Chapitre 17 - Partie 3

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L’intérieur de l’habitation était impeccable. On aurait pu y voir la patte de Nëppë, mais Saalyn connaissait des célibataires encore plus maniaques que certaines femmes dans la tenue de leur logement. En tout cas, la jeune femme était prévoyante, elle possédait dans ses placards tout ce qu’il fallait pour nourrir un bébé, biberons – en fait une simple gourde équipée d’une tétine – bavoir et même du lait en poudre. La ferme était équipée d’un lyophilisateur, le lait se conservait mieux sous cette forme. Le système très simple ne permettait pas d’en traiter de grandes quantités, mais les jumeaux n’avaient que peu de chèvres.

Nëppë prépara rapidement la dose nécessaire pour le repas du bébé, dissolvant la poudre dans l’eau et la fit chauffer. Elle avait une cuisinière similaire à celle de Dresil, mais en fonte. Comme la sienne, elle nécessitait beaucoup de temps pour s’allumer, elle chauffait donc en permanence. Dessus, le ragoût mijotait doucement dans une cocotte également en fonte, un objet de prix. Un bruit dans la colonne de cheminée fit penser à Saalyn qu’elle était équipée d’une éolienne qui récupérait l’énergie de la fumée. Un tel système, bien que peu puissant, fournissait un appoint appréciable. Les fermiers s’en servaient de diverses façons, certains pour pomper l’eau, d’autres pour éclairer des zones où ils ne voulaient pas voir de flammes. Mais un tel système, fabriqué en Helaria, coûtait cher. Les jumeaux semblaient vivre suffisamment bien de leur métier pour s’offrir un peu de confort.

En quelques stersihons, le lait fut prêt. Saalyn s’installa sur une chaise, elle dégagea le petit visage. Il s’était réveillé, mais il ne pleurait pas. Il avait dû s’irriter la gorge pendant l’incendie. Il regarda le visage de la stoltzin, ses yeux très bleus grands ouverts. Il semblait plus intrigué qu’effrayé. Mais après ce qu’il venait de vivre, quasiment n’importe quoi devait lui paraître rassurant. La guerrière prit le biberon que lui tendait la jeune femme. Elle le présenta à la petite bouche qui l’attrapa plus par réflexe que par réelle envie. Mais il avait faim, au bout d’un moment, il téta avidement.

Nëppë s’assit juste en face de Saalyn.

— Que comptez-vous faire ? demanda-t-elle.

— Soyez plus claire, répondit Saalyn.

— Vous êtes une guerrière libre, votre travail est de rendre la justice. Allez-vous nous aider à rendre justice à Dresil ?

La guerrière soupira.

— Il y a une différence entre ce que je veux faire et ce que je peux faire. J’ai commencé cette enquête. Je voudrais la continuer. Mais je dois demander l’autorisation de mon archonte.

— Je croyais que les guerriers libres choisissaient leurs missions.

— Les guerriers libres itinérants oui. Ils partent de Neiso avec une liste de missions en cours, ils les échangent entre eux au gré des rencontres, ils sont très libres. Mais je ne suis pas itinérante. Je suis temporairement détachée en Yrian sous les ordres du roi Menjir II. À ce titre, je ne choisis pas mes missions.

— Alors vous allez nous laisser tomber ?

— Non, je vais rassembler un maximum d’informations pour le guerrier qui prendra cette enquête en charge.

— Quand sera-t-il ici ?

— Je ne sais pas. Il faut que j’ouvre l’enquête puis que je l’enregistre dans un consulat. Le temps qu’elle diffuse dans toutes nos représentations, il faudra cinq à six mois.

— Six mois ?

— Mais un guerrier peut arriver bien avant. D’ailleurs quand j’y pense, si c’est moi qui crée la mission, je ne pourrai pas enquêter dessus, même si j’étais guerrier itinérant, même avec l’autorisation de mon archonte.

— Et si moi, je veux que ce soit vous, que dois-je faire ?

— Pourquoi voulez-vous que ce soit moi ?

— Parce que vous êtes la meilleure. Et aussi parce que Deirane est une amie à vous. Vous serez plus motivée pour la retrouver.

— Je suis heureuse de voir que Deirane compte pour vous.

