Chapitre 24

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Saalyn était rentrée du consulat de Karghezo un peu découragée. Ses recherches étaient demeurées vaines. Personne ne semblait avoir aperçu Deirane quelque-part. D’un autre côté, elle n’était pas vraiment surprise. Ils masquaient leurs traces, c’était un coup de chance qui les avait mis sur la piste menant vers la capitale de la province. Mais il devait quand même bien y avoir quelqu’un qui les avait aperçus dans cette ville. Elle se rendit à la taverne où elle avait donné rendez-vous à Öta, elle espérait qu’il ait fait mieux.

À son entrée dans la petite salle, quelques discussions s’arrêtèrent. Beaucoup de paires d’yeux la suivirent pendant son trajet vers le comptoir. Mais cela n’alla pas plus loin. En Yrian, les hommes même les plus agressifs avaient depuis longtemps appris à respecter les stoltzint qui entraient seules dans une salle remplie d’hommes. Ils savaient qu’elle avait quelque part sur elle une dague bien acérée et qu’elle savait s’en servir. Quelques-uns s’étaient vus infliger une cicatrice cuisante. D’autres s’en étaient tirés avec quelques remarques bien senties, qui avaient attiré les rires et la sympathie de la salle. C’était moins douloureux mais tout aussi humiliant. Il y avait bien quelques mâles pour se croire suffisamment charmeur pour arriver à leurs fins. Ou d’autres qui estimaient être suffisamment habiles, costauds ou tout simplement suffisamment saouls pour croire qu’ils pourraient forcer une guerrière libre. Mais ici, dans cet établissement rempli de mineurs désœuvrés, aucun n’était suffisamment téméraire pour tenter l’expérience. Il n’y eut même pas une remarque salace.

C’est la raison pour laquelle elle avait choisi cet endroit. Elle connaissait le genre de clients qui le fréquentait. Elle savait qu’ici, on la laisserait tranquille. Elle s’assura que le barman l’ait vue, elle lui désigna une petite table isolée dans un coin. Il acquiesça d’un coup de tête. Elle s’installa, dos au mur, Quelques instants plus tard, une chope de bière bien fraîche, seule boisson servie dans cet établissement, était déposée sur sa table. Elle posa trois piécettes d’os, la plus petite monnaie en circulation en Yrian. Puis elle s’adossa à sa chaise et attendit. À la voir ainsi, on aurait pu penser qu’elle s’ennuyait. En fait, elle écoutait les discussions, enregistrant tout. Elle avait appris beaucoup en se contentant d’écouter ainsi tout en sirotant une boisson locale.

Öta ne tarda pas. À son air, il semblait avoir également fait choux blanc. Elle lui fit signe pour qu’il la repère. Il la rejoignit. Le tenancier lui apporta aussitôt sa consommation.

— Alors ? demanda-t-il.

— Rien, répondit-elle, personne n’a vu une troupe importante arriver ces deux derniers jours. À part le convoi de Gervan. Et toi ?

— J’ai bien quelque chose, mais je ne sais pas ce que ça vaut.

La remarque de son apprenti retint l’attention de Saalyn.

— Laisse-moi en juger, lui dit-elle.

— Voilà. Un hôtel au nord d’ici a accueilli une troupe armée de douze personnes il y a quelques jours.

— Quelques jours ?

— Huit. Ils sont partis il y a cinq jours seulement. Je pense que ça pourrait bien être ceux que l’on cherche.

— C’est un début. Mais ça nous dit quand ils sont partis, pas où ils sont allés.

— Attends. Hier, l’un d’eux est revenu.

— L’un d’eux ? Il était seul ?

— Un seul. Le taulier l’affirme.

— Et il est revenu dans son auberge ?

— Non. Il l’a croisé en ville hier. Mais il ignore où il loge.

— Il est bien sûr que c’est lui ?

— Catégorique. Il est sûr d’avoir parfaitement reconnu la crapule.

— C’est ce qu’il a dit ? Crapule ?

— Non, ses mots exacts étaient : « petit connard de merde ».

— Oh, oh. Cet aubergiste a-t-il une fille ?

— Plusieurs même.

Saalyn imaginait facilement le tableau. Une des filles avait dû se laisser embobiner par les belles paroles du soldat. Öta suivait le même raisonnement puisqu’il enchaîna sur cette idée.

— Je ne comprends pas comment une fille peut se laisser séduire par un beau parleur, remarqua Öta. Depuis le temps elles auraient dû apprendre que leurs promesses c’est du vent.

Il s’attendait à ce que Saalyn abonde dans son sens. Mais sa réponse le surpris.

— Tu n’es pas une femme, tu ne peux pas comprendre. Ça peut arriver à tout âge, même à six-cent ans.

