Chapitre 25 - Partie 2

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Deirane rougit.

— Je ne peux pas me laver devant vous, dit-elle.

— J’ai bien peur que tu n’aies pas le choix. Autant t’habituer dès maintenant, parce que ça va être comme ça toute ta vie.

Deirane sentit que les larmes revenaient. Elle essaya de les retenir.

— Vous avez l’âge d’être mon père, dit-elle finalement.

— Je ne suis pas si vieux qu’une belle jeune nue ne me fasse plus d’effet. Sans compter que je suis curieux. Tes pierres précieuses dans la peau m’intriguent. J’ai envie de les voir en totalité.

— Personne ne les a vues en totalité.

— Personne ? Vraiment ?

Deirane rougit. Personne ? Si, quelques-uns l’avaient vue entièrement nue et connaissaient le motif dessiné par les fils d’or et les pierres précieuses. Mais ils étaient peu nombreux. Dresil en tout premier lieu. L’homme qu’elle aimait. Il y avait son père, le seul qui le l’a pas regardée comme un homme regarde une femme. Puis il y avait Festor, le soldat helarieal qui l’avait accompagnée chez les Bawcks. Il y avait aussi le chamane bawck. Mais ces deux derniers n’étaient pas des êtres humains. Comptaient-ils vraiment ? Elle se souvint du regard que Festor avait porté sur elle et la vague déception qu’elle avait éprouvé quand il avait reporté son attention sur sa compagne gravement blessée. Son petit frère ne comptait pas vraiment. Il s’était révélé curieux de cet étrange tatouage. Peut-être le seul avantage de ces pierres, amuser un gamin de quatre ans. Du côté des femmes c’était à peine mieux. Sa sœur aînée Cleriance, qui l’avait soignée après son retour à la maison. Sa sœur cadette, qui, quand elle ne jouait pas à la peste, lui avait tenu compagnie. Elle avait partagé les jeux de son petit frère. Il y avait aussi Calen, la première personne à l’accueillir en Helaria. Et Saalyn aussi. Saalyn surtout qui lui avait appris à s’accepter telle qu’elle était devenue. En tout, elle pouvait compter tous ceux qui l’avaient vue nue sur les doigts des mains. Elle pensa à Jeten. Lui, s’était avant ces pierres. Lui, il ne l’avait pas vue entièrement nue. Mais c’était le premier garçon pour lequel elle avait ouvert son corsage, le premier à lui avoir caressé les seins. Elle se souvint de la sensation qu’elle avait éprouvée à l’époque. Mais Jeten était mort, tout comme Dresil.

— Il y a au moins une personne qui a pu voir le motif dans la totalité. Celui qui l’a créé.

Le drow. Elle l’avait oublié. Dans cette liste, c’était le seul qui l’avait forcée. Son évocation bloqua les larmes sur le point de couler, les remplaçant par une haine implacable. Une haine qui submergea tous les autres sentiments.

— Vous pouvez regarder si vous voulez.

Elle se leva et commença à enlever sa robe déchirée. La dureté avec laquelle ces dernières paroles avaient été prononcées découragea Ard qui se détourna pour préserver la pudeur de la jeune femme.

Au bout d’un moment, l’eau cessa de couler. Il l’entendit tirer le rideau de la douche. Elle fouilla dans l’armoire pour prendre une serviette.

— Pendant ce voyage, je veux que vous m’appreniez tout ce que vous savez.

— Dans quels domaines ? demanda-t-il.

— Dans tous. Je veux pouvoir me tenir en société. Je veux tout connaître de notre monde. Je veux être la meilleure en tout. Je ne suis peut-être plus propriétaire de mon corps. N’importe qui aura plus de droit sur lui que moi-même. Mais mon esprit m’appartient toujours et ça c’est le plus important.

— Vous aurez besoin de connaissances en politique aussi et en diplomatie, dit-il en se retournant. Je ne pourrais pas vous les donner, mais s’il l’estime nécessaire, ton propriétaire y pourvoira.

Deirane était en train de fouiller dans l’armoire pour choisir une robe. La serviette était en tas à ses pieds.

— Excusez-moi, dit-il.

Il allait détourner le regard. Mais elle l’interrompit.

— Non ! Vous avez raison, je dois m’habituer dès maintenant. Regardez-moi ?

