Chapitre 7 - Partie 3

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De cette visite, Ternine retirait l’impression que cet endroit ne vivait pas. On sentait qu’il n’était occupé qu’en de rares occasions, il n’avait pas cet air de désordre caractéristique des lieux habités en permanence.

Littold lui montra la chambre qu’elle lui destinait. Un moment, il avait espéré que l’offre de Littold incluait le logement mais aussi la logeuse. Visiblement, ce n’était pas le cas. Il était déçu, mais pas vraiment surpris. Les Helariaseny avaient la réputation d’être peu farouches, mais il y avait une grande part de légende là-dedans. En fait, c’était là que les problèmes survenaient généralement, quand les étrangers essayaient de faire coller la légende à la réalité. Tous les ans, il y en avait, venus pour quelques jours de fête, qui voyaient leur séjour prolongé de quelques mois, voire de quelques années parfois, aux frais de la Pentarchie.

Le lendemain, à l'aurore, Ternine décida d’aller commencer son travail. La veille, pendant le repas que Littold avait préparé, il lui avait annoncé son désir de visiter l’île en commençant par la ville. Il lui avait demandé quelques conseils sur les points intéressants à voir. Il partit sans déjeuner, estimant qu’il trouverait tout le nécessaire sur son parcours. Quand il sortit, Littold dormait encore.

Tout en marchant, Ternine réfléchissait à ce que lui avait appris Littold. Une fête helarieal se préparait. Et pas n’importe laquelle. La grande fête du printemps, la plus longue des cinq grandes fêtes. Elle durait tout un douzain. Et pendant ce temps, la Pentarchie allait vivre au rythme de la danse, de la musique et des arts. L’espion avait déjà participé à ce genre de manifestation. Mais à petite échelle, dans un consulat. Il connaissait leur mécanisme. On ne se contentait pas de chanter et de danser, même si toutes les nuits se finissaient invariablement de cette façon. Tout le monde devait y contribuer, distraire l’assistance dans la mesure de ses talents. Le défoulement sous forme de danse avait lieu la nuit. Le jour était plutôt consacré aux spectacles et aux expositions. Et certains s’entraînaient depuis des années avant de s’exhiber en public. Ça allait être une occasion incroyable pour Ternine. Non seulement il allait profiter d'un échantillon assez étendu de clientes potentielles, mais en plus il allait pouvoir les juger sur d’autres qualités que leur seul physique. Vraiment, il avait beaucoup de chance d’être arrivé à ce moment à Honëga.

La nuit tombait. Il marchait rapidement pour rentrer plus vite. Il ne restait plus que quelques centaines de perches à parcourir pour atteindre la maison de Littold. Il accéléra le pas. Encore deux tournants et il serait arrivé. Quelqu’un le héla. Il se retourna. Deux hommes se tenaient derrière lui. Ils avaient l’air embarrassés.

— Vous m’avez appelé ? demanda-t-il en helariamen.

— Nous sommes perdus, répondit l’un d’eux.

Son ton hésitant montrait clairement qu’il ne maîtrisait pas la langue. Aussi, Ternine reprit en yriani. Son interlocuteur sembla soulagé.

— Où voulez-vous aller ?

Il tendit ce qu’il tenait à la main. C’était un plan de la ville, mais il n’avait pas l’air de s’y retrouver.

— Nous cherchons l’hôtel Secalkolisy grytdal.

— La chambre des grands-parents, traduisit Ternine. Avec un nom pareil, il ne doit pas être très chic. Je doute que vous vous trouviez dans le bon quartier. Montrez-moi ça.

L’espion prit la carte et l’orienta convenablement. Brusquement, il sentit qu’on le poussait. Une poigne puissante lui tordit le bras dans le dos pendant qu’une lame bien aiguisée s’appuyait contre sa gorge.

Un piège. Il venait de tomber dans une embuscade. Il se trouvait pourtant au dernier endroit dans le monde où il s’attendait à être ainsi agressé.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

— D’abord ton fric, répondit celui qui tenait le couteau.

— Dans ma poche droite.

Celui qui l’immobilisait le fouilla, sans desserrer son étreinte.

— Parfait, maintenant ta vie.

— Pas si vite. On peut se mettre d’accord. J’ai plein de choses à vous donner.

— Tu n’as rien à nous proposer, gaso.

Ternine avait compris. Ils étaient venus pour le tuer. La bourse ne constituait qu’un bonus. Il chercha à se dégager, mais celui qui le maintenait était vraiment costaud. Quand il se cabra, l’autre le tordit en arrière sans qu’il pût s’y opposer. Cela lui donna cependant un répit de quelques vinsihons en l’écartant de la lame.

