Chapitre 15 - Partie 3

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— J’ai oublié quelque chose ? demanda-t-il.

— Quel litige y a-t-il entre l’Yrian et l’Orvbel ? Il y des tensions, une nation qui pratique le trafic d’esclave a toujours des relations tendues avec ses voisins. Mais l’Yrian souffre peu des agissements de l’Orvbel. Par contre, qui attend avec impatience que l’Orvbel commette une agression, même mineure, pour pouvoir envoyer ses armées l’envahir ?

Öta se serait giflé. La réponse était si évidente qu’il aurait dû la trouver seul, sans qu’on le mette sur la voie.

— Tu penses que quelqu’un prépare un coup et cherche à nous faire croire que l’Orvbel est responsable ?

— Ça en a tout l’air. Peut-être est-ce même la seule raison de cette action, pousser l’Helaria à déclarer la guerre à l’Orvbel.

— Alors, que faisons-nous ?

— Nous ? Rien.

— Rien ?

La surprise fit écarquiller les yeux au jeune stoltz. Il regarda sa compagne de voyage.

— La Résidence décidera quelle action mener pour éclaircir toute cette affaire. Mais de mon côté, je suis en vacances. Tu te souviens de ce qu’a dit Wotan ?

— Tu vas quand même le prévenir ?

— Bien sûr. Il ne faudrait pas que les pentarques déclenchent une guerre par ignorance.

— Si tu me confies un message, mes hommes pourront le transmettre à Neiso en ramenant les chevaux, intervint le chef du village.

— C’est une offre généreuse Rumen, Öta va chercher mon nécessaire dans mon paquetage.

— Pourquoi ne pas…

— Il est dans mon sac de selle, l’interrompit brutalement Saalyn.

Le ton était sec, tel qu’on s’y attendrait d’un maître qui remettrait en place un disciple contestataire. Saalyn ne s’était jamais comportée ainsi. Un peu dérouté, Öta obéit. En se dirigeant vers l’endroit où les villageois s’occupaient de leurs affaires, il réfléchit à ce problème. Qu’avait-il pu faire pour que Saalyn le rabroue ainsi ? Soudain il comprit. Ce n’est pas ce qu’il avait fait, mais ce qu’il s’apprêtait à faire. Il avait failli révéler que Saalyn était une sensitive. Comment avait-il pu s’oublier à ce point alors qu’il avait toujours fait attention ? Qu’un tel secret tombe dans la mauvaise oreille et elle deviendrait une cible vivante. Même si le chef semblait digne de confiance, il n’en était pas forcément de même des autres participants aux palabres. Et puis, pour éviter que cela ne fuite, il valait mieux que personne ne le sache. Saalyn n’avait confié ce secret à aucun de ses proches. Même Öta l’avait découvert par hasard. D’ailleurs, il n’était pas exclu que le chef soit au courant mais que sa proposition ne soit destinée qu’à donner le change.

Les chevaux avaient été déchargés, leur paquetage était en cours d’embarquement sur les deux plus grosses barques. Öta trouva sans peine le sac de selle de Saalyn. Il en sortit une petite boite en bois doublée de cuir qui contenait tout son nécessaire de scribe. Il le ramena à la guerrière. Elle en sortit quelques feuillets de papier de la taille d’une main, roulées ensemble et un stylo qui émerveillait l’apprenti à chaque fois qu’il le voyait tant il était magnifique.

Il était constitué d’un corps qui contenait le réservoir d’encre et d’une plume dont la finesse, une finesse que Öta n’aurait jamais cru possible pour un objet de métal, permettait une écriture précise. Il permettait d’écrire mieux et plus facilement qu’avec les calames tout en évitant d’être régulièrement trempé dans l’encre. La plume n’avait pas non plus besoin d’être nettoyée après chaque usage, il suffisait de la recouvrir de son capuchon. Et surtout, elle ne s’usait pas, elle n’avait pas besoin d’être régulièrement taillée. Conçu à partir d’une idée humaine, dessiné par les ingénieurs stoltz, réalisé par les métallurgistes nains, cet objet représentait ce que l’Helaria avait de meilleur sur les royaumes mono-ethniques.

