Chapitre 27

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La route n’était pas très large. Elle ne desservait que les fermes au nord du plateau d’Yrian oriental. Mais les pluies de feu y étaient aussi dangereuses que partout ailleurs. Elle était donc aménagée comme la Grande Route du Sud, à ceci près qu’il n’y avait pas d’auberge sur son parcours. Elle n’était équipée que de refuges à intervalles réguliers ainsi que de zones aménagées où le sable, empoisonné par les pluies de feu, était régulièrement enlevé et remplacé par du neuf. C’est sur l’une de ces dernières que Saalyn, Öta et Hester bivouaquèrent. Saalyn produisait assez de lait pour ne plus avoir besoin de faire appel à des nourrices. N’étant plus obligés de s’arrêter dans les auberges, cela accéléra leur chevauchée.

Les traces de ceux qu’ils poursuivaient n’étaient pas toujours visibles, mais la route ne comportait aucun embranchement. Il n’y avait même pas de chemins vers des fermes. Les pluies de feu rendaient toute culture impossible en cet endroit. Par moment, le paysage était aussi désolé que la région de Karghezo. Mais elle était irriguée par quelques rivières et la végétation s’accrochait. Parmi elles, l’Onus, faisait la moitié de la largeur de l’Unster. Il était si large qu’il constituait un obstacle insurmontable. Heureusement, il avait bénéficié d’un pont suspendu, similaire à ceux construit à Sernos. Et c’était heureux, parce que traversant le désert, il charriait souvent des poisons qui auraient rendu sa traversée à la nage périlleuse. Mais le seul pont se trouvait sur la Grande Route du Sud. La route qu’ils suivaient la rejoignait juste au sud du pont.

Une fois sur cette artère majeure, Saalyn se mit en quête de l’embouchure de la petite rivière qui avait permis aux ravisseurs de lui échapper. Elle la trouva facilement. Les traces de campement et la barque abandonnée lui confirmèrent son hypothèse. Trois personnes avaient passé une nuit ici, dont une beaucoup plus légère que les autres. Mais après, qu’avaient-ils fait ? Le fait qu’ils aient abandonné la barque indiquait qu’ils disposaient d’un autre moyen de transport. Le fleuve fut sa première hypothèse. Mais la berge de l’Unster ne montrait aucune trace de débarquement. Par contre, celles de chevaux étaient nombreuses. Après examen des indices, Saalyn en conclut qu’un complice les attendait là, depuis plusieurs jours certainement, avec des montures. Quatre cavaliers avaient quitté cet endroit. Par contre, il lui fut impossible de déterminer leur direction.

— Le nord ou le sud ? demanda Öta.

— Que ferais-tu ? répliqua Saalyn.

— J’irai au nord.

— Pourquoi ?

— Parce que le poste de péage du pont de l’Onus pourra nous dire s’il les a vus ou pas.

Saalyn ne répondit pas, mais le regard qu’elle lança à son apprenti emplit ce dernier de fierté.

— Par contre, reprit Saalyn, on aurait pu leur poser la question avant de venir ici. Ça nous aurait fait gagner deux jours.

— Je suis désolé, je…

— Ne le sois pas, c’est moi qui aurais dû y penser.

Le lendemain, après avoir passé la nuit sur place, ils repartirent vers le nord. Ils atteignirent le pont en fin d’après-midi. Seul point de passage entre le nord et le sud, il était encore mieux entretenu que les ponts de Sernos. Après tout, la capitale en comportait trois. Alors que celui-là, s’il s’effondrait, la Grande Route du Sud cesserait virtuellement d’exister. La seule voie utilisable serait alors la voie fluviale, sous la domination de l’Helaria. Pire, la province d’Yrian oriental serait quasiment isolée du reste du royaume. Aussi, les abords étaient-ils décorés de crânes plantés sur des piques, témoignage de ce qu’il en coûtait de le dégrader.

Le péage pour le traverser était élevé. Saalyn dut s’acquitter de la somme de un cel : deux dixièmes par cheval et un dixième par cavalier. C’était cher. Sans compter qu’elle dut se soulager d’un autre cel pour que le garde en poste accepte de consulter les registres de passage et un autre pour qu’il lui donne la réponse. En effet, quatre cavaliers étaient passés ici même, six jours plus tôt, avec parmi eux une jeune femme blonde. Saalyn exultait. Elle était sur la bonne piste. Ces individus, quels qu’ils soient avaient tenté de brouiller les pistes, mais elle avait déjoué leur piège.

Trois jours après avoir quitté Karghezo, ils arrivèrent à un embranchement. En continuant tout droit, ils restaient sur la Grande Route du Sud et rejoindraient Sernos. Sur leur droite, la déviation leur permettrait de rejoindre la Grande Route de l’Est.

