Chapitre 10 - Partie 1

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Bien qu'ayant été le premier couché, Ternine se réveilla le dernier. On disait que l’air marin aidait à trouver le sommeil, il venait de constater que c’était vrai. Il n’avait pas souvent aussi bien dormi et il se sentait en forme comme jamais auparavant. Il s’habilla et descendit au rez-de-chaussée.

Dans le salon, il ne rencontra personne. Mais il entendit du bruit dans la pièce qui abritait ce que Littold avait appelé un billard. Il hésita un moment avant d’entrer, mais c’était une salle de jeu, pas un bureau. À tout hasard, il frappa. Une voix féminine l’invita à entrer. Il poussa la porte.

Il y avait du monde. Debout, face à lui, un homme était en train de frotter la pointe de sa queue de billard avec quelque chose tout en surveillant les boules sur la table. Il n’était pas très grand, mais avait de la présence. Sa teinte dominante était le noir : barbe noire soigneusement taillée, cheveux noirs, tunique et pantalon noirs. Seules touches de couleurs, ses yeux jaunes de reptile, une ceinture de cuir blanc avec une boucle en argent et le sempiternel bracelet que portait tout Helariasen. L’espion regrettait ne pas lire l’écriture traditionnelle à base de perles. Il aurait tout de suite su qui était cet homme. Celui-ci esquissa un vague sourire en voyant l’Orvbelian puis retourna à son activité. À côté de lui, se tenait Littold. Elle jouait, propulsant les boules dans les trous avec son instrument. Quand elle se releva, il se rendit compte de son erreur. Ce n’était pas Littold. Elle lui ressemblait, mais ce n’était pas elle. Cette femme devant lui était plus grande, plus mince et, aussi incroyable que cela pût paraître, plus belle encore. Elles devaient être parentes. Littold était certainement la fille, la mère, voire l’arrière-grand-mère de cette inconnue. Allez savoir avec les stoltzt. À ses côtés, une stoltzin brune, sans rien de remarquable, participait au jeu. Il y en avait des milliers comme elle dans le monde, les recruteurs des harems lui auraient à peine porté attention. Par contre, elle n’hésita pas à le détailler de la tête aux pieds, sans aucune gêne.

Quant aux deux dernières, il éprouva un choc en les voyant. Il avait fait leur connaissance la veille quand elles lui avaient sauvé la vie. Ces deux femmes n’étaient autres que les jumelles tueuses, les Dargial caltherisy, les pentarques quarte et quine. Elles aussi l’avaient reconnu. Elles lui adressèrent une salutation de bienvenue à laquelle il répondit. Mais si ces deux-là étaient des pentarques, alors les autres… Cet homme ne pouvait être que le pentarque seconde, Wotan. Et la superbe femme blonde Vespef, la prime, l’impératrice de l’Helaria. Il éprouva un moment de panique. Mais il se reprit vite. Après tout, il travaillait sous les ordres du roi d’Orvbel, ce qui l’obligeait à le fréquenter souvent. Quant à la brune, elle ne pouvait être que le numéro manquant dans sa liste : le trois. Mais il ne se souvenait ni du nom, ni du rôle de cette dernière.

C’est elle pourtant qui parla la première :

— Je crois qu’il a compris qui nous sommes.

— C’est mon impression aussi, répondit Wotan.

Vespef esquissa un sourire.

— Littold ne vous a rien dit ? demanda-t-elle.

Ternine, paralysé par l’éminence de ses hôtes, mit un moment à réagir. D'autant plus qu’il se souvenait qu’il s’était présenté comme son amant hier aux deux jumelles. Elles avaient dû bien se s'amuser.

— Non, dit-il enfin.

Puis il ajouta avec hésitation :

— D’ailleurs, elle n’est pas avec vous ?

— Elle nage avec les dauphins, répondit Wotan.

De la main, il désigna la porte qui donnait sur la plage.

— Je vais aller lui dire bonjour, puis je pense que je reviendrai voir ce jeu, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Pas du tout, répondit Wotan.

— Nos artisans qui le fabriquent voudraient bien en écouler quelques-uns vers l’étranger, dit la brune.

— Je doute d’avoir les moyens de m’en offrir un.

Il se dirigea vers la porte pendant que Wotan jouait son coup. Il allait sortir quand le pentarque reprit la parole :

— Vous non, mais Brun certainement. Parlez-en au « seigneur lumineux » la prochaine fois que vous lui ferez votre rapport.

L’espion sentit un poids lui retourner les entrailles. Ils savaient. Il s’attendait à recevoir un couteau entre les épaules.

— Vous pensais qu’un inconnu peut habiter chez ma fille sans qu’on enquête sur lui ? demanda Vespef.

C’était une question rhétorique.

— Je croyais ma couverture solide, dit-il d’un ton faussement désinvolte.

— Elle a craqué dès que vous avez mis le pied en Helaria, dit l’une des jumelles.

— À Frovreikia ?

— En Lumensten, quand votre bateau vous a déposé dans une baie à l’écart de la ville.

La panique laissa place à l’étonnement. Il n’avait vu personne quand il avait débarqué. Les seuls témoins étaient l’équipage de son navire, si on excluait les poissons… Les dauphins bien sûr. Il étaient présents partout, ils voyaient tout, nageaient vite et semblaient avoir une affinité particulière avec l’Helaria.

— Littold vous attend, remarqua juste Vespef.

Il allait sortir quand Wotan reprit :

— Je suppose que vous avez compris que vous n’avez pas le droit de quitter l’Helaria.

