Chapitre 1 : province de Karghezo. (3/4)

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Cette dernière remarque acheva Mace qui n’ajouta plus un mot.

Hester était rassasié. Deirane lui fit faire son rot. Dans l’enceinte de l’ambassade, les coins discrets ne manquaient pas. Elle n’avait jamais eu de problème. Mais dans cette petite pièce, avec tout ce monde, le corsage ouvert, elle était trop largement exposée à son goût. Elle croisa d’ailleurs le regard de Surlo braqué sur sa poitrine. Elle ne savait pas trop s’il lorgnait ses seins ou le tatouage si spécial qui les marquaient, mais cet examen la mit mal à l’aise. Heureusement, Nëppë veillait. Elle rappela son amant à l’ordre d’un coup de sa cuillère en bois. Mais elle ne put s’empêcher de jeter elle-même un œil. Il ne manifestait rien de graveleux cependant, juste de la curiosité.

Elle pensa que si elle devait montrer en totalité à quelqu’un ce qu’on lui avait infligé, ce pourrait bien être cette jeune femme sympathique. Même Saalyn, qui pourtant l’avait vue nue, n’avait pu appréhender qu’une partie du dessin, elle avait préféré ménager la pudeur de la jeune fille plutôt qu’assouvir sa curiosité. Elle-même d’ailleurs s’était souvent regardée dans une glace pour connaître la disposition des fils d’or et des pierres précieuses sur son visage, sa poitrine, sur son ventre, sur ses membres. Mais son dos lui restait inconnu.

Hester commençait à s’endormir. Elle cala son fils contre son épaule et relaça son corsage.

— Tu as prévu un endroit pour Hester ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

Heureux de briser le silence gênant qui s’était installé, le jeune fermier se leva et guida Deirane vers la chambre. Elle donnait sur la salle de séjour par une porte située face à l’entrée.

C’était une pièce d’assez belles dimensions, tout en bois, comme le reste de la maison. Mais il avait été poli et verni pour lui donner un aspect chaleureux. Le parquet était nu, mais si bien assemblé qu’il n’existait aucun risque de se planter une écharde. Un grand lit pour deux personnes occupait la plus grande partie de l’espace. Sa tête était un panneau de bois gravé en son centre d’un visage qui rappelait celui de Deirane. Elle fut à la fois touchée et gênée de cette attention. Cela avait dû demander beaucoup de travail au sculpteur. Et vu la précision des traits, celui-ci ne pouvait être que Dresil. Une grande armoire, de toute évidence récemment agrandie, occupait tout un pan de mur. La jeune femme était sûre d’avoir assez de place pour ranger toutes ses affaires. Mais ce qui attira son attention était un petit berceau entre le lit et la fenêtre. Trois côtés étaient en bois plein. Mais le quatrième était constitué de barreaux suffisamment rapprochés pour que Hester ne pût passer à travers. La mère pouvait donc voir son bébé lorsqu’elle était allongée sur le lit et inversement. Deirane s’en approcha. Il était déjà fait, avec des draps propres. À la tête, elle vit le symbole qui plaçait le bébé sous la protection de la Mère, la déesse yriani de la maternité et des enfants. Après des mois passés en Helaria, une nation agnostique par excellence, elle avait oublié qu’elle avait des dieux vers qui se tourner en cas de coup dur.

— Il est magnifique ! s’écria Deirane.

— Je l’ai fabriqué moi-même, dit le jeune homme.

De joie, elle lui déposa un baiser furtif sur les lèvres. Sous l’élan, il l’enlaça. Mais il la relâcha bien vite quand il la sentit se raidir. Aussitôt, elle regretta sa réaction, mais elle n’y pouvait rien. Le souvenir de cette horde était encore tenace, même s’il s’était bien atténué au cours des derniers mois.

Nëppë les rejoignit.

— Que penses-tu de ce petit nid d’amour ? demanda-t-elle.

— C’est extraordinaire, ça a dû demander beaucoup de travail.

— Avant de te rencontrer, Dresil vivait dans une grotte. Il s’était installé une paillasse dans la grande salle. J’ai dû insister pour qu’il construise cette chambre, et celle d’à côté, ajouta-t-elle en montrant une petite porte.

— Je l’avais fabriquée avant que tu t’en mêles, riposta Dresil.

— Tu n’aurais jamais installé cette armoire, si je n’avais pas insisté.

