Chapitre 43 - Partie 2

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L’apprenti n’était pas surpris. Au moins une sur les trois s’en était sortie. C’était mieux que rien. Il montra le ventre arrondi.

— Fille ou garçon ? demanda-t-il.

— C’est une fille.

Ça expliquait certainement sa décision de quitter le métier.

— Vous avez choisi un nom ? J’avais une sœur qui s’appelait Mënim. Ça ferait bien je trouve.

— Vous aviez une sœur ?

— Elle est morte pendant la peste de 1189.

— Je suis désolée. J’ai déjà choisi un nom. Mais la prochaine, je lui donnerai le nom de votre sœur. Promis.

— Merci, au moins il restera quelque chose d’elle en ce monde.

— J’ignorais l’existence cette peste.

— C’est normal. Elle n’a touché que les stoltzt. Elle a fait peu de victimes mais c’était surtout de jeunes enfants. C’est pour ça qu’elle a été mal ressentie en Helaria.

— Je suis désolée.

L’évocation de ces vieux souvenirs avait jeté un froid.

— Vous devriez retourner dans le rang, Deinis va finir par s’énerver, conseilla Öta.

— Bien sûr. Mais d’abord, je peux vous demander un service.

— Il vous faut un maître, c’est ça ?

— Comment avez-vous deviné ?

— Facile, il vous en faut un pour continuer votre apprentissage. Mais il n’y a pas d’urgence. On vous a expliqué comment ça se passe ?

— Rapidement. Je sais que la formation prend douze ans.

— Vous êtes humaine. Avec douze ans de formation, votre peuple n’aurait que de vieux guerriers libres. Vous bénéficiez d’une formation accélérée en quatre ans.

— Je l’ignorais.

— Les sept premiers mois, c’est l’entraînement au combat. Après vous intégrez l’école de Neiso qui vous donnera une formation théorique, tout en continuant votre entraînement. À partir de la deuxième année, vous commencerez à alterner entre des missions en compagnie de votre maître et des cours à l’école de Neiso. La dernière année, vous la faites en totalité en compagnie de votre maître.

— Il me reste encore quelques mois pour trouver un maître alors.

— Je vais en parler à Saalyn, elle connaît peut-être quelqu’un qui pourrait vous prendre en charge.

— Merci.

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur la joue du jeune apprenti.

— Je dois y retourner.

Elle rejoignit ses camarades d’entraînement. Il regarda l’adjudante lui remonter les bretelles pour son escapade. Elle avait l’air terrible comme ça. Lui-même avait eu peur d’elle quand il l’avait vue la première fois. À juste raison, d’ailleurs. Il se souvenait d’une fois, humiliante, où il s’était trouvé par terre sans même comprendre ce qui lui arrivait. Mais elle adorait ces jeunes qu’elle entraînait. Elle redoutait ce qui risquait de leur arriver si elle ne se montrait pas efficace dans son enseignement. Malgré leur nombre, elle se souvenait de tous ceux qui étaient passés entre ses mains.

Il finit par reprendre son chemin vers sa chambre. La guerrière libre était allongée sur le lit, perdue dans ses pensées. La vieille dame avait eu raison, elle avait pleuré. Mais ses larmes avaient séché.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Ils l’ont pris en charge.

— Comment a-t-il réagi ?

— Il a pleuré. Et il m’a appelé par mon nom.

— Il a prononcé ton nom ?

— En tendant ses bras vers moi.

— Oh.

Elle enfouit son visage dans la poitrine du jeune apprenti. Il lui entoura les épaules de ses bras. Mais contrairement à ses craintes, elle ne s’effondra pas. Au bout d’un moment, elle s’éloigna de lui.

— Nos vacances ne dureront pas longtemps, dit-elle enfin.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— Je pars pour Ortuin.

— Que se passe-t-il là-bas ?

— Une émeute. Ils ont incendié notre consulat.

— Il y a des morts ?

— Non, c’est un vrai miracle.

— On part quand ?

— Je pars demain, seule.

L’annonce faillit foudroyer le stoltz.

— Seule, mais pourquoi ? Je suis ton apprenti.

— Non, tu ne l’es plus.

Elle se leva, se dirigea vers son bureau et sortit divers objets d’un tiroir.

— Comment ça je ne suis plus ton apprenti ? J’ai fait quelque chose de mal ?

— Non bien au contraire.

Elle donna les différents objets au jeune stoltzen, les énumérant au fur et à mesure.

— Voici ton nouveau bracelet d’identité, ta bague et le certificat.

— Je ne comprends pas.

