Chapitre 3 : Province de Karghezo. (1/3)

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Environ un douzain après l’installation de Deirane chez Dresil – chez elle maintenant –, le fermier voulut se rendre à la ville. Karghezo était située dans la moitié sud du plateau, c’était un voyage de sept jours avec une nuit passée sur place, peut-être deux. En son absence, Nëppë viendrait quotidiennement pour s’occuper des animaux. Ils étaient peu nombreux, mais nécessitaient des soins réguliers. Dresil proposa à sa jeune compagne de rester avec sa sœur, mais elle refusa. Elle n’avait vu que deux villes dans sa vie, Ortuin et Sernos. Et même si elle n’avait pas entendu dire du bien de Karghezo, elle voulait la connaître aussi.

Surlo et Vanso vinrent aider le fermier à charger sa charrette. Après tout, en plus de ses noix, du beurre végétal et d’une modeste quantité de scartës, il emportait tout un assortiment des charcuteries de volailles qu’ils produisaient. Elles seraient bien appréciées dans la capitale de la province. Deirane et Nëppë participaient aussi. Et la tendresse que les jumeaux éprouvaient pour leur compagne commune sautait aux yeux. Elle remarqua tous les petits gestes, les caresses furtives qu’ils n’arrêtaient pas de s’échanger quand ils se trouvaient à portée les uns des autres. C’était donc ainsi que se comportaient les personnes normales qui s’aimaient.

Quand ils furent prêts à partir, le soleil pointait juste au-dessus de la cime des collines. Nëppë embrassa son frère, puis la jeune femme. Deirane lui confia Hester. Elle ne voulait pas se séparer de lui, elle ne pouvait pas non plus l’emmener à la ville. C’était un bien long voyage pour un si petit être. Heureusement, Nëppë n’avait opposé aucune difficulté pour garder le nourrisson quelques jours. Bien au contraire, elle avait bien insisté sur les avantages de sa ferme et en particulier que c’était la seule à dix longes à la ronde qui disposait de brebis capables de fournir du lait pour le nourrir. Un lait si riche qu’à son retour Hester aurait – selon elle – doublé de poids. L’énergie que mit Nëppë à la décider finit par avoir raison des réticences de Deirane. La jeune femme avait passé l’écharpe que sa mère utilisait pour le porter, une grande écharpe où le minuscule corps disparaissait entièrement. Seule la tête émergeait. Que la poitrine qui lui servait de coussin eût changé ne sembla pas le déranger. Blotti contre Nëppë, il dormait. Il fallut toute sa force de volonté à la jeune mère pour s’éloigner. Finalement, c’est la tendresse que lui manifestait celle qui allait bientôt devenir sa sœur qui la décida. Avec l’aide d’un des jumeaux, elle grimpa sur le banc à l’avant de la charrette et s’assit à côté de son amoureux.

Ils traversèrent la passerelle qui reliait la propriété au chemin desservant les fermes de la vallée. Il longeait la petite rivière. Dresil prit vers l’amont et le sommet du plateau. Dès qu’ils eurent dépassé la source, la végétation changea. L’eau, plus contaminée qu’en aval, la rendait malade. Les arbres poussaient tordus, ils n’affichaient pas le vert resplendissant des forêts en bonne santé. Les troncs morts étaient nombreux. Paradoxalement, ils étaient chargés de fruits – tout au moins, ceux pour qui c’était la saison – et beaucoup de jeunes plantes. Un petit peu comme si, sentant qu’ils ne vivraient pas longtemps, ils se dépêchaient d’assurer leur descendance avant de disparaître.

Ils finirent par rejoindre la Grande route du sud qui reliait Sernos à Kushan, en passant par Karghezo et Ruvyin. En cet endroit, elle était mieux entretenue que partout ailleurs, son revêtement était impeccable. Les chariots de bauxite qui convoyaient leur chargement au port de Sernos l’empruntaient régulièrement. Par leur poids, ils défonçaient la chaussée, obligeant à une maintenance fréquente.

Quand ils atteignirent le sommet du plateau, Deirane resta effarée. Elle ne s’attendait pas à une telle désolation. Elle avait vu l’état de la nature autour de son village. Elle avait parcouru une partie des plaines de Chabawck. Elle avait constaté le résultat des guerres que le monde avait menées aux feythas et les destructions de ces derniers. Même dans les pires lieux qu’elle avait visités, la vie persistait. De justesse parfois, mais elle était là. En Yrian oriental il n’y avait rien.

Les collines déviaient les vents qui charriaient les poussières venues des déserts empoisonnés vers cet endroit et protégeaient ainsi le cœur du royaume. Les intempéries ensuite, les faisaient tomber sur le sol. L’eau s’enfonçait, pas les poussières. Elles restaient à la surface, empoisonnant la terre. Les pluies de feu touchaient aussi le plateau occidental. Seulement là-bas, les rivières qui descendaient des montagnes étaient saines. Elles nettoyaient l’eau, rendaient la terre propre et apte à la végétation. L’est, lui, ne disposait que de ces pluies mortelles pour irriguer ses sols. Rien de vivant n’avait survécu. Rien. Pas même les insectes qui auraient dû décomposer les troncs, les buissons, les feuilles. On ne sentait même pas cette légère odeur de pourriture caractéristique d’un sol vivant. D’ailleurs, ce sol, lessivé depuis longtemps par la pluie, avait pris une couleur indéfinissable semblable à celle d’un fossile. Le plateau était couvert d’un cadavre de savane. Seule l’action dissolvante de l’eau pouvait en venir à bout. Une action qui prendrait des siècles à se dérouler.

