Chapitre 35 - Partie 1

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Malgré sa taille, il fallut à peine une journée pour traverser le lac de Saal qui avait tant amusé Ard. Puis le cours normal du fleuve avait repris. Mais le paysage était en train de changer. Les rives avaient commencé à s’écarter et les montagnes devenaient de plus en plus basses. L’embouchure était proche.

Depuis ce jour où elle avait reçu sa correction, elle avait pris soin de ne plus jamais désobéir. Elle ne voulait plus jamais sentir la morsure de l’électricité sur sa peau. Elle mettait toutes les tenues que lui donnait Ard, aussi indécentes soient-elles. Elle prenait aussi soin de ne jamais se trouver à portée de Biluan. Le pire dans ce qu’il lui avait fait, n’était pas la douleur, intense, qu’elle avait éprouvée, mais la joie qu’il avait manifestée quand il l’avait martyrisée. Il avait éprouvé du plaisir à la faire souffrir. Elle-même n’en avait pas pris conscience sur le moment. Mais Ard lui avait tout raconté. Il avait été horrifié par ce qu’il avait vu et souhaitait ne jamais revoir sur le visage d’un être humain.

Ce matin-là, Ard lui avait donné un cours d’histoire. Les humains sur ce monde étaient là depuis peu, mais ils avaient vécu beaucoup d’événements. Il y a un siècle, ils n’existaient pas. Aujourd’hui, ils représentaient plus de la moitié de la population. Deirane avait cependant remarqué une chose, si son peuple avait été de tous les combats, il ne les avait jamais dirigés. Il n’avait fait que suivre le mouvement. À chaque fois, c’était l’Helaria qui avait montré la voie. Elle se demandait si ce n’était pas là l’origine du différent qui existait entre les deux peuples, plus qu’une différence biologique.

Elle était allée prendre une petite pause à son poste habituel à la proue. Elle s’était allongée sur le beaupré. La première fois qu’elle avait fait ça, Ard avait paniqué. Il avait peur qu’elle tombe. À la longue, il avait fini par se rendre compte qu’il n’y avait aucun risque. Frestin l’y rejoignit.

— Que fais-tu ? demanda-t-il.

— Je regarde la vague d’étrave, dit-elle, elle donne une impression de vitesse.

La voix semblait ferme, mais le jeune homme remarqua les yeux brillants. Elle avait pleuré. Ça lui arrivait souvent. Personne ne s’en rendait compte sur le navire, sauf peut-être Ard. Mais lui l’avait surprise plusieurs fois en larmes. Devant lui, elle ne se retenait pas. En fait il trouvait qu’elle tenait plutôt bien le coup si on considérait les épreuves qu’elle subissait, la mort de son fiancé et la disparition de son bébé. Il essaya de la distraire.

— Tu devrais faire la même chose dans l’océan. Les dauphins s’amusent avec cette vague. Ils sont très joueurs, les dauphins. Je trouve dommage que certains les tuent pour les manger. Mais dans la baie de Kushan, ils sont protégés. Ils sont confiants et viennent vers les bateaux.

— J’ai hâte de voir ça, dit-elle.

— Les Helariaseny disent qu’ils sont intelligents et qu’ils forment un huitième peuple. Dans leur pays, ils ont le titre de citoyen.

Elle se releva, amusée à l’idée d’un dauphin dressé sur sa queue faisant une révérence aux pentarques et portant un bracelet d’identité sur une nageoire. Elle rejoignit son ami sur le pont.

— Suis-moi, j’ai quelque chose à te montrer, dit-il.

— Où ça ?

— En haut du mat.

Elle regarda le grand mat au centre du navire avec son nid de pie qui accueillait la vigie. C’est lui qui lançait le signal l’obligeant à rentrer dans sa cachette lorsqu’un navire s’approchait d’eux. C’était arrivé moins d’une fois par jour depuis son embarquement.

— Allons-y, dit-elle.

Grâce à son agilité, il lui fallut à peine quelques stersihons pour rejoindre le poste d’observation. Frestin, moins habitué à la hauteur, mit plus de temps. En fait, il avait le vertige – il n’était pas coq pour rien – mais il ne voulait pas passer pour un trouillard à ses yeux.