Brutalement, il sentit qu’on le bousculait, lui et celui qui le maîtrisait. Il se retrouva par terre, libre. Il se retourna, juste à temps pour voir passer une forme brune. Celui qui tenait le couteau tomba à genoux. Il porta la main à sa gorge pour essayer d’arrêter le flot de sang. Les cordes vocales sectionnées, il ne poussait pas un cri. Ou plutôt, il hurlait, mais en silence. Le second tenta de se relever pour s’enfuir. La femme lui sauta sur la poitrine et lui planta son poignard dans l’épaule pour trancher le muscle. Il hurla de souffrance. Mais cela ne l’arrêta pas. Elle dégagea son arme et infligea le même traitement de l’autre côté. Puis elle se remit debout, laissant l’homme au sol, gémissant de douleur.

Ternine put enfin examiner sa sauveuse. C’était une toute petite stoltzin rousse, à peine plus grande qu’une adolescente au début de sa croissance. Mais à part sa taille, et sa robe qui indiquait qu’elle se rendait à une soirée, elle n’avait rien d’une adolescente. En temps normal, l’espion l’aurait qualifiée de très mignonne. Pour l’heure, son visage exprimait la joie féroce qu’elle avait éprouvée dans cette petite bagarre, à mutiler un homme qui ne pourrait certainement plus jamais se servir de ses bras.

— Vous allez bien ? demanda-t-elle.

— Oui, merci.

De la main, elle désigna son propre cou, comme si elle lui signalait la présence d’une tache. Il passa ses doigts sur la peau. Un peu de sang coulait par une égratignure. Rien de bien grave. Mais elle était quand même arrivée juste à temps.

— Vous savez ce qu’ils vous voulaient ?

— Ma bourse.

Le regard qu’elle lui lança n'était rien moins qu’avenant.

— Je me suis fait de nombreux ennemis dans ma vie, ajouta-t-il, l’un d’eux a certainement voulu régler un contentieux.

Elle sembla plus satisfaite de cette réponse. Il se rendit alors compte que l’arme avait disparu. Il se demanda où elle avait bien pu la ranger tant sa robe était près du corps.

— Vous ne quittez pas la ville, dit une seconde voix derrière lui.

Il se retourna et découvrit une deuxième femme, identique à la première dans les moindres détails. Y compris dans la tenue.

— L’Helaria est le pays ayant le taux de…

… criminalité le plus bas. Nous…

… n’apprécions pas quand des étrangers viennent…

… régler leurs comptes chez nous.

La façon dont ces deux femmes terminaient les phrases l’une de l’autre était déroutante, comme un seul esprit en deux corps.

— Je n’ai pas l’intention de partir avant la fête, répondit Ternine.

— Où logez-vous ?

Il était incapable de dire laquelle des deux avait parlé, si c’était sa sauveuse ou son double.

— Chez une amie. Je rentrais chez elle justement quand ils m'ont attaqué.

— Cette amie à un nom ?

— Littold, elle habite là, au coin.

Il désigna la maison toute proche. Mais les deux jumelles ne regardèrent pas.

— Amie, ou…

… amante ?

— Amante, mentit-il.

Un petit sourire ironique éclaira leur visage.

— Nous nous reverrons bientôt.

Quelques gardes entrèrent dans la rue. Ternine se demanda s’ils étaient là par hasard. Mais ils semblaient savoir ce qu’ils faisaient. Deux d’entre eux aidèrent le coupe-jarret à se relever. Celui-ci hurla de souffrance quand ils le tirèrent par les bras. Un autre alla saluer les deux sœurs.

— Que devons-nous faire de lui mes dames ?

— Mettez-le au frais, je l’interrogerai demain.

Ternine admira la diligence des gardes. Ils emportèrent le prisonnier sans un mot de trop. Seul leur chef dévisagea l’Orvbelian avant de suivre ses hommes. Cela faisait deux gardes qui l’avaient remarqué, cela commençait à faire beaucoup trop à son goût.

— Nous nous verrons bientôt, reprit la petite beauté rousse.

— D’ici là, réfléchissez. Si vous avez des idées sur votre ennemi…

— … qui a commandité ça, faites-en nous part.