Saalyn avait fixé la feuille sur un support. Elle la couvrait d’une écriture rapide et nerveuse mais bien formée. Il ne fallait pas que le message soit mal compris parce qu’il était illisible. Une fois de plus, la millième depuis qu’il la connaissait, il se demanda en quelle langue elle écrivait. Ce n’était ni l’helariamen ni l’yriani. Il pensait depuis toujours qu’il devait s’agir d’un ancien dialecte des puissants royaumes de l’ouest que les feythas avaient exterminés pendant leur règne. À l’époque où l’Helaria louait les services de ses guerriers comme mercenaires, Saalyn s’y était souvent rendue. Et les pentarques y avaient vécu avant la fondation de la Pentarchie. Si le messager était intercepté, le message serait totalement inintelligible. Toutefois beaucoup de survivants de ces royaumes vivaient en Helaria et continuaient à parler leur langue d’origine. Ce n’était pas des langues mortes. Au contraire, rares témoignages d’une époque révolue, elles étaient plus vivaces que jamais. Le message composé, Saalyn sécha la feuille au papier buvard. Puis elle la plia et la scella d’un cachet de cire, un cachet neutre qui ne permettait pas d’identifier l’expéditeur. Elle la tendit finalement au chef.

— Elle sera acheminée dans les plus brefs délais, répondit Rumen en la prenant.

— Il n’y a aucune urgence. Le porteur du message peut accompagner les chevaux que vous ramènerez à Elmin.

Il la passa à un jeune homme qui la glissa dans son sac.

— Je pense que tes pentarques devraient être prévenus le plus rapidement possible. Ils pourraient prendre une mauvaise décision.

— Même si c’était le cas, il faudrait beaucoup de temps pour la mettre en œuvre. L’irréparable n’aurait pas le temps d’être commis.

— Tu connais ces choses mieux que moi, conclut le chef du village.

Saalyn se leva. Elle épousseta son pantalon de la main.

— Il est temps de continuer notre route, dit-elle.

— Tu n’as pas le temps de rester un peu avec nous ?

— Pas aujourd’hui malheureusement. Il y a une longue route à faire avant le premier refuge et je voudrais l’atteindre avant la nuit.

— La personne que tu vas voir doit être bien chère à ton cœur.

— Qui te dit que je ne suis pas en mission ?

— Tu es en vacances. Tu l’as dit il y a un instant.

— Rien ne t’échappe Rumen, il n’est pas facile d’avoir des secrets avec toi.

— Sinon, je ne serai pas digne d’être chef. Même d’un aussi petit village.

Öta comprit alors pourquoi cet homme lui faisait tant penser à Wotan. L’un dirigeait un grand empire, l’autre un petit village. Mais ils avaient les mêmes attitudes, les mêmes réflexions. En fait, par-delà les différences d’échelle et de peuples, les deux hommes paraissaient identiques.

Saalyn alla jeter un coup d’œil aux chevaux. Ils avaient été parqués dans un enclos où ils allaient pouvoir se reposer avant de reprendre la route, le lendemain certainement. La place ne manquait pas derrière le village. Les barrières étaient assez éloignées pour qu’ils puissent courir sur une courte distance. Et les enfants veillaient. Ce n’était pas souvent que de tels animaux étaient laissés à leur garde. Ils se comportaient comme si la venue de Saalyn n’avait pour seul but que de leur offrir un nouveau jouet. Satisfaite de ce qu’elle voyait, elle retourna sur le rivage.

Les bateaux étaient maintenant chargés. Deux d’entre eux portaient les bagages, mais les voyageurs devaient en emprunter un troisième. Elle fit une ultime accolade au chef avant de monter à bord. Öta aussi eu droit à des embrassades. Mais alors qu’il allait s’éloigner, Rumen le retint par le bras.

— Veille sur elle, dit-il, elle en a besoin.

— Il en a toujours été ainsi, répondit l’apprenti.

— Elle a l’air d’aller bien, mais ce n’est pas le cas.

— Je sais.

Il regarda le jeune stoltzen dans les yeux.