Elle jeta la tenue qu’elle avait choisie sur son lit. Puis elle se déplaça juste au centre de la pièce. Les bras légèrement écartés du corps, elle tourna sur elle-même.

— Voilà, vous l’avez vu ce motif. Vous en pensez quoi ?

Ard ne répondit pas, car il n’y avait rien à répondre. Sa curiosité était étanchée. Il avait vu ce motif, mais maintenant il le regrettait. Ce n’était pas parce qu’il était horrible. Il était magnifique. Le dessin autant que le choix des pierres était le signe d’une grande maîtrise artistique. Mais il ne reconnaissait plus la petite jeune fille qui était arrivée à peine quelques calsihons plus tôt dans cette femme autoritaire qui transpirait la haine par tous les pores de sa peau.

Une pensée lui traversa le crâne. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il tira la chaise du bureau à lui pour s’asseoir. Il ne jetait plus que de brefs coup d’œil à l’adolescente pendant qu’elle s’habillait, plus pour s’assurer qu’elle était toujours bien là que pour se rincer l’œil.

— Vous avez l’air joyeux, remarqua-t-elle.

— Je crois que tu es celle que j’attendais depuis longtemps.

— Vous m’attendiez ?

— Tu veux te venger, moi aussi. Je n’ai pas toujours été esclave. Avant j’avais une femme et des enfants.

— Et vous comptez sur moi pour vous venger ?

— Tu n’es pas la première sur qui j’ai misé quelques espoirs, mais tu es la première que je pense voir réussir. Une fois que tu seras formée correctement, ce n’est pas une douce concubine qui débarquera en Orvbel, mais une tornade qui balaiera tout sur son passage.

Deirane ramena ses cheveux en arrière pour les dégager de sa robe. Elle n’était pas coiffée correctement, mais elle était sûre qu’il y avait ce qu’il fallait quelque part. Elle se mit en quête des instruments.

— On commence quand ? demanda-t-elle.

— Tout de suite.

— Ça marche. Et vous ne le regretterez pas.

— Comment ça ?

— Vous aviez dit tout à l’heure que vous pouviez encore vous émouvoir à la vue d’une belle jeune femme nue. Alors attendez-vous à être ému très souvent à partir de maintenant.

Ard avait été un bel homme dans sa jeunesse. D’ailleurs, aujourd’hui encore il gardait un certain charme. Il avait reçu bien souvent des propositions de ce genre. Parfois plus directe encore. Mais en général, il y avait une certaine sensualité dans les paroles, on y sentait du désir. Pas cette froide dureté calculatrice.

— Ce n’est pas la peine, dit-il, si la vengeance aboutit, je m’estimerai largement payé.

— Si j’ai bien compris, dans quelques semaines on m’imposera mes amants. Laissez-moi en choisir quelques-uns pendant que je le peux encore.

Le pluriel interpella l’érudit.

— Quelques-uns ?

— Je suis la seule femme à bord. Et certains marins n’ont pas tenu de femme dans leurs bras depuis des mois. À votre avis, si j’accorde mes faveurs à certains et pas à d’autres, que va-t-il se passer ?

— Depuis des mois. Tu es optimiste. La plupart d’entre eux sont des esclaves. Ils n’ont jamais quitté le navire depuis qu’ils sont montés à bord. Si tu t’amuses à ça, il y a des chances que ce bateau n’atteigne jamais sa destination.

— Il faut qu’il l’atteigne. Mais il n’est pas utile que le capitaine soit du voyage.

— À cause de ton bébé ?

— Mon fils m’a été retiré. Et l’homme que j’aime est mort. Mais celui qui en est à l’origine est toujours vivant. Et ce navire se rend précisément où il se trouve. Et là où mon fils m’attend aussi ?

Ard réfléchit un moment.

— Première leçon de politique, dit-il enfin. Si tu fais comme tu l’as dit, tu provoqueras des bagarres. Il y aura certainement des morts. Mais tu ne prendras pas le contrôle du navire. Ça ne t’apportera rien de plus que du désordre et ça mettra ton moral à l’épreuve. Ce genre de chose n’est pas dans tes habitudes il me semble.

— Je ne me suis donnée qu’à un seul homme dans ma vie. Et il lui a fallu des mois pour ça.

— Tu dois éprouver une haine bien grande pour envisager cette solution.

Ard tourna la tête vers elle.

— Pour prendre le contrôle de ce navire, il y a deux solutions.

