le Serpent n’a aucune légitimité à occuper le trône d’or, Jerm pourrait donc être une menace, même s’il est loin d’être aimé du peuple. À sa place, je l’aurais tué.

 La jeune femme s’en voulait de lui parler sur ce ton froid et hautain. Néanmoins, si elle ne voulait pas perdre pied, il lui fallait jouer son rôle jusqu'au bout.

 — Et comment ont-ils pu le capturer en vie ? interrogea l’Elin. Peu ont survécu à la prise de Ragorna.

 La Lynx ne fut pas étonnée de l’intérêt du religieux. Elle était certaine que cela ne lui plaisait pas qu’elle détienne plus de renseignement que lui, alors il se devait de s’informer.

 — Jerm n’a pas participé aux combats, ils l’ont trouvé par hasard dans une salle des sous-sols, non loin des mines. Cet idiot s’était enfermé dans une petite pièce secrète. Ils ont dû détruire le mur pour le faire sortir. Il était affamé et semble avoir perdu la raison.

 Le silence reprit ses droits. Selya avançait toujours de son pas fluide. La présence de l’Elin dans son dos la gênait, il la mettait mal à l’aise. Ce regard froid et calculateur… Elle se rassura en songeant que, bientôt, elle n’aurait plus à le supporter.

 — Halte ! Qui va là ?

 Un soldat venait vers eux, le visage fermé. L’Elin se porta à sa rencontre et l’informa de ses intentions. L’homme secoua la tête.

 — Pas question que vous ayez plus loin. J’ai des ordres, seul le roi peut autoriser à descendre. Si vous ne pouvez pas me prouvez qu’il l’a fait pour vous, faites demi-tour immédiatement.

 — Savez-vous seulement à qui vous vous adressez ? s’enquit le religieux d’une voix glaciale. Je suis l’Elin de l’Ordre de Solnyx, je vous somme de nous laisser passer !

 Les traits sévères, le garde se dressa de toute sa hauteur et posa la main sur le pommeau de son épée.

 — Elin ou pas Elin, sans autorisation, vous ne passerez pas.

 Selya soupira. Etherwin restait prostré en arrière et le religieux perdait son temps en menaces futiles. Ils étaient dans une impasse. Elle s’attendait à tout instant à ce que les deux moines s’attaquent au garde, ce qui n’était pas acceptable pour elle. Elle se devait d’agir. Elle plaqua la torche dans les mains de son époux et de sa sacoche accrochée à sa ceinture, dont elle ne se séparait jamais, la Lynx sortit un petit paquet. Elle l’ouvrit et versa un petit dôme de poudre jaune dans la paume de sa main. Déterminée la jeune femme poussa l’Elin sur le côté, qui, surpris par son audace, ne s’indigna pas sur le coup.

 — Désolée, s’excusa Selya au garde. Le réveil n’est jamais agréable.

 Sans laisser le temps à l’homme de comprendre ses paroles, elle prit appui sur le mur et sauta sur son dos en le contournant. Ses jambes s’enroulèrent autour de son abdomen. Contenant toujours la poudre, sa main se plaqua sur le visage du soldat. Par réflexe, il inhala. De ses deux bras, il tenta d’agripper son assaillante pour la jeter à terre, mais la substance agissait déjà. Ses muscles étaient gourds, sa vision trouble. Épuisé, il posa un genou au sol, puis s’étala en avant. Selya bondit et, d’une roulade sur la pierre, se releva comme si de rien n’était sous les regards estomaqués des quatre hommes. Un ronflement sourd s’éleva alors.

  — La voie est libre, fit simplement la Lynx en contournant l’endormi.

  Le pollen d’althésia était toujours aussi radical malgré les années. Selya se félicita de ne jamais avoir arrêté complètement son entraînement, elle avait moins perdu la main qu’elle ne l’aurait cru. Cependant, pour étourdir le soldat, elle avait été obligée de dévoiler une de ses techniques à l’Elin, et cela la tracassait. Tant pis, si elle voulait repartir à Limper avec son mari, elle n’avait pas eu le choix.