— Je suis sûr que l’ancienne suffisait.

— Elle n’aurait jamais suffi à Deirane. Je sais de quoi je parle, moi aussi je suis une femme au cas où tu l’aurais oublié.

Deirane ne répondit rien, mais ses idées étaient proches de celle de Nëppë. Pour le moment, elle n’avait pas grand-chose. Elle avait dû tout abandonner quand elle avait fui la ferme familiale. Et pendant son séjour dans l’ambassade de l’Helaria, elle n’avait pu acquérir que peu de choses. Ses possessions se limitaient aux vêtements qu’elle s’était achetés, une robe que Saalyn lui avait offerte, et un pendentif en camé qui venait de sa sœur. Mais cela ne durerait pas, maintenant qu’elle avait un endroit bien à elle.

Laissant le frère et la sœur se chamailler, Deirane ouvrit la petite porte pour jeter un coup d’œil. C’était une chambre d’enfant, destinée à Hester quand il serait trop grand pour dormir avec ses parents. Elle était vide pour le moment, mais le jeune homme avait commencé à la décorer. Ayant assouvi sa curiosité, elle allongea le nourrisson dans son lit et le borda. Comme il chouinait un peu d’être ainsi séparé de la chaleur de sa mère, elle resta avec lui, le temps qu’il s’endormît. Elle lui chanta une berceuse. Nëppë entraîna son jeune frère hors de la pièce et ferma la porte derrière eux.

Deirane ne tarda pas à les rejoindre. Un grand éclat de joie accueillit son retour. Tous les hommes s’étaient installés sur les bancs autour de la table pendant que Nëppë disposait des assiettes devant eux. Elle en plaça une de plus que de convives, signe que quelqu’un n’était pas encore arrivé. Dresil avait réservé une place juste à côté de lui et de Mace. Elle s’y installa.

À ce moment, la porte s’ouvrit et Surlo entra. Un deuxième Surlo. Un instant dérouté par ce nouvel arrivant qui ressemblait à celui qui l’avait accueillie, elle mit un instant à comprendre qu’elle avait affaire à des jumeaux. Elle se souvint qu’on – elle ne savait plus qui – avait évoqué son existence devant elle. Le visage du nouvel arrivant, Vanso comme elle l’apprit plus tard, exprima de la joie à la vue de son frère.

— Juste à temps pour le repas ! s’écria ce dernier.

— Bien évidemment, pour ce qui est de bouffer, il n’est jamais en retard, lança Nëppë.

Toutefois, si les paroles semblaient acerbes, le ton dénotait une certaine tendresse. Vanso déposa un gros saucisson à côté du foyer. Puis il enlaça la jeune femme.

— Eh, protesta-t-elle, tu es censé consommer la cuisine, pas la cuisinière !

— L’un n’empêche pas l’autre, répondit-il sans la lâcher.

Deirane remarqua que malgré ses protestations, elle avait penché la tête pour qu’il pût déposer un baiser dans son cou. Elle estima que c’était lui son amant et pas Surlo comme elle l’avait cru plus tôt.

Vanso alla s’asseoir à sa place, sur le même banc que son frère. Il échangea une solide accolade avec lui.

— Maman regrette que tu n’aies pas pu venir, dit-il.

— L’un de nous devait représenter la famille auprès de Dresil et de sa jolie fiancée.

Le nouveau venu posa son regard, aussi limpide que celui de son frère, sur Deirane.

— C’est donc toi qui as réussi à t’emparer du cœur de notre ami ?

— C’est bien elle, répondit Nëppë à sa place. Elle s’appelle Deirane et elle vient de Gué d’Alcyan.

— Et elle connaît Calen de Jetro, ajouta Mace d’un ton admiratif.

— Et tu es quoi exactement ? Une princesse, avec ton rubis sur le front ? C’est un vrai ?

— Elle n’aime pas en parler, continua Nëppë en amenant la marmite à table.

Puis elle s’installa entre les jumeaux. Dresil, en tant que maître de maison, servit en commençant par les femmes.

— Elle ne risque pas de parler beaucoup si personne ne la laisse répondre, remarqua Vanso.

— Nëppë a raison, dit Deirane, les souvenirs liés à ces pierres sont pénibles. Celui qui a fait ça ne m’a pas demandé mon avis. Et il ne m’a pas endormie quand il les a implantées.

