Chapitre 25 - Partie 1

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Le navire qui avait pris Deirane en charge battait pavillon de Shaab. Ce pays, fondateur de la Hanse de la Vunci n’avait aucune tradition de construction navale. Il sortait des chantiers du Mustul, en Shacand. Il avait donc le même poli, la même qualité de finition que les navires helarieal. Mais la technologie était radicalement différente. Alors que la Pentarchie ne fabriquait quasiment que des multicoques, celui-là était plus traditionnel avec une seule coque. Et il était en bois, des planches fixées sur des membrures de bois. Destiné à naviguer sur l’Unster et le long de la côte sud du continent, les chantiers navals de Renaissance avaient fabriqué une goélette, avec des voiles qui permettaient de remonter au vent.

Si les Shaabianos ne savaient pas construire ce genre de navire, ils savaient en revanche les entretenir, comme pu le constater Deirane en montant sur le pont. Il était briqué comme un sou neuf, les cordages lovés. Tout était à sa place, rien ne traînait.

Le capitaine de bord accueillit Deirane comme tout élément de cargaison. C’est-à-dire sans s’y intéresser le moins du monde. À peine cilla-t-il un peu en découvrant les pierres précieuses et les fils d’or qui couvraient sa peau. Mais cela s’arrêta là. Dès que le représentant du roi l’eut entraînée dans le rouf, il l’oublia pour se consacrer à la manœuvre.

Le commanditaire fit descendre un escalier à Deirane pour l’amener dans la cale. Elle était remplie de tonneaux, sa cargaison officielle, mais l’un d’eux masquait un passage vers une petite cabine qui avait été aménagée à l’arrière. Elle était très simple, deux lits, une table, une chaise, une armoire et une petite commode. Aucun hublot ne s’ouvrait sur l’extérieur, mais une lampe à bioluminescence helarieal – idéale pour cet endroit confiné – éclairait la petite pièce. Elle était réglée au minimum de sa puissance, ne répandant qu’une faible lueur. La seule décoration : au-dessus de la table, une série d’icônes gravées dans du bois représentaient les cinq dieux majeurs du panthéon yriani.

La pièce n’était pas vide, un vieil homme était allongé sur l’un des lits. Quand Deirane fut poussée à l’intérieur, il se leva. Il tourna la molette d’alimentation de la lampe. Peu à peu, sa luminosité augmenta.

— C’est ici que tu vas dormir pendant les trois prochaines douzaines, dit le commanditaire. On viendra te chercher pour le dîner. Sois prête !

Il sortit et referma la porte.

Deirane resta immobile, debout, juste devant la porte, ne sachant que faire. Le vieil homme toussa pour se rappeler à son existence. Elle se tourna vers lui. Il n’était pas Yriani. Son teint était sombre, ses cheveux crépus rendus gris par l’âge, sa barbe rase de même couleur et son nez épaté. Il venait de la Nayt ou d’un pays voisin. Il avait dû être très musclé étant jeune, il en restait une certaine vigueur dans sa silhouette malgré les années. Vigueur qu’on ne retrouvait pas dans ses mouvements cependant.

— Je m’appelle Soleil Ardent, mais on m’appelle Ard, se présenta-t-il.

Il utilisait l’yriani standard, celui d’Elmin, mais avec un accent qu’elle ne put identifier.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Si tu veux savoir mon rôle auprès de toi, je suis ton instructeur.

— Mon instructeur ?

— Pendant le voyage, je dois faire de toi une concubine digne d’un roi.

Elle resta muette d’étonnement. Elle ne comprenait pas ce que cet homme racontait. Juste qu’il semblait prisonnier comme elle. Soudain, l’émotion de tous les événements accumulés ces derniers jours remonta en force. Elle craqua. Les pleurs, si longtemps retenus, furent libérés. Ard ne fut pas surpris. Il enlaça le corps secoué de sanglot et le serra contre lui. Il se rendit compte que malgré sa petite taille, c’était bien une femme qu’il avait dans les bras, pas une gamine. Elle se raidit à son contact, mais elle ne repoussa pas. Si le contact des pierres incrustées dans sa peau le surpris, il ne le montra pas.

— Tu es une bien petite chose pour supporter tant d’épreuves, dit-il. Si je pouvais, j’y mettrais fin. Mais je ne peux pas. Tout ce que je peux te proposer, c’est de t’aider à les surmonter.

Elle ne répondit rien, continuant à pleurer contre la poitrine de cet inconnu, le premier qui se montrait gentil avec elle.