 Les ténèbres l’entouraient, et cela ne lui allait pas. Non non non, pas du tout. Cela ne lui allait pas du tout. Il les sentait le regarder, ses yeux vairons, ses yeux de démons. Ils étaient là, bien cachés dans l’obscurité. Et si lui ne pouvait les voir, eux pouvait l’observer lui. Parfois, il les poursuivait en hurlant. Il essayait de les attraper. Il voulait les prendre dans ses mains, les serrer jusqu’à ce qu’ils éclatent ! Sentir leur jus s’écouler sur ses doigts… Mais ils étaient trop vifs, bien trop habiles pour lui. Alors il se recroquevillait dans un coin et protégeait sa tête de ses bras. Et il murmurait. Pendant des heures, sans discontinuer, il chuchotait.

 — Ne me regardez pas. Ne me regardez pas. Ne me regardez pas. Ne me regardez pas !

 Il se leva d’un bon, mains tendues devant lui. Il agitait ses bras en tous sens, happant l’air de ses doigts. Il les cherchait, tâtaient la moindre parcelle de sa cellule, sans succès. Ils s’étaient encore dérobés.

 Un cliquetis. Il s’immobilisa. Déjà l’heure de manger ? Non, c’était trop tôt. Qu’importe, si quelqu’un venait, la lumière l’accompagnerait. Il se plaqua aux barreaux non sans se cogner le front contre eux. Un filet de sang s’écoula le long de son nez. Au bout du couloir, une lueur s’approchait. Même d’aussi loin elle l’éblouissait. Des silhouettes se découpaient aux côtés des flammes de la torche. Deux. Non, trois. Cinq ! Depuis combien de temps n’avait-il plus vu autant de personnes en une fois ? Peut-être venaient-ils l’aider à chasser les yeux ? Oh quelle bonne nouvelle se serait !

  Le petit groupe s’arrêta devant la grille. Deux d’entre eux restèrent quelques pas en arrière, mais il n’y prêta pas garde, toute son attention focalisée sur le feu mouvant. S’il pouvait en avoir un, s’il pouvait illuminer les lieux tout le temps, les yeux n’auraient plus qu’à bien se tenir ! Ils ne seraient plus les seuls à voir. Et enfin il pourrait les saisir, les détruire.

 L’un d’entre eux s’approcha de lui. Il lui jeta un coup d’œil avant de refixer la torche que la femme portait.

 — Prince Jerm, commença l’homme, je m’appelle Etherwin et aurait besoin de votre aide.

 — Il est déchu de ses titres et emprisonné, idiot, va droit au but.

 C’était l’homme habillé tout en noir qui avait parlé. Il ne l’aimait pas. Ses yeux gris perçants semblaient voir à travers son corps, fouraillaient ses entrailles et disséquaient son âme. Ils lui rappelaient trop le regard vairon.

 — Ou… Oui bien sûr, trembla le premier. Nous recherchons une boussole que feu votre père a détenu. C’est un objet assez beau, malgré qu’il soit sculpté dans de l’os et n’a donc pas grande valeur. L’auriez-vous vue ? Ou en avez-vous entendu parler ? C’est très important… Dites, vous m’écoutez ?

 Il parlait trop. Trop d’informations en une fois. Une boussole ? Quel intérêt pouvait bien avoir une boussole. Non, elle ne parviendrait pas à chasser les yeux. Ce n’était donc pas important. L’homme se pencha vers lui et déplia un parchemin. L’objet y était croqué. Cela lui rappelait bien quelque chose, en effet. La page était trop proche de son visage. Elle portait son ombre sur lui et l’empêchait de voir le feu. Il grogna et, passant son bras à travers la grille, arracha le dessin et l’envoya voler au loin. Surpris, l’homme recula.

  — Je suis désolé, Elin, reprit-il, dépité, mais il semble que cet homme ait complètement perdu la raison. Nous ne tirerons rien de lui.