Voyager entre ces troncs noircis, dans le silence absolu, était oppressant. Aucun bruit d’animal fuyant dans les fourrés, aucun cri, aucun chant d’oiseau ne venait briser le silence des lieux. Ce n’était pas la quiétude tranquille d’une nature au repos, fourmillant de mille petits bruits qui indiquaient la présence d’êtres vivants tout proches. C’était la mort. Hormis les grincements du chariot et le sifflement du vent dans les quelques feuilles qui n’étaient pas encore tombées, on n’entendait rien.

Dresil se mit à fredonner, toutefois il n’osait hausser le ton, comme s’il avait peur de déranger quelqu’un. Deirane comprit qu’il était aussi mal à l’aise qu’elle, qu’il n’aimait pas cet endroit. Bientôt, elle l’imita. Petit à petit, ils s’enhardirent. Au bout de quelques stersihons, ils chantaient à tue-tête.

Bien que déserte, la forêt portait partout des traces d’activité. Les arbres étaient morts, mais pas perdus pour les bûcherons. Il suffisait d’enlever la couche d’écorce pour trouver un bois à première vue sain. En réalité, il ne l’était pas. Il fallait éviter de le brûler, sinon il aurait libéré dans l’air les poisons qu’il avait absorbés de son vivant. Par contre, pour certaines constructions telles que les ponts ou les barrières, et tous les bâtiments de stockage où l’homme ne résidait pas longtemps, il était parfait. Il convenait même mieux que les bois plus sains du sud du continent, parce qu’il était imputrescible. Ces mêmes poisons qui tuaient les gens tuaient aussi les parasites qui auraient pu le détruire.

De son vivant, soixante ans plus tôt, la forêt n’avait pas été une jungle épaisse et impénétrable. Elle était constituée de grands bosquets de quelques longes dispersés dans la vaste savane du sommet. Le plateau n’était pas grand, à peine plus d’une cinquantaine de longes ; c’était suffisant pour qu’il abrite une riche mégafaune. Il est vrai que les pentes douces de ses versants permettaient aux animaux de la plaine, en contrebas, d’y accéder facilement. Aujourd’hui, cette faune n’existait plus que dans un lointain souvenir.

Karghezo s’élevait au bord de la falaise qui contraignait le cours de l’Unster. C’était une des villes les plus jeunes d’Yrian, elle n’affichait que trente ans à peine. Seule Ortuin,loin au nord, était plus récente. Cependant, si elle dépendait bien du royaume, tous les peuples et beaucoup de pays avaient participé à sa construction. C’était un défi, les peuples d’Ectrasyc devaient savoir s’il était possible de vivre dans une région aussi exposée aux pluies de feu. Les trois quarts du continent se trouvaient dans la même situation désastreuse que l’Yrian oriental. Un État comme la Nayt avait la moitié de son territoire ainsi ravagé. Une réponse positive aurait signifié beaucoup pour l’avenir du monde. Le défi avait été gagné, néanmoins il avait fait comprendre que les efforts pour reconquérir les territoires dévastés seraient immenses.

Karghezo avait donc été conçue pour résister aux pluies de feu diluviennes qui s’abattaient presque sans discontinuer pendant cinq mois lors de la saison des pluies. Elle était organisée autour de trois larges avenues, deux orientées du nord au sud et une d’est en ouest. Ces avenues délimitaient les quartiers. Elles constituaient quasiment les seuls espaces à l’air libre, tous les autres passages étaient couverts. Les constructions, en bois pour la plupart, étaient toutes surélevées de plusieurs perches de haut pour éviter d’être inondées. Elles étaient toutes entourées d’un trottoir qui permettait de circuler à pied sec, et le toit, en pente orientée vers l’arrière, débordait largement des murs pour protéger une partie du sol. Ces avancées abritaient les rues, toutes piétonnes, qui pénétraient au cœur des quartiers. L’endroit aurait été bien sombre, si les bâtisseurs n’avaient pas prévu des cours à l’air libre à la fois pour éclairer, mais aussi pour que l’eau pût s’évacuer quelque part. Les avenues se traversaient par des passerelles surélevées, également couvertes, à hauteur du premier étage des bâtiments. Partout, que ce fût au niveau des toits ou des terrasses, l’eau de pluie était canalisée pour être à la fin déversée dans l’Unster. C’est là qu’elle finirait par arriver, tôt ou tard ; au moins elle n’avait tué personne sur son passage. Un individu, par temps de pluie, pouvait parcourir la ville entière sans recevoir une seule goutte.

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