Il allait répondre quand il réalisa que c’était précisément la tranche d’âge de Saalyn et que de plus, il n’y avait pas grand monde dedans pour lui tenir compagnie. Il comprit qu’elle parlait d’elle.

— Comment crois-tu que Jergo a pu m’attraper il y a deux ans ? lui confirma-t-elle. Mais revenons à nos moutons. Donc toute une troupe est partie il y a cinq jours et l’un d’eux est revenu hier. Voyageant seul, sans bagage, il a pu faire le trajet rapidement. Donc trois jours pour aller à la ferme de Dresil et deux pour en revenir. Ça colle.

— Et tu en conclus quoi ?

Elle s’abîma dans ses réflexions un moment.

— On s’est fait entuber, dit-elle enfin, dans les grandes largeurs et par tous les trous.

Öta sourit à l’évocation de l’image.

— Ça doit faire mal, lâcha-t-il.

Elle opina du chef avant de s’expliquer.

— On a suivi une fausse piste. La trace que tu as trouvée était fausse.

— Je suis désolé, je…

— Il ne faut pas. Si tu ne l’avais pas fait, c’est moi qui l’aurais trouvée. Et on serait quand même arrivé ici. Les gens à qui on a affaire sont très doués. Ils ont laissé la vraie piste clairement visible et créé une fausse difficile à voir.

— C’était risqué comme méthode. On aurait pu ne pas voir leur fausse piste et se retrouver réellement sur leurs traces.

— Le risque était calculé. Ils savaient bien que je la trouverais.

— Tu sous-entends qu’ils s’attendaient à ce que tu mènes l’enquête.

— C’est évident. De même que la coïncidence, cet enlèvement qui se produit à notre arrivée.

— C’était prémédité ?

— Je serais arrivée quelques jours plus tard, la trace aurait disparu. J’aurais suivi une autre piste et je les aurais peut-être rattrapés.

— On était attendu ?

— C’est ce que je crois.

— Alors que fait-on ? On repart à la ferme et on continue vers le nord ?

— Non. Pas de suite. Il ne faudrait pas qu’on se lance dans une deuxième fausse piste préparée à notre intention.

Öta comprenait. Il hocha la tête.

Les chopes étant vides, le taulier les remplaça par des pleines sans rien leur demander. C’est comme ça que ça marchait dans cet établissement. Soit on consommait, soit on partait.

Saalyn se lança à la recherche de cet individu qui était revenu. Mais elle n’en trouva aucune trace. À titre de conscience, elle interrogea celui qui l’avait reconnu. Elle ne décela en lui aucun des petits signes que les humains ne pouvaient s’empêcher de faire lorsqu’ils mentaient. Elle en conclut que le complice des ravisseurs avait dû quitter la ville. Il avait certainement continué vers les royaumes edorians au sud où il s’était perdu, voire jusqu’en Helaria. Autant dire qu’elle n’avait aucune chance de l’y retrouver. Sa meilleure option était donc de tout reprendre à zéro.

Deux jours plus tard, ils étaient de retour à la ferme de Dresil. Suivant les conseils de Banerd, elle avait fait voyager Hester devant elle, assis sur la selle. Il était curieux, regardant tout autour de lui, montrant du doigt les choses qui l’étonnaient en babillant. Mais il ne tarda pas à réclamer le retour contre la poitrine confortable de la stoltzin pour finir le voyage.

Il n’y avait aucun doute. Les traces qu’ils avaient trouvées indiquaient bien Karghezo, sans aucune ambiguïté. Elle savait pourtant qu’elles menaient à une fausse piste. C’est vraiment du bon travail. Elle fit le tour du campement abandonné pour chercher d’autres empreintes. Mais à part un large piétinement qui allait vers le nord, il n’y avait que celle-là.

Saalyn remonta sur son cheval. Elle décida de se laisser guider par les traces principales. Öta la suivait sans rien dire, la laissant tout examiner. Il avait même pris le fils de Deirane en charge pour qu’elle puisse se consacrer à sa tâche. Ils arrivèrent à un embranchement. Devant eux, la route principale continuait vers le nord. À gauche, un pont enjambait une petite rivière. Eux même étaient arrivés par là quelques jours plus tôt. Elle mit pied à terre.

Elle examina attentivement le sol. Il y avait nombreuses empreintes de sabots. Un groupe de cavalier était passé quelques jours plus tôt. Elle estima leur nombre à une douzaine. Elle rejoignit Öta.

— Alors ? demanda-t-il.

— Une douzaine d’hommes, ils ont fait une escale ici.

— Et Deirane, elle était parmi eux ?

— Rien ne l’indique. Descends et vient m’aider, on fouille tout.

