Chapitre 16 - Partie 3

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Littold ouvrit la porte et entra sans frapper. Derrière, il y avait une grande pièce, le hall d’accueil. Il s’élevait jusqu’au dernier étage. Chaque niveau, était matérialisé par un balcon qui le ceignait. Au centre trois statues s’élevaient jusqu’à hauteur du deuxième étage. Trois allégories : le lecteur qui acquiert les connaissances du passé, l’écrivain qui ajoute aux connaissances et le scribe qui répandait les connaissances dans le monde. Les trois fonctions de la bibliothèque étaient ainsi représentées. Ce hall était fermé au fond par une porte qui donnait sur l’endroit où les livres étaient rangés. À droite et gauche, deux couloirs s’enfonçaient dans les profondeurs du complexe. L’endroit était noir de monde, des gens affairés le traversaient sans se préoccuper des autres. D’autres au contraire, qui se croisaient au hasard d’une rencontre, se réunissaient en petits groupes pour discuter. C’était donc là l’un des secrets de la puissance de la Pentarchie, un endroit très actif dont le seul but était sans cesse de développer de nouvelles idées. Littold s’engagea dans le couloir de droite. La première porte donnait sur une antichambre. Un jeune stoltzen était assis devant un bureau, leur tournant le dos. En les entendant entrer, il leva la tête. Lorsqu’il reconnut sa visiteuse, son visage s’éclaira.

Kelyätmetae le Littold, la salua-t-il en se levant pour l’accueillir.

Kelyätmetae le Laxkil, répondit-elle.

Il dévisagea l’accompagnant de la stoltzin.

— Laxkil, voici Ternine. Ternine, je vous présente Laxkil, le garde-malade du jour.

— Garde-malade, Littold exagère. Calen est capable de se débrouiller seule. Je ne suis là qu’en cas d’imprévu.

— Elle est là ? J’ai un cadeau pour elle.

D’un geste de la main, elle fit signe à Ternine de lui passer le paquet qu’il transportait. Il le posa sur une table vide que Laxkil lui désigna.

— Calen est dans son bureau ?

— Elle est sur la plage, répondit Laxkil.

— Je passerai la voir.

Tout en répondant, il avait ouvert le sac et extrait son contenu : un rouleau en papier épais maintenu fermé par une lanière de silt. Il la coupa et étala la feuille. C’était une carte. De nombreuses îles formaient un archipel allongé, vaguement orienté d’est en ouest, comme une immense bande de terre qui se serait fragmentée. Deux îles majeures étaient entourées d’une multitude de beaucoup plus petites. Pour certaines, seul le contour était esquissé alors que pour d’autres il y avait profusion de détails. Le centre des deux grandes îles était quasiment vierge, seuls les sommets étaient indiqués.

Ternine jeta un coup d’œil, mais ne parvint pas à identifier l’endroit. Il tenta de lire les indications. Il n’arrivait qu’à déchiffrer l’helariamen. Deux ou trois mots sur un chambranle de porte était à sa portée, mais sur l’ouvrage qu’il avait sous les yeux, il y avait trop d’inscriptions pour qu’il puisse en retenir plus d’une ou deux.

— C’est un excellent travail, remarqua Laxkil, et je vois que vous avez ajouté des informations. Il désigna deux petites îles.

— Cette copie date de trois mois, répondit Littold, depuis il y a peut-être eu d’autres découvertes.

— Je vais me dépêcher de l’archiver. Les pentarques en voudront une copie. Les gouverneurs aussi.

Il la laissa s’enrouler.

— Calen va être ravie, dit Laxkil.

— N’est-elle pas aveugle ? remarqua Ternine.

— Calen apprécie toujours quand la connaissance augmente, même quand elle ne peut pas en bénéficier à cause de son handicap.

On sentait dans sa voix l’admiration que le jeune scientifique éprouvait pour son archonte.

— Et puis, il n’est pas impossible qu’elle la fasse graver de façon à pouvoir la sentir à défaut de la voir, remarqua Littold.

— Pas tant qu’il y aura autant de zones inexplorées, contesta Laxkil. Elle ne gaspillera jamais des ressources pour son enrichissement personnel. Par contre, compléter le modèle en plâtre que nous avons, pourquoi pas ?