— On ne vous l’a pas encore dit, mais vous êtes en état d’arrestation, ajouta Muy.

— Pour quel crime ?

— On trouvera.

Bizarrement, son arrestation rassura l’espion. Il signifiait que son avenir n’allait pas se terminer dans l’instant comme il l’avait craint un instant.

— C’est fréquent qu’une impératrice se charge de procéder aux arrestations en Helaria ?

— J’ai fait une promesse à une personne qui compte beaucoup pour moi, répondit Wotan.

— Si elle a eu à souffrir des agissements de Brun, vous avez dû faire beaucoup de promesses.

— Celle-là j’ai bien l’intention de la tenir.

Ternine jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce, puis en direction de la plage.

— Si toutes les prisons helarieal sont comme ça, je me serais laissé arrêter depuis longtemps.

En descendant vers la mer, Ternine réfléchissait à ce qui venait de se passer. Les pentarques envisageaient visiblement de se servir de lui. Il paierait probablement pour les crimes qu’il avait commis. Mais dans l’immédiat, ils voulaient se venger de Brun, eux aussi. Mais leurs motivations lui échappaient. Comptaient-ils mettre un terme au trafic d’esclaves ? Ou alors, l’Orvbel, seul royaume humain à disposer du savoir-faire pour construire une flotte, était leur concurrent direct. Il était possible qu’ils voulussent la voir disparaître ou tomber sous leur contrôle. Sauf que cela ne collait pas aux paroles de Wotan. Mais en arrivant près de l’eau, il réalisa qu’il existait deux autres options. Toutes deux liées aux événements de l’année précédente.

Plus d’un an plus tôt, un marchand de la ville, Jergo le Jeune, avait réussi à capturer une guerrière libre, Saalyn. En fait, il n’avait eu aucun mérite. Il s'était contenté de l’acheter à ceux qui lui avaient réellement mis la main dessus. Il avait payé très cher pour l’acquérir, mais il aurait été jusqu'à débourser dix fois plus. Elle était responsable de la mort de son grand-père, Jergo l’ancien, presque soixante ans plus tôt. Ou son arrière-grand-père, il ne savait pas trop. Toujours est-il que pendant plus de sept mois, il s’était amusé de façon particulièrement cruelle avec elle. Un jeu qui incluait les pires sévices qu’on pût infliger à une personne. Comme les stoltzt guérissaient de toutes les blessures non mortelles, tout au moins tant que la magie démoniaque n’entrait pas en jeu, il ne se priva pas. Finalement, les guerriers libres finirent par retrouver sa trace. L’ambassadeur de l’Helaria en poste en Orvbel tenta de négocier sa libération. En vain. Brun se retranchait derrière l’indépendance de ses commerçants. L’armée intervint alors : la ville fut investie, Jergo débusqué, Brun avait fui et Saalyn avait été délivrée. Jergo fut exécuté sur place, ce en quoi les Helariaseny se montrèrent plus généreux qu’il ne l’avait été avec leur consœur. Dans l’opération, le quartier du port avait été incendié, et les défenses locales qui avaient tenté d’opposer une vaine résistance quasiment anéanties.

Depuis cette expédition, Brun avait entrepris une vaste campagne contre la Pentarchie. Il n’était pas assez puissant pour s’y attaquer de front, alors il y allait prudemment, par petite touches. Au cours de l’année écoulée, beaucoup de missions menées par les guerriers libres avaient échoué. Des contrats commerciaux aussi, étaient tombés à l’eau. La patte de Brun se sentait derrière tout ça. Ces piques continuelles agaçaient certainement les Pentarques, ils voulaient certainement les faire cesser. Et enfin, dernière solution, beaucoup d’Helariaseny, parmi eux les jumelles, estimaient que l’année précédente le travail n’avait pas été fini et ils souhaitaient le terminer en s’emparant de Brun et en le jugeant.

Il arriva au bord de l’eau. Il localisa Littold à quelques centaines de perches du rivage. Elle s’amusait avec des dauphins. La plupart des royaumes côtiers chassaient ces animaux pour leur chair. Ils pouvaient alors se montrer agressifs. Mais les Helariaseny les traitaient comme des êtres intelligents à part entière, leur comportement changeait complétement dans les eaux de la Pentarchie. Il la regarda plonger avec eux. Ils se lançaient un ballon que les cétacés renvoyaient à la stoltzin. Ils étaient vraiment très habiles dans l’eau, et il incluait la femme dans ce constat. Elle semblait dans son élément, ne le leur rendant en rien en vitesse ou en acrobaties. Sauf qu’elle ne pouvait pas effectuer de cabrioles hors de l’eau. Quoique. En la voyant sauter très haut pour rattraper le jouet, il se demanda si finalement elle n’en était pas capable.

Elle l'aperçut et le salua d'un signe de la main. Elle s’approcha d’un grand dauphin qu’elle enlaça. Il se retourna et l’entraîna au fond de l’eau. Inquiet, Ternine se leva, surveillant la surface brillante. Elle émergea, moins d’un stersihon plus tard, ce qui lui sembliat court, mais suffisamment long pour qu’il s'alarmât. Elle rejeta ses longs cheveux blonds en arrière. Puis elle regagna la rive. Elle progressait vite, très vite. Il avait entendu dire que les stoltzt étaient de bons nageurs, au point de pouvoir rejoindre leurs îles par leurs seuls moyens. Il en avait la preuve sous les yeux.

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