Nëppë retint une exclamation de stupeur, mais Vanso continua sur son idée :

Les pierres ! Il y en a d’autres ?

— Elle en a partout, répondit Surlo, même sur les tétins.

— Ça a dû être terriblement douloureux, dit Nëppë.

Ce souvenir amena des larmes aux yeux de Deirane.

— Regardez, vous l’avez toute chamboulée avec vos questions, reprocha Nëppë.

Elle se leva pour la consoler. Mais son frère l’avait déjà enlacée. Ce coup-ci, elle ne se déroba pas. Elle enfouit son visage dans le cou de son fiancé.

— Je suis désolé, dit Vanso, j’avais pas pensé à ce que ça faisait d’avoir ça directement dans la peau.

Nëppë rejoignit la jeune fille et l’étreignit également. Entre le frère et la sœur, les sanglots se calmèrent. Peu à peu, elle se reprit.

— Merci, dit-elle à la jeune femme, ça va aller.

Nëppë retourna à sa place. Deirane se lâcha alors.

— Pendant des heures et des heures, il m’a incisé la peau avec ses instruments pour y entrer les pierres. Je hurlais tant j’avais mal. Je le suppliais d’arrêter. Mais il n’arrêtait pas. Et quand je m’évanouissais, il utilisait un sort de démon pour me réveiller. Ça a duré une journée entière. Après, quand il m’a libérée, ma sœur m’a dit que j’avais disparu pendant trois jours. Mais j’ai eu l’impression que ça avait duré une éternité.

Dresil posa la main sur la joue de sa compagne et lui fit une caresse d’une tendresse infinie.

— Je suis désolé, dit-il, j’ignorais à quel point tu avais souffert.

— Si j’avais su, je n’en aurais jamais parlé, ajouta Vanso d’un air contrit.

Tout le monde autour de la table était atterré. Personne ne se doutait de ce que ce tatouage impliquait.

— Je suis désolée, dit enfin Deirane, je n’aurais jamais dû vous parler de ça.

— Ne sois pas désolée, répondit Nëppë, ce genre de fardeau ne doit pas être porté seule. Tu peux le partager autant que tu le voudras.

— Merci, dit simplement Deirane.

Ainsi, les amis de Dresil avaient réussi là où Saalyn, Calen et même sa sœur aînée Cleriance avaient échoué.

Le repas se déroula silencieusement. La bonne ambiance du début s’était envolée. C’est Mace qui prit l’initiative de rétablir la discussion :

— Si vous nous racontiez comment vous vous êtes rencontrés tous les deux ?

Dresil bondit sur l’occasion :

— Elle n’avait jamais mangé de noix. Quand elle a vu mon stand, elle était si étonnée qu’elle s’est arrêtée.

— On ne cultivait pas de fruits secs, dans ma ferme, expliqua Deirane. On produisait des céréales, des légumes, des fruits, des frais, mais pas des secs. J’ignorais que ça existait.

— Vous n’avez pas de beurriers chez vous ? demanda Nëppë.

— Non. Et c’est dommage. Dresil m’a expliqué les avantages. Quelques-uns seraient bien utiles dans la ferme de mon père.

— Dresil ne m’a jamais expliqué les avantages du beurrier, remarqua Surlo.

— Je cherchais une façon de la retenir, par n’importe quel moyen. Toi, c’est pas la peine. La bouffe fait ça très bien.

Tout le monde éclata de rire. Même Surlo, acceptant de bon gré d’en être la cible, rit avec les autres.

— Tu voulais me retenir ? Et pourquoi ?

— Parce que dès que je t’ai vue, j’ai su que c’était toi. Et c’est aussi parce que je voulais que tu reviennes que je t’ai fait les noix à un aussi bon prix.

— Un quart de cel pour six poignées, expliqua Deirane. Je me suis fait charrier pendant des jours par mes amis.

— Mais elle n’est jamais revenue. Ses amis oui. Surtout ton amie Celtis, elle était très gourmande. D’ailleurs, c’est à se demander comment elle pouvait rester si fine avec tout ce qu’elle dévorait. Mais toi, j’ai dû aller te chercher à l’ambassade.

— Tu as mis du temps, quand même, plusieurs mois.

— J’osais pas entrer dans l’ambassade. Si ton amie blonde ne m’y avait pas poussé, je n’aurais jamais franchi la porte.

— Saalyn t’a poussé ? Comment ça ?

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