— Oui, tu sais, dit-il enfin. Toi aussi tu es inquiet pour elle.

Le chef libéra l’apprenti, Öta put rejoindre sa maîtresse d’arme. Il s’assit à côté d’elle sur le seul banc disponible. Elle lui jeta un bref regard, avant de se serrer contre lui pour profiter de la maigre chaleur que produisaient les stoltzt.

L’Unster était un fleuve immensément large. Son bassin comportait la totalité du versant oriental de la chaîne des Monlamy. D’où ils étaient, ils ne situaient la rive d’en face que grâce à la cime des arbres. La terre où ils allaient aborder restait invisible. Bien qu’il soit encaissé au fond d’un canyon, celui-ci était si large que le fleuve se comportait comme une mer. Le vent descendant du nord s’engouffrait dans le canyon et créait une bonne brise qui facilitait la navigation sur son cours. Les navires helarieal étaient les premiers à bénéficier de ce climat idéal. Mais les embarcations qui transportaient les guerriers libres n’étaient pas en reste. Leurs voiles gonflées, elles avançaient rapidement. Elles n’avaient ni l’élégance, ni la vélocité des navires de la Pentarchie, mais pour des barques de pêche elles ne se débrouillaient pas si mal. Cependant, là ou les Helariaseny n’auraient mis que deux ou trois calsihons, il fallut aux voyageurs presque deux monsihons pour faire la traversée.

Le voyage aurait pu être agréable si le vent n’avait entretenu une température fraîche. Avec la chaleur qui régnait dans le monde depuis la fin de la guerre, les humains appréciaient ce climat. Mais les stoltzt, espèce tropicale au sang froid, la trouvaient un peu basse. Ils s’étaient blottis l’un contre l’autre et s’étaient enveloppés dans une couverture épaisse. Ils ne savaient pas encore, qu’à peine vingt ans plus tard, les températures auraient tant augmentées qu’ils regretteraient ce temps.

La rive devint enfin visible, ainsi que la grande route du sud. Au bord de l’eau, quelques personnes s’étaient installées, elles surveillaient le fleuve tout en entretenant leur matériel. Elles profitaient de l’immobilisation forcée pour réparer les coques de leurs barques en enfonçant de l’étoupe dans les interstices. L’un d’eux signala l’arrivée de la flottille. Tout le monde s’interrompit pour les regarder arriver.

Dès que la première barque toucha terre, son équipage sauta sur la berge. Les deux groupes d’hommes échangèrent des accolades. Öta et Saalyn étaient dans la deuxième barque à accoster. Ils descendirent aussitôt et eurent droit au même genre d’accueil.

— Les chevaux ont été bien soignés ? demanda Saalyn.

— Saalyn, répondit celui qui semblait diriger le petit groupe, aurais-tu perdu confiance en nous ?

— Il y a si longtemps que je ne suis plus sur les routes.

— J’en ai entendu parler. Ils sont dans l’écurie.

— Une écurie ici ? interrogea Öta.

De son point de vue, il n’y avait autour d’eux que la route et les arbres qui la bordaient. Nulle part ne se dressait un bâtiment. Saalyn lui désigna un chemin qu’il n’avait pas remarqué. Il s’enfonçait dans la forêt entre les arbres maladifs. Les pêcheurs qui déchargeaient leur matériel se dirigeaient justement vers lui. Il allait les suivre quand Saalyn l’interpella.

— N’y va pas les mains vides. Rends-toi utile.

— Excuse-moi.

Il s’empara d’un ballot assez lourd qu’il chargea sur son épaule. Puis il emboîta le pas aux villageois. À moins d’une centaine de pas sous le couvert des arbres, ils arrivèrent dans une clairière visiblement artificielle. Les arbres qui avaient été coupés pour la dégager avaient servi à construire un enclos qui abritaient les chevaux. Juste à côté, une cabane spartiate était destinée aux hommes afin de trouver un abri en cas de pluie de feu. Les deux constructions étaient abritées des intempéries par un toit de planches recouvert d’une toile cirée, qui semblaient provenir en ligne droite des ateliers lumenstenal en Helaria. Et c’était certainement le cas vu l’usage de cette construction.

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