— Alors, que veux-tu me montrer ? demanda-t-elle quand il fut à côté d’elle.

— Regarde à tribord, répondit-il.

Elle obéit. Le rivage, invisible depuis le pont s’offrait largement à sa vue depuis ce poste élevé. Il était couvert d’une forêt épaisse. Par endroit, des volutes de fumées s’élevaient indiquant qu’elle était habitée. Un peu au sud, on remarquait un petit port équipé d’un unique ponton en bois. L’endroit semblait malgré tout peu peuplé.

— Voyons si tu connais ta géographie, reprit Frestin, sais-tu où nous sommes ?

— C’est le Salirian, répondit-elle.

— Pas du tout, intervint la vigie, vous voyez ce bras qui se détache un peu au nord de notre position ?

Elle se tourna vers l’arrière, regardant dans la direction que lui désignait le marin. Effectivement le fleuve se divisait en deux. Un bras s’en séparait, bien étroit comparé au fleuve géant. Mais en fait, il était large de presque une longe, dix fois plus que l’Alcyan sur le bord duquel elle avait vécu.

— Je le vois, dit-elle.

— C’est la frontière.

— La frontière entre quoi et quoi ?

— Entre le Salirian et l’Helaria, répondit Frestin.

— Tu veux dire que la forêt devant nous c’est…

— La province d’Ellez de l’Helaria.

Elle regarda l’épaisse forêt qui s’étendait à perte de vue.

— Tu es bonne nageuse ? demanda Frestin

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le moment de t’enfuir. Si tu penses être capable de nager jusque là-bas, vas-y.

Elle soupira, gonflant la poitrine. Elle était si près de la liberté et pourtant si loin à la fois.

— Là où j’ai grandi, les fleuves et les lacs étaient empoisonnés. Ce n’était pas l’endroit idéal pour apprendre à nager.

Elle attendit la réponse de son ami. Comme elle ne venait pas, elle tourna la tête vers lui. Ses soupirs, et les mouvements d’inspiration qu’ils impliquaient, ne lui avait pas échappé. Il était comme subjugué, indifférent à ce qui l’entourait, les yeux braqués sur son corsage. C’était déjà arrivé une fois depuis qu’ils se connaissaient. Elle fit claquer ses doigts près de son oreille, ce qui le réveilla.

— Je suis désolé, bredouilla-t-il d’un air gêné.

— C’est pas grave, dit-elle.

— Le coq a disjoncté, plaisanta la vigie.

Il pouvait parler, pensa Deirane, lui qui la surveillait plus qu’il ne surveillait le cours de l’eau quand elle prenait sa pause à l’avant. Frestin ne tarda pas à retrouver le fil de ses idées.

— Tu as passé plusieurs mois à l’ambassade, je croyais que tu savais nager.

— Je sais nager, Saalyn et Celtis m’ont appris. Mais je ne suis pas très bonne. Je ne parcourrais même pas le dixième de cette distance.

— C’est dommage. Tout esclave qui pose le pied en Helaria en devient automatiquement citoyen. C’est plus rapide que d’immigrer.

— Je sais. Mais je ne suis pas sûre que ça marcherait ici. Cet endroit semble bien désert. Le capitaine n’aurait aucune difficulté à aborder pour me récupérer.

— Ce n’est pas faux, remarqua la vigie.

Elle regarda une nouvelle fois la rive. La terre promise ! Inaccessible !

— L’embouchure n’est pas loin, s’écria-t-elle soudain, la capitale de l’Helaria s’y trouve.

— Oui, mais on passe au large. Au nord de l’île il n’y a pas assez de fond. Et au sud, on doit passer loin de Neiso sinon les Helariaseny s’énervent. Tu ne seras jamais aussi près de ce pays qu’aujourd’hui.

Elle le regarda à nouveau. Elle regretta un moment de n’avoir pas mieux suivi les conseils de son amie quand il était encore temps. Mais de toute façon, même si elle avait su, elle ne l’aurait jamais fait. Si cela signifiait ne plus revoir Hester de sa vie.