— Je me fiche de cette petite garce, mais si vous la retrouvez, vous aurez les assassins de mon frère.

Saalyn passa sur la nouvelle marque d’hostilité envers son amie.

— Ouvrez vous-même l’enquête.

— Comment ?

— Vous pouvez vous rendre dans une représentation d’Helaria, un consulat, l’ambassade. Et demander la justice pour Dresil. À défaut un guerrier libre peut prendre la demande pour vous. Si un guerrier de rang de maître la juge recevable elle figurera dans les listes de la corporation.

— Il y a un consulat à Khargezo.

— Et un guerrier libre dans votre cuisine.

— Vous pouvez prendre ma demande et la faire valider ? demanda Nëppë pleine d’espoir, vous être maîtresse ?

— Je suis même un grand maître de la corporation. Je peux prendre votre demande et la valider moi-même. Seul mon archonte pourrait l’annuler. Mais je sais qu’elle ne le fera pas.

— Vous en êtes sûre ?

— Depuis la mort d’Helaria, il n’y a plus d’archonte dans la corporation des guerriers libres. Ce sont mes pentarques Muy et Wotan qui en assurent la fonction à titre intérimaire. Un intérim qui dure depuis plus de soixante-dix ans. Muy est une femme d’action elle s’intéresse peu à l’administratif.

— C’est une façon étrange de faire, surtout pour l’Helaria.

— Ça s’explique facilement. La corporation est de création récente. Et potentiellement elle pouvait se révéler explosive pour la Pentarchie. À envoyer des policiers dans des pays étrangers, on risquait de recevoir une armée en retour. Ça c’est d’ailleurs produit. Il fallait une personne à la fois bon stratège et bon politicien. À sa création, c’est Helaria en personne qui a pris le poste d’archonte. Mais il était déjà très vieux. Quand il est mort, personne dans la corporation n’avait les connaissances pour lui succéder. Muy a donc pris sa suite.

Hester était repu. Il repoussa la tétine, détournant un instant l’attention de Saalyn. Elle rendit le biberon à Nëppë qui l’emporta jusqu’à l’évier. Tout à l’heure, elle irait chercher de l’eau à la rivière pour le laver. La guerrière en profita pour rajuster sa tunique.

— Vous savez écrire ? demanda Saalyn.

— Je connais les lettres.

— Dans ma sacoche il y a de quoi écrire.

La jeune femme alla chercher le sac accroché à une patère. Elle fouilla et en tira la petite boite ouvragée qu’elle montra à Saalyn.

— C’est ça ?

— Oui.

De retour sur sa chaise, elle l’ouvrit. Dedans il y avait tout le matériel nécessaire à un scribe dans un espace étonnamment réduit. L’etrange stylo, bien moins encombrant qu’une plume, était pour beaucoup dans cette compacité. Elle le regarda sous tous les angles.

— On s’en sert comment ? demanda-t-elle.

— Comme une plume normale, sauf qu’il n’y a pas besoin de la recharger souvent.

Elle retira le capuchon pour examiner la pointe, semblable à la fente qui terminait les plumes de hofec qu’ils utilisaient, sauf qu’elle était en métal. Le corps plus épais que la tige d’une plume de jurave tenait bien en main.

— Qu’est-ce que je dois écrire ? demanda Nëppë.

— Votre demande de justice pour l’assassinat de votre frère.

— Je n’ai jamais fait ça.

— Écrivez ce que je vais vous dire.

Saalyn dicta à la jeune femme le texte de la demande. Elle avait une écriture hésitante aux lettres mal formées. Elle n’avait visiblement pas l’habitude de manipuler la plume. Le système éducatif de l’Yrian, déjà limité pour les ruraux, n’était pas ouvert aux femmes. Si elle savait écrire, c’est parce qu’un homme de la famille, son frère, son père ou son compagnon lui avait appris. Mais ça restait laborieux. La guerrière abrégea le supplice, limitant le texte à quelques lignes, qui avec les grosses lettres que dessinait Nëppë occupaient toute la page et une partie du verso.

La dictée terminée, Saalyn la sécha avec une feuille de papier absorbant. Puis, de son écriture, elle rajouta son imprimatur et sa signature. Le texte était écrit en helariamen, mais Nëppë avait utilisé l’abjad yriani. Malgré toutes ces années, Saalyn trouvait toujours étrange de voir sa langue ainsi écrite.