Ternine aurait bien aimé voir la carte gravée en question. Mais le jeune scientifique ne le leur proposa pas.

— Tu dis donc que Calen est sur la plage ?

— Oui, mais avant de partir, elle a laissé quelque chose pour toi.

— Je les prendrai au retour. Je ne voudrai pas risquer de les abîmer en les trimbalant partout.

— Comme tu veux.

— Combien y en a-t-il ?

— Ce coup-ci, une centaine environ.

— Une centaine de quoi ? demanda Ternine.

— Nous sommes dans une bibliothèque, remarqua Littold, des livres bien sûr.

Bien sûr. Une centaine ! La bibliothèque publique d’Orvbel devait à peine contenir autant de documents. Et là, c’était le contenu d’un seul voyage.

— Des livres sur quoi ?

— Un peu de tout, répondit Laxkil, la moitié sont des ouvrages techniques, il y a aussi des comptes rendu, quelques-unes des théories développées par la Bibliothèque. Enfin, quelques ouvrages littéraires, des romans, un peu de poésie.

— Pour quoi faire ?

Laxkil regarda l’Orvbelian d’un air étonné.

— Pour faire partager les connaissances accumulées ici avec le reste de la Pentarchie, répondit-il sur un ton didactique.

Littold mit fin à la discussion.

— Si nous allions voir Calen, les interrompit-elle.

— Je vous conduis, répondit Laxkil.

Le jeune stoltzen était heureux de ne pas avoir à continuer cette discussion plus avant. Il donnait l’impression de ne pas aimer l’ancien espion. Littold ne pouvait pas lui donner tort. Mais il ne connaissait pas son passé. C’était donc quelque chose dans le caractère de l’individu qui lui déplaisait. Laxkil quitta la pièce, entraînant les deux visiteurs derrière lui.

La sortie de la ville souterraine n’était pas loin, elle terminait le boulevard qui longeait la bibliothèque. Les portes étaient immenses, monumentales, comme se le devait le point d’accès à l’Helaria. Depuis presque un siècle, Ruvyin avait pris le relais. Mais Jimip gardait les vestiges de l’époque où elle était la ville frontière, chargée à la fois de la défense de ce qui n’était qu’un petit royaume insulaire, mais aussi de l’accueil des dignitaires étrangers.

L’avenue était prolongée par des plaques de basalte noir qui allaient jusqu’au rivage. Sous l’eau, un gué peu profond reliait l’île au continent, au-delà de l’horizon. De chaque côté de la route, c’était la plage. Mais pas les petites plages orvbelianes, d’une cinquantaine de perches de large. Non, là elle s’étendait sur presque une demie longe du pied de la falaise jusqu’à la mer et cela sur quasiment tout le tour de l’île. Seule la côte est en était dépourvue, la falaise tombant verticalement dans l’océan. À l’exception de la petite zone totalement isolée au pied de la Résidence.

Quand Laxkil avait parlé de plage, Ternine s’était imaginé que la Bibliothécaire prenait un peu de bon temps. Il s’était lourdement trompé. Sur le sable devant lui, de grands panneaux de bois recouverts d’argile pâteuse étaient dressés. Auprès de beaucoup d’entre eux, des scientifiques, soit isolés, soit en petits groupes, traçaient des schémas complexes. Près de certains, quelques jeunes scribes recopiaient sur des feuilles les tracés du tableau devant eux. En réalité, cette plage n’était pas le lieu de plaisir qu’il s’était imaginé, mais un espace de travail.

Laxkil conduisit ses visiteurs auprès d’un petit groupe qui examinait un des tableaux de la plage. Une toute jeune femme, une humaine, présentait ses travaux à son archonte. Calen de Jetro, la Bibliothécaire était facilement reconnaissable parmi eux : elle était la seule à ne pas regarder ce que la scientifique écrivait. À la place, elle était concentrée sur ses paroles. Ternine l’avait vue à l’occasion à l’ambassade d’Helaria en Yrian. Et chaque fois, il s’était fait la remarque qu’elle ne déparerait pas dans les harems d’Orvbel. Cette fois encore il ne put s’empêcher de l’admirer. Mentalement il la compara à sa compagne Littold. Les deux femmes étaient belles, mais tellement dissemblables qu’on les aurait dit appartenir à des peuples différents. L’une était blonde, mince et élancée alors que l’autre était brune, mate de peau et voluptueuse. Dans la plupart des pays, ils se seraient arrêtés à leur aspect physique, ce qui les aurait cantonnées aux seuls rôles admissibles pour des femmes. Mais en Helaria, cela n’était pas entré en compte, c’est uniquement leur intelligence ce qui leur avait permis d’atteindre le sommet de la hiérarchie dans leur domaine respectif : gouverneur pour la première et archonte pour la seconde.

