Chapitre 38 - Partie 1

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Öta n’était jamais venu en Nayt. L’Onus, le fleuve qui constituait sa frontière occidentale était large, à la mesure de ce pays immense qui occupait presque un quart de la surface des royaumes qui bordaient la Grande Route de l’Est. D’ailleurs, elle ne longeait pas ce royaume. Loin d’en constituer une frontière, la route le traversait de part en part, les seuls autres pays à présenter cette particularité étant l’Yrian et le Nasïlia. Par sa surface, ce royaume était le plus grand du continent et le deuxième du monde, juste derrière le Mustul. Il aurait pu être le plus puissant et le plus riche si la géographie avait joué le jeu. Malheureusement, il était situé au centre de la Grande Route de l’Est, sans accès à la mer. Et s’il était riche de minerais, ceux-ci étaient localisés dans le grand désert empoisonné dont l’extrémité occidentale occupait presque la moitié du pays. Il était possible d’envoyer des condamnés à mort exploiter ces minerais. Cependant quels gardes-chiourmes auraient accepté de les suivre à une mort certaine ? La Nayt était donc riche, mais ces richesses étaient inaccessibles. La limite traditionnelle de ce désert était constitué de la route au sud et de l’Onus à l’ouest, mais Öta ne voyait pas de différences entre les deux côtés de la chaussé.

Sitôt passé l’Onus, Saalyn avait prodigué ces explications à son apprenti. Mais depuis leur arrivée à Massil, la plus grande métropole du pays et la seule située sur la route, elle était de mauvaise humeur. Il faut dire que si l’entrée en ville avait été facile – la Nayt collaborait assez facilement avec les guerriers libres depuis que l’archiprêtre de Meisos avait pris l’ascendant sur son rival – trouver une place disponible dans une auberge semblait autrement plus délicat. Cela faisait quatre fois que les deux voyageurs se faisaient refouler par manque de place. Sans compter deux autres dans lesquelles Saalyn descendait fréquemment qui avaient fermé leurs portes et une qui avait brûlé.

Öta profitait de leurs pérégrinations à travers la cité pour la découvrir. C’était une ville commerçante qui rassemblait toutes les productions d’un royaume. Les produits agricoles du sud et la faible industrie minière du nord y convergeaient. Par ailleurs, royaume le plus proche du Chabawck, il était l’un des principaux point d’entrée de l’artisanat bawck dans les terres civilisés. C’est là qu’il fallait acheter ses épées, boucliers, armures et tous les autres produits que fabriquait ce peuple si fruste en apparence mais doté d’un savoir-faire inégalé dans le domaine de la forge. Les marchés se tenaient sur de grandes places situées à proximité immédiate des portes. Mais le reste de la ville n’était qu’un dédale de ruelles tortueuses et sombres permettant tout juste à deux cavaliers de se croiser. Il n’y avait aucune artère majeure qui aurait permis à une troupe en arme de la traverser. D’ailleurs, le jeune stoltzen, se demandait si un tel chaos n’était pas volontaire. Un envahisseur aurait eu beaucoup de mal s’y déplacer, il se serait fait massacrer avant d’avoir trop progressé vers le centre de la ville. Les traités signés entre les différents royaumes faisaient de la Grande Route de l’Est une propriété commune où la circulation était libre. Mais cela signifiait qu’une troupe de pillards pouvait aussi l’emprunter sans restriction. Massil, ville riche et située sur les bords de cette route était donc une cible potentielle. D’ailleurs, les patrouilles de la garde elles-mêmes, très nombreuses, portaient sur le visage et les bras les marques de peinture blanche caractéristiques de Deimos le Dieu blanc maléfique. Nul doute qu’elles n’hésiteraient pas à tuer le cas échéant.

Öta était fier d’être arrivé seul à cette conclusion. Cela signifiait que les leçons de Saalyn commençaient à porter leurs fruits.

— Bonne déduction, lui confirma Saalyn. Et qu’en déduis-tu pour Lynn ?

— Lynn ?

— Lynn, la capitale, deux cents longes au sud.

— Lynn est isolée de la route et de ses dangers, bien protégée au cœur du royaume, elle n’a pas à prendre tant de précaution pour sa défense. Et en tant que capitale elle a un certain prestige à tenir. Je dirai qu’elle est à l’opposé de Massil avec des rues larges et droites.

— En effet. Lynn est une ville magnifique. Elle est moins peuplée que Massil mais plus étendue. Elle n’a pas le côté grandiose de Sernos, ni le charme lacustre de Kushan. Mais les Naytains savent construire de beaux monuments. Même la construction de la ville a été planifiée à la façon d’un gigantesque monument. D’ailleurs c’est à Naerre, sa banlieue, que vit le gros de la population. Seuls les nobles ont une résidence à Lynn.

— J’aimerais bien la visiter.

— Je t’y emmènerai un jour, promit Saalyn, peut-être même au cours de ce voyage si la piste nous conduit dans cette direction.

— Il y a des chances ?