— Tu n’es plus mon apprenti parce que tu es maintenant guerrier libre de plein droit. Tu vas avoir tes propres enquêtes.

Öta resta muet de saisissement. Il mit longtemps avant de réagir.

— Je ne sais pas quoi dire, je ne m’attendais pas à ce que ça aille si vite. Je n’ai pas fini ma formation.

— Tu es suffisamment formé. J’en ai parlé avec Muy, elle est d’accord, ainsi que l’ensemble du conseil des maîtres de la corporation. Tu as déjà travaillé seul. Quand Jergo m’a enlevée, c’est toi qui m’as retrouvée. Tu as remonté ma piste jusqu’à Shaab, puis Orvbel, tu as organisé mon évasion. Tu as largement fait tes preuves. Cette enquête l’a confirmé. Tu es prêt.

— Je suis tombé dans les pièges tendus par ces ravisseurs.

— Je sais, mais moi aussi. Si tu es tombé dans des pièges qui m’étaient destinés, ça veut dire que tu es aussi bon que moi. Ils avaient pensé leurs actions en partant du principe que c’était moi qui me lancerais à leurs trousses. Et pendant qu’on poursuivait un leurre jusqu’en Nayt, ils la faisaient tranquillement descendre l’Unster sur un bateau.

— Et après Kushan, quoi donc ? Orvbel ?

— Ça serait logique.

— Trop logique c’est ça ? demanda Öta, donc suspect. Sauf que si on pousse le raisonnement assez loin, en nous faisant paraître Orvbel comme trop évident, c’est peut-être justement la destination.

— Ils ont réussi à me mettre la tête à l’envers. Je ne sais plus quoi penser.

— N’y pense plus. Quand Sarhol sera lassé d’attendre tu pourras reprendre l’enquête. D’ici là, oublie.

— Tu as raison.

Elle ramena une mèche derrière l’oreille du jeune stoltzen.

— Mais aujourd’hui, c’est ton jour. Que vas-tu faire maintenant que tu es guerrier libre ?

— À moins de recevoir un ordre explicite d’un archonte, je peux choisir mes missions ?

— Tu trouveras une liste raisonnablement à jour des missions en cours dans la caserne en bas. Tu peux en choisir une qui te convient. Mais je pense que Muy va souvent requérir tes services. C’est fréquent avec mes anciens apprentis.

— Je n’ai pas d’ordre. Et j’ai déjà une mission.

— Tu en as choisi une ? demanda la stoltzin étonnée, déjà ?

— J’ai entendu dire que des émeutiers ont brûlé notre consulat à Ortuin.

Elle le fit taire d’un doigt sur la bouche.

— Tu ne peux pas centrer ta vie autour de moi.

— Ce n’est pas mon intention. Mais tous tes élèves ont eu droit à douze ans avec toi. Je veux ma part au complet. J’ai encore droit à trois ans.

— Tu veux revenir en arrière ? Redevenir mon apprenti ?

— Non, je suis bien content de ne plus être ton apprenti.

— Parce que tu es mon égal maintenant ?

— Je ne suis pas encore ton égal. Tu es grand-maître, je ne suis qu’artisan. Non, c’est autre chose.

— Quoi donc ?

Il lui posa une main sur la poitrine et la poussa en arrière. Elle recula, déséquilibrée. Elle buta contre le lit sur lequel elle tomba.

— Que fais-tu ? demanda-t-elle.

— Devine.

Il se mit à genoux sur le lit, au-dessus d’elle.

— On ne peut pas… commença-t-elle.

— Pourquoi ? Je ne suis plus ton apprenti maintenant.

— Je n’avais pas envisagé cette conséquence de ta nomination, répondit-elle.

— Tu vas revenir sur cette promesse ?

Elle hésita, longuement.

— Non, dit-elle enfin.

Elle était inquiète. Mais quand il se pencha sur elle, toute son appréhension s’était envolée. Elle lui enlaça le cou et l’embrassa, comme seule savait le faire une femme avec six cents ans d’expérience derrière elle.

À six cents longes de là, loin au sud, Wotan était allongé sur la plage, profitant d’un instant de calme avant de prendre son travail de pentarque pour la journée. Sa sœur aînée Vespef sortait de l’eau pour le rejoindre, laissant les autres membres de la famille batifoler avec les dauphins. Elle s’assit juste à côté de lui.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ? lui demanda-t-elle.

Pour toute réponse il lui ouvrit son esprit, partageant ses pensées avec elle. Elle sourit à son tour.

Wotan venait enfin de retrouver sa guerrière libre.

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