Les traces étaient nombreuses. Afin de gagner du temps, beaucoup de commerçants préféraient passer par là pour contourner la capitale plutôt que de s’aventurer dans ses rues encombrées. La capitale yriani était le siège économique du pays et dans une moindre mesure du monde. Mais la Grande Route de l’Est conduisait à des dizaines de royaumes variés. Et il n’y avait aucune rivière navigable qui aurait pu les atteindre tous. On aurait pu croire que l’Onus, vu sa largeur, aurait pu être une artère majeure pour commercer avec ces royaumes. Après tout, il constituait la frontière occidentale de la Nayt, loin à l’est. Mais une centaine de longes avant sa confluence avec l’Unster, il était barré par une cascade, pas très haute, une quinzaine de perches tout au plus, qui empêchait les navires d’aller plus loin.

Et même la haute chaîne de montagnes qui courrait loin au nord sur les deux tiers du continent, bordant les plaines de l’est, n’alimentait pas de voies navigables. Les fleuves qui en descendaient se jetaient dans l’Onus pour une moitié et le reste rejoignait l’océan oriental, bien à l’est de Nasïlia, où même les navires helarieal ne s’étaient pas aventurés. Saalyn ne s’était que rarement approchée de ces montagnes, d’une part parce qu’elles étaient hors des routes commerciales, d’autre part parce que la majorité des derniers hauts gems qui avaient survécu aux purges des feythas y résidaient. Et pour survivre à de tels tyrans, il fallait presque être pire qu’eux.

Saalyn mis pied à terre et commença ses investigations. Perché sur son cheval, Öta attendait, tout en l’observant. Il avait préféré ne pas aller l’aider de peur d’effacer par inadvertance les repères ténus qui avaient subsisté après tous ces jours. La guerrière libre examinait la route avec ses empreintes de chariots et de chevaux. Elle s’accroupit, portant toute son attention sur l’embranchement qui s’éloignait de Sernos, pourtant moins chargé que l’autre voie. Elle ramassa une poignée de crottin qu’elle sentit. Puis elle la jeta avant de s’essuyer sommairement avec du sable. Dans ses fontes elle prit sa gourde et un chiffon. Pendant qu’elle se nettoyait les mains, elle s’adressa à Öta.

— Beaucoup trop de monde est passé par là. Les traces sont brouillées. On ne peut plus rien en tirer.

Mais Öta n’écoutait pas. Il regardait le manège de plusieurs êtres volants. Il y avait des oiseaux parmi les reptiles. Pour que les premiers osent s’approcher des seconds, l’enjeu devait être conséquent. Il y avait certainement une charogne de belle taille dans les buissons. Mais quoi ? Les pluies de feu avaient radicalement réduit la mégafaune de la région. Aucun animal ne dépassait la taille d’un chat dans ces terres désolées.

— Tu peux prendre Hester un instant ? demanda Öta.

— Laisse-moi un instant, j’ai les mains sales.

Elle acheva son nettoyage. Une fois propre, elle prit le bébé dans ses bras pour que son disciple puisse mettre pied à terre. Bientôt, il serait guerrier libre en titre. Aussi, elle le laissa mener ses propres recherches sans intervenir, se contentant de l’observer de sa place. Qu’il ait été lui aussi intrigué par ces charognards était une bonne chose.

Il disparut dans les buissons sur la droite de la route. À son approche, les oiseaux et leurs cousins s’égaillèrent. Il y a longtemps qu’ils avaient appris que les êtres dressés sur deux pattes étaient plus féroces qu’eux. Öta ne tarda pas à trouver ce qui avait attiré leur intérêt.

— Saalyn, viens voir, dit-il en joignant le geste à la parole.

Calant Hester sur sa hanche, elle le rejoignit.

— Ça c’est intéressant, dit-elle en découvrant le cadavre.

C’était un corps humain qui était là en train de se décomposer. Pantalon, tunique et bottes assez semblable à ceux que portaient la guerrière libre quand elle était sur les routes, sauf qu’elle préférait le lin au cuir. S’y adjoignaient des bracelets cloutés en cuir noir comme en affectionnaient certains mercenaires. Tout objet de valeur avait disparu, en particulier toutes ses armes, sauf, de façon assez étrange, la plus précieuse de toute. Il tenait encore dans la main droite son arbalète. Tué par-derrière, comme en témoignait la tache rouge dans son dos, il était tombé en avant dans la direction de sa cible.

— Qu’en penses-tu ? demanda Saalyn.

— Il s’est fait surprendre pendant qu’il montait une embuscade.

— C’est aussi mon avis. Comment est-il mort ?

— Un coup de couteau dans le dos.

— Je dirai plutôt une flèche. Dans ces buissons, une personne qui l’aurait approché suffisamment pour le tuer aurait fait assez de bruit pour qu’il ait le temps de se retourner. Là, il n’a rien vu venir.

Öta hocha la tête pour montrer qu’il avait assimilé la leçon.

— Le tireur a récupéré la flèche pour brouiller les pistes.

— Plutôt parce qu’une bonne flèche coûte cher. Le fait que ses armes aient disparu fait penser à une opportunité de pillage. Sauf que l’arbalète, pourquoi l’avoir laissée, ça a de la valeur aussi.

Elle dégagea l’arme des mains du cadavre. Son examen fut bref.