— Qu’est-ce que vous avez ajouté ?

— Je déclare la demande de justice valide. Elle sera recopiée et transmise à tous les bureaux des guerriers libres. Enfin, dès que je l’aurai déposée à un bureau.

— Et l’enquête, ce n’est pas vous qui la ferez ?

— Si. Je vais la faire finalement. Je suis officiellement en vacances et je peux m’occuper comme je veux. Les pentarques seront furieux un temps, mais ça je peux le supporter.

— Et après ? Vos vacances ne dureront pas éternellement.

— Après, j’aviserai. D’ici là, la demande aura fait le tour des bureaux. Et puis, mon ancienneté dans le métier a bien des avantages. Il n’est pas exclu qu’ils me laissent pousser mes recherches jusqu’au bout.

Il y avait aussi de la cire à cacheter dans le nécessaire de scribe. Nëppë s’attendait à ce que Saalyn scelle la lettre. Mais elle se contenta de mettre son cachet dans un coin, lui donnant un air officiel malgré son aspect brouillon.

La porte s’ouvrit. Öta entra, suivit de toute la troupe de paysans. Il dut se baisser pour passer le seuil, tant il était grand. Saalyn tourna la tête. Le reconnaissant, elle lui adressa un sourire qui exprimait l’affection qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Nëppë qui les observait remarqua une foule de petits détails : Saalyn qui gonflait la poitrine, étendait une jambe faite au moule, Öta qui se dressait de toute sa taille. Et ce qui l’amusa le plus, c’est qu’aucun des deux n’en était conscient.

— Tu as trouvé quelque chose ? demanda Saalyn, rompant ainsi le charme.

— Concernant Deirane, aucune trace répondit le stoltzen, elle n’est plus dans le coin.

Cette réponse déçut Saalyn.

— Mais j’ai repéré leur campement, se dépêcha d’ajouter l’apprenti.

— Bien, Tu as pu déterminer la direction qu’ils ont prise ?

— Les traces de chevaux repartent vers le nord, en direction de Sernos.

— Et tu t’es arrêté aux traces ?

— J’ai suivi l’autre direction, comme tu m’as appris. Et j’ai trouvé des traces aussi. Elles avaient été effacées, mais elles avaient été oubliées en deux endroits.

— Faciles à repérer ?

— Bien au contraire, avant que tu ne m’apprennes, je ne les aurais jamais trouvées.

— Et finalement, tu dirais qu’ils sont partis dans quelle direction ?

— Au sud vers Karghezo.

— Alors demain, nous irons à Karghezo.

Saalyn se leva. Elle s’approcha du jeune stoltzen.

— C’est de l’excellent travail, dit-elle.

Elle lui laissa une légère caresse sur la joue. Saalyn savait depuis longtemps que son disciple ne manquait pas de ressources. Après tout, c’est lui qui avait monté l’expédition pour l’arracher aux griffes de Jergo le Jeune. Elle ne lui avait pas encore transmis tout ce qu’elle savait. Mais il apprenait vite. Un jour, il ferait un guerrier libre exceptionnel.

— Vous partez à Karghezo demain ? intervint Nëppë.

— Juste après l’enterrement de Dresil, confirma Saalyn.

— Et pour le reste de la journée, qu’allez-vous faire ?

— Il y a combien de fermes dans cette vallée ?

— Huit, en comptant les nôtres et celle de Dresil, répondit Vorsu.

— Il en reste donc quatre à visiter. Il va falloir recueillir les témoignages des occupants.

— Pour quoi faire ? Vous savez où ils sont allés.

— Mais pas qui ils sont, ni combien. Je veux savoir à quoi je m’attaque avant de foncer. Et puis, quelqu’un aura peut-être un indice me permettant de les identifier. Si je sais qui ils sont, je pourrai peut-être les précéder au lieu de les suivre.

Nëppë se rendit face aux arguments de Saalyn.

— C’est vous l’experte, dit-elle simplement.

La guerrière donna une légère tape sur l’épaule de son apprenti.

— On a du travail, suis-moi, ordonna-t-elle.

Elle l’entraîna à sa suite hors de la maison.

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