— J’écoute.

— La première serait de ne pas choisir les marins mais d’accorder tes faveurs à tous.

— Tous les marins ? Ils sont combien ?

— Entre trente-cinq et quarante.

Devant l’énormité du nombre, Deirane fut pris d’un rire nerveux.

— Je pensais qu’il y en avait moins d’une dizaine. Il est plus petit qu’un navire helarieal et il a moins de mâts.

— Et même une dizaine, tu en aurais été capable ?

Deirane rougit. Elle secoua la tête, redevenant un instant la petite fille qu’elle était encore il y a peu.

— Même un seul je ne suis pas sûre d’y arriver.

— Je préfère ça, dit l’érudit, ça te ressemble plus. Je vais t’expliquer comment tu vas faire. Il faut que tu arrives à ce qu’ils te considèrent comme étant leur chef.

— Mais je ne saurais jamais commander ! Je ne l’ai jamais fait !

— Tu n’auras pas besoin de le faire. Mais il faudra qu’ils en aient l’impression. Les ordres devront toujours venir de toi, même si tu n’en es pas à l’origine.

— Et pourquoi ?

— Parce que dans ces conditions, tous ceux à qui tu accorderas tes faveurs considéreront ça comme une récompense et comme un honneur. Ils se battront pour en bénéficier. Un peu comme des soldats pour une décoration.

— Ça ne marchera que tant que je serai jeune.

— Tu ne comptes pas mettre vingt ans pour assouvir ta vengeance. Brun sera mort de vieillesse d’ici là.

— Non. Je n’ai pas non plus l’intention de laisser ce drow commettre ses méfaits si longtemps. Mais vous parliez de deux points. Quel est le deuxième ?

— Tu devras être la seule femme à les récompenser. Tu pourras éventuellement récompenser quelques-uns en leur accordant les faveurs d’une autre femme. Mais je te vois mal infliger ça à une de tes semblables. Quoique, dit-il en aparté, une fois que tu connaîtras mieux les autres concubines avec lesquelles tu vas partager le harem, ça pourrait changer. Mais la récompense ultime pour les meilleurs d’entre eux, ça devra obligatoirement être toi.

Deirane réfléchit un moment.

— Je ne suis pas sûre de vouloir être considérée comme une récompense. Mais…

— Alors je pense que vu tes autres capacités, on peut renoncer à la vengeance. Sauf si tu es plus douée que je ne le crois. Sais-tu…

Deirane l’interrompit.

— J’ai dit que je ne voulais pas être la récompense de quoi que ce soit. Mais je veux voir tous ces gens morts. Et je suis prête à n’importe quoi pour ça. Même si ça ne me plaît pas.

— Tant mieux que ça ne te plaise pas. Ça t’évitera de tout gâcher en en faisant trop. La nature ne t’a donné qu’une arme mais nous allons l’utiliser au mieux.

— Un jour, un drow m’en a donné une seconde. Je dois pouvoir l’utiliser aussi.

— Exact, je l’avais oubliée.

Il lui posa le doigt sur la tempe.

— Et il semble que ce qui se trouve là fonctionne aussi, ajouta-t-il. Je vais donc me charger de lui donner de la matière pour travailler.

— Par quoi on commence ?

— Par un peu de politique, histoire d’assurer la conversation de ce soir à la table du capitaine.

Le vieillard réfléchit un moment.

— On va commencer par la géographie de l’Unster. Tu connais la liste des royaumes de la rive droite ?

— Bien sûr. L’Yrian, c’est mon pays. Au sud c’est l’Okarian. Mais ça c’est pas un vrai royaume. Toutes les villes sont indépendantes, il n’y a pas de roi. Puis le dernier, le Salirian. Et voilà.

— Et voila pas. Il en manque un.

Ard eut un petit sourire.

— Avec des amies comme Saalyn et Calen, il est surprenant que tu aies oublié justement ce pays-là.

— L’Helaria ! s’écria-t-elle incrédule.

— Tout au moins sa province d’Ellez Occidental.

Il montra la chaise.

— Installe-toi. On va réviser tes connaissances géographiques. L’Unster est un bon endroit pour commencer. Nous naviguons dessus. Nous allons traverser tous les pays qui le bordent.

Ard commença son cours. Mais Deirane n’écoutait plus. Une idée tournait en boucle dans sa tête. Dans quelques jours, elle serait en Helaria.

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