L’apprenti passa Hester à Saalyn le temps de la rejoindre. La guerrière libre étala une couverture sur le bas-côté et l’installa dessus, lui passant quelques-uns des jouets qu’elle lui avait achetés en ville. Il était capable de se tenir assis, mais pas encore de se déplacer. Les prédateurs qui auraient pu le prendre pour proie un siècle plus tôt avaient disparu. Il ne risquait rien. Et elle savait que tant qu’il pouvait les voir, il ne paniquerait pas. À deux, ils entreprirent de fouiller le carrefour.

— J’ai quelque chose, cria soudain Öta.

Saalyn se retourna. Son disciple était à quelques perches de la route, dans les buissons. Elle le rejoignit. Conformément à ses instructions, il n’avait touché à rien, afin qu’elle puisse voir les choses en l’état. Accroché aux feuillages, il y avait un petit bijou. Un pendentif. Elle le connaissait bien, elle l’avait souvent vu au cou de Deirane, elle ne le quittait jamais. Un cadeau de sa sœur aînée. La stoltzin s’accroupit pour mieux voir.

— C’est du bon travail, dit-elle au bout d’un moment, on ne dirait pas qu’il a été mis là volontairement.

— Deirane nous aurait laissé un indice ?

— J’en doute. Elle y tient trop pour l’abandonner. C’est plutôt une nouvelle fausse piste.

Elle décrocha le camée. Elle le retourna, mais il n’y avait rien au dos, juste la pierre polie du bijou. Elle le rangea dans sa poche de poitrine. Ils retournèrent sur la route.

— Ils cherchent à nous faire croire qu’ils sont partis dans cette direction, dit-elle.

— Et ce n’est pas le cas.

— Non, c’est encore une fausse piste. Deirane, en tout cas, n’est pas partie par là.

— Ils ont emprunté le pont donc, dit-il en montrant la petite construction. Mais on n’est arrivé par là

— S’ils étaient repartis par là, on les aurait croisés.

— Mais il n’y a que deux routes.

Sans répondre, elle marcha jusqu’au pont et monta sur le parapet. Elle regarda la rivière qui courrait dessous.

— Tu te trompes, dit-elle, il y en a une autre.

— La rivière ? Mais elle est trop petite pour un bateau.

— Tu penses à nos propres navires. Mais tu oublies les plus petits. Un canot ou une barque pourrait facilement naviguer sur celle-là.

Du regard, elle chercha le moyen de rejoindre la berge. À l’extrémité du pont, la pente était suffisamment douce pour descendre, quoique un peu glissante. Prenant des précautions pour ne pas tomber, elle rejoignit le bord de l’eau.

— Regarde là, dit-elle en montrant des traces dans la glaise humide.

Öta s’accroupit à côté de son maître. Il considéra les marques dans le sol.

— Tu en conclus quoi ? demanda-t-elle.

— Deux personnes ont marché ici, dit-il, de poids très différents. Le second est plus léger. Peut-être une femme. Mais cette marque me laisse perplexe.

Il montra une traînée embrouillée sur la berge.

— La barque qu’ils ont poussée à l’eau, expliqua Saalyn. Mais il y avait trois personnes, deux hommes et une femme.

De l’index, elle désigna plusieurs empreintes de pas dans le sol. Öta était un peu vexé de n’avoir pas remarqué la différence. Mais elle ne semblait pas lui en tenir rigueur.

Hester en ne les voyant plus s’était mis à pleurer. Elle le rejoignit. Avant de le prendre dans les bras, elle s’essuya les mains sur son pantalon qu’elle macula de boue. Elle lui parla doucement. Les pleurs se transformèrent en sanglots qui finirent pas se calmer.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Öta.

— On continue sur la route, répondit Saalyn.

— Mais on sait que Deirane n’y est pas.

— Dans la mesure où nos chevaux ne sont pas amphibies, on ne peut pas les suivre. On doit prendre une des deux routes. Nous savons qu’une partie des ravisseurs a pris la route de droite. On pourra peut-être trouver d’autres indices qui nous renseignerons sur leur destination finale. Et puis, le canot peut également être une fausse piste.

Öta ramassa la couverture et les jouets d’Hester pour les ranger. Puis il libéra Saalyn de sa charge pour qu’elle puisse monter à cheval. Elle l’installa devant elle. Öta put à son tour enfourcher sa monture. Il se plaça à côté d’elle.

— En prenant cette route, on ne risque pas de s’éloigner de Deirane ? demanda-t-il.

— On n’a pas le choix. Elle semble plus ou moins longer la rivière. À un moment ou un autre, elle doit certainement rejoindre soit la Grande Route du Sud, soit celle de l’est. Quand on l’atteindra, il suffira de longer la rive pour trouver l’embouchure de cette rivière et on avisera.

Elle lança sa monture dans la direction qu’elle avait désignée. Öta se lança sur ses traces avec un peu de retard, le temps que le convoi de leurs bagages se mette en branle.

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