— Elle est hors d’usage, dit-elle, le système de déclenchement est faussé et une branche de l’arc cassée.

— Elle a dû se briser dans sa chute.

— C’est ce que je pense.

Elle jeta l’arme inutilisable.

— Au moins, la cible de cette embuscade s’en est tirée, remarqua Öta.

— C’est heureux pour nous, répliqua-t-elle.

— Que veux-tu dire ? Que nous étions la cible ?

Pour toute réponse elle désigna la direction visée par l’embusqué avant sa mort. On voyait les chevaux qui attendaient patiemment au centre du carrefour que leurs maîtres viennent les rejoindre.

— Des dizaines de personnes passent par là tous les jours. Pourquoi nous spécialement ?

— Tu surestimes le trafic de cette route. La plupart des marchands préfèrent les bateaux et ne l’empruntent que quand ils n’ont pas le choix. Pense au nombre de voyageurs que nous avons croisés depuis Karghezo. Et combien parmi tous ces voyageurs se seraient arrêtés spécialement ici.

Le raisonnement de la guerrière se tenait.

— Ils ne se contentent plus de nous égarer, dit Öta, ils cherchent à nous tuer. Pourquoi ?

— Certainement parce que nous sommes sur la bonne piste. On se rapproche d’eux. Ils cherchent à nous éliminer, tout au moins à nous retarder. Si tu avais été blessé par ce carreau je ne t’aurais pas abandonné sur place. Et j’espère que dans la situation inverse, il en aurait été de même.

— C’est inquiétant, je fais une cible plus grosse que toi, remarqua Öta.

— Et crois bien que je m’en félicite, dit-elle en plaisantant.

Elle retourna vers le carrefour. Elle s’appuya contre son cheval, la tête posée contre son flanc. L’animal ne broncha pas. Öta ramassa l’arbalète et l’examina attentivement. C’était vraiment un bel instrument, le corps en bois poli, les lames métalliques qui tendaient la corde, brunies pour ne pas briller au soleil. Il avait dû coûter cher. Même dans cet état, il avait encore de la valeur. Sa réparation était à la portée d’un bon artisan. L’assassin devait être bien pressé pour ne pas la prendre. Il chercha le sceau du fabricant. Il le trouva sur la crosse. Écœuré, il la rejeta. Il rejoignit sa compagne.

— Tu en fais une tête, remarqua-t-elle, c’est de voir qu’ils utilisent nos propres armes contre nous ?

— Comment ont-ils pu en avoir une ? demanda le jeune stoltzen.

— Je suppose en l’achetant chez un armurier.

— Je croyais qu’on n’en exportait pas.

— N’importe qui peut venir chez nous. Alors ça ne change pas grand-chose au final.

— C’est gonflé quand même. En tuant une guerrière libre, surtout toi ils auraient tous eu leur tête mise à prix.

— Pas tant que ça. Mets-toi à leur place. Il m’arrive de rester absente des douzaines lors d’une enquête. Si je disparaissais, il faudrait du temps pour qu’on s’en rende compte. Quant à nos corps…

Elle désigna le petit chemin.

— L’Unster est à quelques longes par là. Les poissons auraient vite fait de les faire disparaître.

— Tu fais ton rapport presque tous les soirs aux pentarques. Il ne faudrait que quelques jours pour que l’alerte soit donnée.

— Mais ça ils ne le savent pas. Et il vaudrait mieux que ça reste caché. Si on savait que je peux contacter les pentarques à tout moment, même le roi d’Yrian lancerait ses tueurs à mes trousses.

— Excuse-moi, dit le jeune disciple d’un air contrit.

Inquiet, il regarda autour de lui. Saalyn installait Hester sur le devant de sa selle, avant de monter à son tour.

— Ne t’inquiètes pas, personne ne nous surveille, le rassura-t-elle.

Öta enfourcha à son tour son cheval. Il prit la longe de leur convoi de bagage. Ils n’avaient pas prévu de mener une enquête, autrement, ils ne se seraient pas équipés autant. Lourdement chargés, les chevaux allaient lentement et les ralentissaient. Il allait falloir trouver un endroit où les déposer quelque temps.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— On continue vers la route de l’est. Le fait qu’ils aient tenté de nous tuer me conforte dans l’idée qu’on est sur leurs talons.

— Sur leurs talons, j’en doute un peu. On avait moins d’un jour de retard au début. Maintenant on en a six.

Saalyn ne commenta pas la remarque de son disciple. Elle était malheureusement vraie. Ils ne les rattrapaient pas. Bien au contraire. Mais ils étaient au moins sur la bonne voie.

Ils reprirent leur chemin. Toutefois, une idée trottait dans la tête de la guerrière libre. Qu’un pillard ait tué un mercenaire entraîné pour le voler, à la limite. Mais il n’avait laissé aucun indice sur son identité. Il était très bon. Elle commençait à douter d’un simple vol. Elle penchait plutôt pour un règlement de compte entre troupes rivales. Il y aurait donc une deuxième troupe circulant sur cette route en plus de leurs ravisseurs. Le coin commençait à être sérieusement encombré.

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