Au bout d’un moment, elle finit par se reprendre. Elle s’écarta d’Ard. Il se contenta de desserrer son étreinte, sans la lâcher.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête malgré les quelques sanglots qui subsistaient. Du pouce, il sécha les larmes qui coulaient sur les joues. Le geste, qui rappelait celui que faisait son père, lui arracha un bref rire nerveux.

— Tu penses pouvoir parler ? demanda-t-il.

Elle hocha une nouvelle fois la tête. Mais il s’écoula un long moment avant qu’elle ouvre la bouche.

— C’est un nom bizarre Soleil Ardent.

— Quand je suis né, c’était la mode en Nayt de donner des noms de ce genre. Soi-disant pour donner à l’enfant les qualités de son nom. Heureusement, cette mode n’a pas duré. On est revenu à des prénoms plus traditionnels.

Le vieil homme aimait parler.

— Pourquoi m’a-t-on enlevée ? demanda-t-elle.

— Pour faire de toi une concubine dans un harem, répondit le vieillard. Si ta question est « pourquoi toi ? » alors c’est parce que tu es plutôt mignonne et … C’est magnifique toutes ces pierres. C’est arrivé comment ?

— Je n’ai pas voulu les avoir.

— Ça je m’en doute. Mais à cause d’elles, beaucoup voudront te posséder.

Il examina les joues parsemées de diamants bleus pâles, le rubis sur le front, les autres pierres de diverses couleurs sur les épaules et le haut de la poitrine. La robe déchirée laissait voir la naissance des seins gorgés de lait.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il soudain.

— Onze ans. Presque douze.

— Déjà plus une enfant mais pas encore une femme.

La jeune fille qui s’était reprise s’écarta à une distance décente de son compagnon de chambre.

— Que voulez-vous dire en disant que vous êtes mon instructeur ?

— Au cours de ce voyage, je dois t’apprendre tout ce qu’une concubine doit savoir.

— C’est-à-dire ?

— Une concubine doit assurer le plaisir de son maître par sa beauté. Ça tu l’as et encore plus quand tu seras adulte. Tu devras aussi développer ton art de la danse et du chant, peut-être de la musique. Sais-tu jouer d’un instrument.

Elle secoua la tête de dénégation.

— J’ai un peu joué de l’usfilevi, mais je ne suis pas très bonne. Mais je sais chanter, on m’a dit que j’avais une belle voix, mais que j’avais besoin d’entraînement.

— Bien, plus tu auras de talent, mieux ça sera. Tu devras aussi acquérir des compétences dans l’art corporel.

— L’art corporel helarieal ?

— Non, ça serait impossible. Nous ne savons pas changer de couleur. Je parlais d’un art plus adapté à nos moyens, la danse.

— Oh.

Sa remarque était stupide, elle en était consciente.

— Tu devras apprendre les arts de la chair et de la séduction. Pour ça d’autres personnes que moi s’en chargeront. Tu dois être capable de le distraire par la discussion. Et enfin, tes manières doivent être en accord avec le rang de ton maître. Je suis là pour assurer ces deux derniers points.

— Les arts de la chair ?

— Tu vas peut-être gagner un peu de temps avant qu’on t’y initie. Tu es bien jeune. Où peut-être pas. On t’apprendra toutes les techniques pour donner du plaisir à un homme.

Deirane soupira. Elle avait donc bien compris dès la première fois.

— Et vous ? Qu’allez-vous m’apprendre ?

— Les langues tout d’abord. Tu parles comme une paysanne.

— Je suis une paysanne.

Ard continua sans se faire démonter par cette interruption.

— Tu devras t’exprimer comme une grande dame. En yriani, en helariamen et en orvbelian.

— Je parle yriani et helariamen.

Ëldeirane, levae owitys lemetyin fëhelariamen owimati os.

Owi. Kedrönea

Kevae siwotys.1 Tu connais l’helariamen. Les mots semblent te venir facilement et tu as peu d’accent.

— Un véritable Helariasen n’aurait jamais utilisé le mot vae. À la place, il aurait créé un verbe d’état à partir de l’adjectif. Quelque chose comme Kesiwotysea.

Ard la regarda d’un air soupçonneux.

— Tu as vécu parmi eux ?

— Pendant huit mois.

— Huit mois. Aussi longtemps, ils ont dû t’apprendre à écrire.

— Saalyn m’a appris en effet. Mais je n’écris pas très bien.

— Saalyn, la chanteuse ?