Brutalement un choc sourd ébranla le navire jusque dans ses tréfonds. Il se souleva si brutalement que la vigie bascula en avant. Mais il parvint de justesse à se rattraper. Il rentra dans le nid-de-pie. Tous les regards se portèrent à l’avant. Sur le pont, tous les marins se précipitaient à la proue. Le feuillage d’un arbre débordait sur le tillac. Ses branches, certaines épaisses comme la cuisse, avaient brisé le beaupré, déchiré le foc et fortement endommagé le bordage.

— Je suis mort, gémit la vigie.

— Allons, allons, il n’y a pas mort d’homme, répondit Frestin. Il n’y avait personne dans la mature au moment de l’accident.

— Mais j’étais censé surveiller pour éviter ce genre de choses.

Effectivement, en jetant un coup d’œil en bas, Deirane pu voir que le capitaine regardait leur poste d’observation, et il avait l’air furieux. Il leur fit signe de descendre et l’expression qu’il arborait n’était pas pour rassurer Deirane.

Il fallut plus d’un monsihon pour dégager le navire de l’arbre flottant qu’il avait heurté. Le fleuve était large, d’autant plus que le courant le maintenait au centre du lit. Il ne risquait pas de dériver jusqu’à une rive et s’échouer. Et c’était heureux parce qu’avec un tel obstacle enfoncé dans ses œuvres vives, le bateau n’était absolument plus manœuvrable.

Le capitaine, accompagné du charpentier, put enfin examiner les dégâts. La coque avait été gravement endommagée, mais au-dessus de la ligne de flottaison. Il n’y avait pas de voie d’eau, ils ne risquaient pas de couler. Le charpentier, avec l’aide de quelques marins, entrepris de calfeutrer la brèche.

Quelques stersihons plus tard, le capitaine, son second et le commanditaire se réunirent dans le carré des officiers. Deirane était recroquevillée dans un coin, le corps tremblant, la punition qu’elle avait subie lui semblait encore pire que la précédente. Et ce coup-ci, elle ne pouvait pas compter sur Ard pour la réconforter, il n’avait pas eu le droit de venir la rejoindre. Frestin avait subi le même sort. Il devait certainement être allongé dans sa cuisine. Seule la vigie n’avait pas été punie, ce qui ne présageait rien de bon pour elle. Elle avait été conduite à fond de cale, attendant son châtiment qui s’annonçait terrible.

— Ce navire ne pourra pas aller jusqu’en Orvbel, annonça le capitaine.

— Il n’est pas possible de réparer ? demanda Biluan.

— Deux membrures sont cassées, nous n’avons pas les moyens de réparer ça nous-mêmes. Il nous faut un vrai port avec une cale sèche.

— Et consolider le membre avec une pièce métallique ?

— L’avarie est à la proue. Une fois dans océan nous allons remonter au vent jusqu’à destination. Il faut aussi remplacer le beaupré. La vergue que nous sommes en train de mettre en place n’est au mieux qu’un pis-aller pour atteindre un port.

— Très bien, faites réparer, l’Orvbel paiera.

— Je l’espère bien.

Il étala une carte sur la table. Elle représentait la côte sud du continent, depuis l’embouchure de l’Unster jusqu’au premier grand cap. Une immense baie en demi-lune s’ouvrait largement vers le sud. Elle était isolée de l’océan par un chapelet d’îles qui se divisait en deux branches à l’est.

— Il y a quatre ports qui pourraient nous accueillir, dit le capitaine en les montrant au fur et à mesure qu’il les désignait. Neiso, Imoteiv, Kushan et Honëga. Tous ces ports ont l’infrastructure nécessaire pour les réparations. Mais ils ont une tare qui risque de vous être rédhibitoire.

— Ils sont tous helarieal, répondit le commanditaire.

— Exact. L’Helaria considère la baie de Kushan comme leur domaine propre, même si quelques communautés indépendantes subsistent sur ses côtes.

— Je croyais que Neiso était interdite aux étrangers.

— L’interdiction ne va pas jusqu’à laisser des gens mourir faute de secours. Mais les précautions qu’ils prennent dans ces cas-là nous font rayer cette ville de la liste. C’est dommage, j’aurais bien aimé y aller juste pour pouvoir m’en vanter. Mais votre petite protégée serait découverte.

— Je vois. Mais…

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