 Selya observait l’homme emprisonné. De l’ancien prince ne restaient que des loques. Ses vêtements ternes et en lambeaux couvraient un corps maigre et blafard. Ses yeux scintillaient de folie et ne lâchaient pas la torche des yeux. Curieuse, elle l’agita lentement. L’homme la suivit du regard, comme un chien affamé qui ne quitte pas des yeux le morceau de viande qu’il convoite.

  Etherwin capitulait bien trop vite à son goût. Elle connaissait son époux plus battant que cela. Son mariage était aux yeux de la Lynx bien plus important que n’importe quelle boussole, et elle n’allait pas renoncer aussi vite. Sans l’artefact d’os, elle ignorait quand enfin elle reverrait sa maison. Et en attendant l’Elin continuerait d’augmenter son influence sur son époux. Elle le refusait.

 Alors que l’historien restait en retrait et essayait de se faire le plus petit possible, Selya s’accroupit devant Jerm. Le prince se colla à la grille. La présence de la jeune femme ne le préoccupait pas plus que cela. Seule la torche semblait compter.

 — Jerm, commença la Lynx d’une voix douce. Tu ne supportes plus les ténèbres, j’ai raison ?

 L’homme tourna la tête vers elle. Elle avait donc vu juste.

 — Si tu réponds à mes questions, je te laisse la torche. Ça te va ?

 Elle lui parlait comme à un enfant, et c’est ce que lui paraissait être devenu le prince. Quelque chose s’était brisé dans son esprit lors de la bataille et de son emprisonnement, d’abord dans la cache secrète et enfin dans cette cellule.

 L’Erdrelien hocha la tête avec vigueur. La Limpaise, sans quitter le regard du prisonnier, tendit la main vers Etherwin. Il comprit et lui procura le croquis de l’artefact.

 — Jerm. Nous savons que cette boussole a appartenu un moment à ton père, Tolsten. Elle est en os et a la taille d’une main. Saurais-tu où nous pourrions la trouver ? Si oui, la torche est à toi.

 Le prince s’assit et se prit la tête entre les mains. Il réfléchissait. Ses yeux s’abîmèrent dans le passé quelques secondes, puis s’illuminèrent à nouveau.

 — La…

 Il se racla la gorge et toussa. Les mots venaient difficilement.

 — La chambre de mon frère.

 Des larmes scintillèrent alors qu’il pensait à Helmit. Son visage se déforma de haine et il attrapa les barreaux.

  — C’est elle ! hurla-t-il. C’est elle qui l’a tué ! Avec son regard de démon ! Ses yeux ! Ses yeux vairons me harcèlent ! Faites-les partir !

 La pitié pinça le cœur de Selya. N’y avait-il donc plus aucune raison dans l’esprit de cet homme ? Elle soupira et, avec des mots judicieux, le calma.

 — C’est bon Jerm, reprends-toi. Regarde la boussole. Sais-tu où elle est ? — L’âtre. Dans l’âtre. La boussole d’Helmit est dans l’âtre ! Mais elle ne sert à rien, ses aiguilles sont fixes. La boussole s’est perdue ! Il jeta sa tête en arrière et partit d’un rire hystérique.

 — Un âtre ? répéta l’Elin. Ne me dites pas que ces idiots ont brûlé la boussole ?

 Selya tendit la torche à travers la grille. Jerm s’en empara en se brûlant au passage, mais il ne sembla pas s’en rendre compte. Il se perdit dans la contemplation des flammes. La lumière mouvante sur son visage découpait ses traits. Il ricanait toujours, ou bien il sanglotait, la Lynx n’aurait pas su dire. Toujours était-il qu’à chaque soubresaut de son corps le feu tanguait et de petites étincelles virevoltaient dans l’air.

 — Je ne crois pas, répliqua-t-elle, songeuse. Je pense qu’il l’aurait dit si elle était détruite. Le mieux est encore d’aller voir cet âtre.

 — Ici ! s’exclama un des deux moines guerriers qui les accompagnaient.

 Le petit groupe s’approcha du côté de la cheminée. Une fine ligne foncée courait à travers les joins des pierres, indiquant là l’emplacement d’une cache secrète. Selya avait donc raison, entre la pièce où Jerm s’était bien involontairement enfermé et les Galeries des Rats, la forteresse grouillait de cachettes.