La réponse de Deirane fut longue à venir. Elle était surprise que cet homme la connaisse comme artiste plutôt que comme guerrière libre. Quoiqu’en y réfléchissant, ce n’était pas si étrange. Ses exploits étaient connus, son nom moins. Par contre, nombreux étaient ceux qui l’avaient vu prendre son tour de chant lors des fêtes helarieal. Et en la voyant ainsi, il était dur de l’imaginer en justicière.

— Oui, dit-elle enfin.

Siwoketysea aurait été correct aussi. L’ordre des préfixes importe peu. C’est en fonction des préférences personnelles. Ou pour des raisons esthétiques, en poésie notamment.

Tout en donnant ses explications, il prit le poignet de Deirane pour lire le bracelet d’identité que l’ambassade d’Helaria lui avait donné quelques mois plus tôt. Le sceau, sur le fermoir attira son attention.

— Saalyn et Calen. Deux grandes dames en Helaria. Ça explique pourquoi ils prennent tant de précautions. Avec de la chance tu ne resteras pas longtemps esclave.

Cette remarque réchauffa le cœur de Deirane. Elle avait oublié que ses amies étaient puissantes. Elle ne doutait pas que Saalyn se lancerait sur ses traces. Mais Calen aussi avait du pouvoir. Plus même que Saalyn à la limite, parce qu’elle pouvait mobiliser les forces vives de l’Helaria sans que personne ne s’y oppose, même les pentarques. La question était de savoir si elle le ferait pour une fillette qu’elle n’avait fréquentée que quelques douzaines.

— Ce n’est pas tout, reprit Ard, mais on doit te préparer pour le dîner de ce soir.

— Je ne serai pas fâchée d’enfiler quelque chose de plus décent que cela, répondit Deirane.

Il était vrai que sa robe, déchirée par les derniers événements, révélait plus de choses qu’elle n’en couvrait. Mais le vieil homme tempéra ses espoirs.

— En meilleur état, certainement, dit-il, mais plus décente, j’en doute. Il faudra que tu t’habitues au fait que tu ne porteras plus jamais une tenue décente jusqu’à la fin de ta vie.

— Que voulez-vous dire ?

— À partir de maintenant, non seulement tes robes te couvriront très peu, mais très souvent elles seront transparentes. Et il pourra arriver que tu n’aies rien sur le dos. Tu es une concubine.

— Mais je ne pourrais jamais !

Deirane était complètement affolée par cette révélation.

— On ne te laissera pas le choix.

Devant l’air atterré de Deirane, il ajouta :

— Mais tu as encore un peu de temps devant toi. Tant que tu seras sur ce bateau en fait. Il ne faudrait pas que tu affoles les marins.

Le réconfort que cela lui apporta était bien faible.

— Pourquoi je suis invitée au dîner du capitaine, demanda-t-elle enfin, c’est tout juste s’il m’a regardée quand je suis montée à bord.

— Ça fait partie de ton éducation. Tu devras mettre en application tout ce que je t’apprendrais.

Deirane médita ces paroles.

— Et si je refuse.

— Refuser quoi ?

— Si je refuse d’apprendre, de dîner avec le capitaine. Tout ça.

— Tu es unique, trop précieuse pour qu’ils te tuent. Ont-ils un moyen de pression contre toi ?

— Ils ont mon fils.

— Ton fils ? Tu connais donc la réponse à la question.

C’était un peu ce que craignait Deirane.

— Maintenant habille-toi. Tu trouveras des robes dans l’armoire. Si leurs espions ont bien fait leur travail, elles devraient être à ta taille.

— Je suis toute sale. Je ne peux pas mettre une robe propre.

— Le fait d’être logé à la poupe du navire présente certains avantages.

Il lui montra un renfoncement qui pouvait être isolé par un rideau. Il était légèrement en contrebas par rapport au plancher et dans un coin, il y avait une évacuation d’eau.

— Tu as une douche là, dit-il. Pour faire couler l’eau, il suffit de tirer la poignée. Elle n’est pas chauffée, mais elle n’est pas puisée dans le fleuve. Sa température est supportable.

Comme elle ne bougeait pas, il insista.

— Et vous ? demanda-t-elle.

— Comment ça et moi ?

— Vous ne sortez pas ?

— Comme tu as pu le remarquer, la porte est fermée. Moi aussi je suis prisonnier. Je suis un esclave comme toi. Je ne peux pas sortir.

1— Es-tu sûre de parler correctement l’helariamen ?

— Oui. Je crois.

— Je n’en suis pas sûr.

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