Elles le saluèrent. Il leur rendit leur salut, un peu interloqué. Quand elles eurent quitté la rue, il respira. Il avait identifié les deux femmes. Deux sœurs jumelles, rousses, menues. Même le terme de salutation employé par les gardes, « Dames », utilisé quand le rang de la personne était inconnu ou qu’il n’existait pas de terme formel dans la langue pour le désigner. Dargial caltherisy. Les jumelles tueuses. Il venait de croiser les sœurs jumelles tueuses. Il avait toujours cru que si cette rencontre se produisait un jour, elle mettrait fin à sa carrière et à sa vie. Jamais il n’avait imaginé qu’au contraire elles le sauveraient de la mort.

Quant à l’identité du commanditaire de l’assassinat, il le connaissait. Gaso. Imbécile. Un mot argotique qu’il avait souvent entendu. Les deux tueurs venaient d’Orvbel. Ainsi Dayan ou Brun, bâtard de Brun, avait décidé de l’éliminer. Eh bien il allait voir ! S’il la jouait fine, il allait pouvoir le mettre dans le collimateur de la Pentarchie

La maison était vide. Littold n’était pas encore rentrée. Il trouva des restes de nourriture dans la cuisine. Ternine prit une cuisse de jurave et tout en la mangeant, il entreprit de visiter la demeure. Il remarqua de la lumière qui filtrait autour de la porte du bureau. Quelqu’un était donc en train de travailler, trois personnes à en juger par leur voix, deux femmes et un homme. Son métier d’espion prit le dessus, il essaya d’écouter. Mais avec l’épaisseur du bois, il n’arrivait pas à entendre clairement les sons. Il finit quand même par se rendre compte que ce n’était ni de l’yriani, ni de l’helariamen, les sonorités étaient trop différentes.

Finalement, il monta à l’étage, dans sa chambre, pour dormir. Il réfléchissait aux événements de la journée, les jolies filles qu’il avait croisées, potentiellement vendables. Puis il se souvint. Tout portait à croire que Brun l’avait trahi. Si cela s'avérait, il n’aurait plus à travailler pour lui. Il ne serait plus son pourvoyeur d’esclaves. Maintenant, les femmes qu’il repérerait, ça serait pour son plaisir personnel, pas pour alimenter le marché de son ancien roi. Ce à quoi il devait réfléchir, c’était, dans un premier temps, au moyen de vérifier son hypothèse. Ensuite, s’il avait raison, il allait devoir trouver d’envoyer les Helariaseny mettre la pagaille dans les réseaux d’approvisionnement de l'Orvbel. Demain, il allait rencontrer deux pentarques, il fallait qu’il réflechit à ce qu’il allait leur raconter.

Un peu plus tard, la porte du bureau s’ouvrit à l’étage inférieur et les personnes grimpèrent l’escalier. Sur le palier, ils s'échangèrent quelques mots, toujours dans cette langue étrange. Il ne comprit pas davantage les paroles, mais grâce à l’intonation le sens était clair ; ils se souhaitaient une bonne nuit. Il écouta pour savoir quelles chambres ils allaient occuper. Deux portes seulement se refermèrent. Y aurait-il un couple dans le lot ? Effectivement, plus tard, il les entendit faire l’amour. Il pensa un instant que cela pouvait être Littold avec cet homme inconnu et bizarrement, cette idée le chagrina. Il estima que ce n’était pas elle, son lit était de l’autre côté du couloir. Avant de penser que si elle rentrait en compagnie de cet inconnu, elle pouvait très bien le suivre dans sa chambre. Il se retourna dans ses draps, n’arrivant pas à s’endormir.

La nuit était bien avancée quand la porte de la maison s’ouvrit et que plusieurs personnes entrèrent. Elles essayèrent d’être silencieuses, mais visiblement elles avaient bien arrosé la fête avec deux jours d’avance. Elles butaient dans tous les meubles, faillirent se ramasser dans l’escalier, leurs chuchotements manquaient de discrétion. Elles s’enfermèrent dans une chambre. Les bruits s’atténuèrent, bientôt remplacés par des gémissements. Bon sang, pensa-t-il, suis-je la seule personne à faire ceinture ce soir ?

Au bout d’un moment il n’y tint plus. Il se leva et alla frapper à la porte de Littold. Doucement, pour ne pas la réveiller si elle dormait. Il chercha quelque chose à lui dire pour expliquer sa venue. Mais là aussi, il fut déçu. Finalement, la légende décrivant les Helariaseny comme des filles faciles était bien ce qu’elle était : une légende. À moins que ce fût bien elle qui avait suivi l’homme dans son lit.

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