Son exposé terminé, la jeune scientifique se tut. Mais elle n’avait pas fini pour autant. Juste à côté de son tableau, une petite table accueillait l’expérience qu’elle présentait. Le dispositif était composé d’une tige métallique horizontale accroché d’un côté à une charnière et de l’autre reposait sur une place métallique. La plaque et la charnière étaient reliées à une pile constituée d’une cruche en terre cuite remplie d’un liquide mystérieux. Un contacteur permettait de couper ou de fermer le circuit. Un bobinage de cuivre, similaire à celui que mettaient les Helariaseny dans leurs éoliennes, était suspendu au-dessus de la tige métallique. La jeune humaine ferma alors le contact.

L’espion fut émerveillé par le résultat. La tige métallique se soulevait pour toucher la bobine. Quand elle quittait la plaque métallique, elle coupait le circuit et retombait sur la plaque. Et le cycle reprenait la tige se soulevait et retombait inlassablement. Et apparemment aucune force ne la tirait. Il voyait un dispositif qui se mettait en mouvement de lui-même, sans l’intervention de la force musculaire, ni l’usage d’un élément naturel comme le vent. C’était incroyable. Il tourna la tête vers Littold, elle était aussi ébahie que lui. Seule Calen restait impassible. C’était normal, elle ne voyait pas l’expérience et son assistant, rendu muet par ce prodige, avait oublié de lui décrire. Toutefois, elle avait assisté à l’exposé. Et l’agitation autour d’elle lui avait permis de déduire ce qui se passait. Elle s’avança jusqu’à la table, puis tendit le bras. Elle attendit un instant qu’on la guide jusqu’au dispositif. La jeune expérimentatrice ne comprit pas immédiatement ce qu’elle attendait, mais un maître fraîchement nommé lui expliqua en quelques gestes ce quelle devait faire. Elle prit la main de l’aveugle et l’approcha doucement jusqu’à ce que la barre oscillante lui frôle le bout des doigts. Un peu impressionnée, elle avait le poignet de Calen de Jetro dans la main, elle oublia de la lâcher. L’archonte ne semblait pas s’en formaliser. Elle avait l’habitude de ce genre de réaction. Finalement, elle s’écarta et reprit sa place initiale.

La jeune scientifique était fébrile. Elle attendait l’approbation de son aînée. Calen réfléchit un long moment avant de répondre.

— Tu te rends compte de ce que tu viens de réaliser ? dit-elle enfin.

— Ce n’est qu’une application des lois de l’électromagnétisme, répondit l’étudiante.

— Apparemment non. Tu ne réalises pas.

Elle se tourna vers l’assistance.

— L’un de vous se rend-il comte de l’importance de cette expérience ?

Personne n’osait répondre, de peur de dire une bêtise devant La Bibliothécaire. Un jeune edorian leva timidement la main avant de se souvenir qu’elle ne pouvait pas le voir.

— Elle a créé un mouvement qui n’utilise ni la force musculaire ni les forces de la nature, lança-t-il d’un ton hésitant.

— C’est exact, répondit Calen, mais ce n’est pas le plus intéressant.

Comme personne ne trouvait, elle donna la réponse.

— Elle est partie des lois physiques connues, elle en a déduit des effets et à partir de là a créé un dispositif qui en tire parti. Elle sait que deux aimants s’attirent ou se repoussent selon leur orientation. Elle sait qu’un bobinage dans lequel circule du courant devient un aimant. On peut donc créer du mouvement à partir d’un dispositif électrique. Elle en a déduit un dispositif qui utilise cette propriété des aimants pour créer le mouvement. Elle est partie d’une loi, elle est arrivée à un objet fonctionnel.

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