 Il leur avait été facile de rejoindre les appartements du défunt prince Helmit, car ils étaient situés dans une aile non occupée par les Assliens. Cela leur avait permit de ne pas avoir à demander l’autorisation de Silas. L’Elin redoutait que le roi ne soit pas dans les meilleures dispositions en apprenant où ils avaient découvert l’information. S’ils devaient quitter Ragorna sur décision du Serpent, autant avoir déniché la boussole auparavant.

  Et voilà que, près de l’âtre que Jerm leur avait indiqué, après quelques temps de recherche, ils avaient peut-être trouvé où reposait la boussole. Ne restait qu’à découvrir comment ouvrir la planque. Actionner le mécanisme allait sans doute leur prendre un temps considérable. L’Elin ne l’entendait cependant pas de cette oreille. D’un signe, il commanda à ces hommes. Les religieux dégainèrent leurs marteaux, armes sacrées de tous moines guerriers, et frappèrent le mur. Les pierres de la cheminée n’étaient pas aussi dures que les lourds blocs constitutifs des murs, et bientôt un trou apparut. Etherwin hoqueta.

 — Mais vous êtes fous ! Vous allez abimer la boussole !

 — Tais-toi, historien, fit l’Elin sans lui jeter un regard. L’os est solide, ce n’est pas quelques gravats qui vont la détériorer.

 Encore quelques coups et l’ouverture fut assez grande. Selya retint inconsciemment sa respiration. C’était l’instant de vérité. Si l’artefact était bien là, le couple pourrait rentrer chez lui et oublier toute cette histoire d’Obunter et de Dragon. Un des moines passa la main à travers le mur.

 — Je sens quelque chose, c’est emballé dans du tissu.

 Avec son marteau, il agrandit un peu la brèche et parvint enfin à sortir l’objet tant convoité. Il le fournit à l’Elin qui le dégagea de sa housse. La boussole se tenait bel et bien là. L’os était jauni pas le temps et des traces de sang étaient visibles. Des formes géométriques et des animaux étaient sculptés sur le pourtour. Au centre, en relief, un dragon portait les aiguilles. Malgré son matériau rustique, l’objet était de toute beauté. L’Elin eut un petit rictus en le contemplant. Il le remballa soudain dans sa toile et le tendit à Etherwin.

 — Fais-là fonctionner, nous n’avons pas de temps à perdre, commanda-t-il.

 Selya passa en une fraction de seconde du soulagement à l’incompréhension.

 — Eh ! s’exclama-t-elle. Ce n’était pas dans notre arrangement. Vous avez votre boussole, je retourne avec Etherwin à Limper, comme convenu. À présent, débrouillez-vous sans nous.

 La Lynx s’avança vers l’Elin, mais une poigne puissante la saisit aux épaules. Le moine-guerrier derrière elle lui sangla la poitrine de son avant-bras, l’empêchant d’agir. Etherwin regardait la scène, perplexe. Il jeta un regard à son supérieur, puis à son épouse, sans savoir quoi faire.

 — Elin ! rugit Selya. Vous manquez à votre parole d’homme de foi !

 — Ma chère, s’expliqua ce dernier, tu m’as étonné ce dernier cadran.

 Nonchalant, il s’avança et prit la mâchoire de la jeune femme entre ses doigts. Elle se dégagea, hargneuse, prête à mordre s’il le fallait.

 — Et bien, derrière ton joli minois, tu caches bien ton jeu, rit-il. Tu es plus intelligente qu’il n’y paraît. Toutefois, tu n’es pour moi qu’un petit chaton, et tu as fait une grossière erreur en te fiant à ma parole.

 — Vous avez juré par les Huit ! Vous êtes un Elin ! Et vous vous faites parjure ?

 — Tu as beau être une Lynx et capable de récolter des informations fiables, tu en as loupé une d’une importance capitale.

 Il s’approcha d’elle, le visage à nouveau fermé, les yeux glacials.

— Je ne suis pas seulement l’Elin de Solnyx, je suis aussi celui de Belall.

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