— Contrairement à l’Yrian, la Nayt n’a aucune prévention contre l’esclavage. Ils n’en font pas le commerce. Mais il n’est pas interdit d’en posséder, d’en acheter ou d’en vendre. Même un Naytain peut se retrouver esclave. Il suffit qu’il n’arrive pas à honorer ses dettes par exemple, pour que tous ses biens soient vendus, sa famille et lui-même inclus.

— Charmant pays. Je comprends pourquoi la plupart des esclaves sont naytains dans ce monde.

— Ne sois pas trop sévère. Les beautés de la Nayt ne sont pas à négliger.

Ils arrivèrent devant le dernier établissement que Saalyn avait utilisé au cours de toutes ces années passées à enquêter. Ce n’était pas une simple auberge mais une hôtellerie de luxe, qu’elle utilisait rarement à cause du prix de ses chambres. Si celle-là aussi était pleine, elle serait obligée d’essayer dans des endroits qu’elle n’avait jamais visités. Heureusement, elle ne trimbalait pas tout son convoi lors de ses pérégrinations à travers la ville. Elle avait laissé ses bagages dans une écurie proche de la porte par laquelle ils avaient passé les murailles.

Elle laissa leur monture à la garde d’Öta. Hester endormi contre sa poitrine, elle entra dans l’établissement. Elle avait remarqué au cours des semaines écoulées, que la présence d’un bébé rendait souvent les aubergistes plus accommodants. Contrairement aux auberges qu’ils avaient visités jusqu’à présent, où la porte donnait dans une unique grande salle, cette hôtellerie disposait de deux entrées, une côté restauration et une côté hôtel, communicant par un grand porche. Elle était entrée par ce second côté. Le réceptionniste l’accueillit d’un sourire. Elle baissa l’écharpe qui lui couvrait le bas du visage depuis qu’ils avaient quitté le Chabawck.

— Guerrier libre ? demanda-t-il dans un helariamen impeccable.

— Nous sommes deux. Vous avez des chambres ?

— Bien sûr.

Il se retourna, prenant une clef pendue au tableau derrière lui. La dernière clef.

— Un grand lit, un berceau, une baignoire. On peut vous faire monter de l’eau maintenant ou plus tard.

— Maintenant pour la baignoire.

— Je préviens l’office.

Il fit tinter une petite cloche.

— Je n’ai jamais vu une telle diligence. On dirait presque que nous sommes attendus.

— Vous êtes bien la guerrière libre Saalyn, accompagnée de son apprenti Öta et d’un bébé ?

Surprise, Saalyn mit un moment à répondre.

— C’est bien ça.

— Votre chambre a été réservée il y a une douzaine de jours.

— Réservée ! Par qui ?

— Je l’ignore, je me contente de lire le registre.

Elle retourna le grand cahier et le lut. Il y avait bien une réservation à son nom, prévue suffisamment large pour tenir compte de variations dans sa vitesse de progression. Mais aucune indication sur la personne qui en était à l’origine.

— La chambre est-elle payée ? demanda-t-elle.

— Oui, pour la période complète. Chambre, repas, nourrice. Nous avons aussi du courrier pour vous.

Il lui passa une enveloppe scellée. Mal à l’aise, Saalyn la prit. Elle commençait à se demander si les autres hôtels qui l’avaient refoulée étaient réellement pleins ou s’ils obéissaient à des consignes. Elle examina le pli mais sans trouver d’indication sur sa provenance. Cela n’avait rien de surprenant, il y en avait rarement. Elle vérifia juste que le cachet n’avait pas été brisé. Mais ce ne semblait pas être le cas. Elle rejoignit Öta à l’extérieur.

— C’est bon, j’ai une chambre, dit-elle.

— Il était temps.

Il y avait une écurie à une demi-longe de là. Ils y conduisirent leurs chevaux, les laissant aux bons soins des palefreniers, puis revinrent avec leurs sacs.

La chambre était en tout point conforme à la description du réceptionniste. Elle était luxueuse, propre et semblait incroyablement confortable. Le matelas n’était pas en paille mais en laine, la baignoire et le berceau promis étaient bien là. À la grande surprise d’Öta, Saalyn porta une grande attention à la fenêtre. Son examen parut la satisfaire, elle semblait bien jointive.

— Le désert empoisonné n’est pas loin, expliqua-t-elle. Quand le vent souffle, il ne vaut mieux pas que le sable entre dans les maisons.

— Je comprends, dit Öta, il faut vérifier les fenêtres dans tout le pays.

— Non, seulement au nord de la route et une cinquantaine de longes au sud. Au-delà, tout le sable est retombé.

— Mais ce sable n’empoisonne pas tout en retombant ?

— Les pluies empoisonnées sont pires ici que partout ailleurs. Mais les poussières que tu respires le sont davantage.

— C’est pour ça que tu nous as fait enrouler cette écharpe autour de la bouche et du nez.

— La mort par la respiration de poussière de feu est vraiment horrible.

On frappa à la porte. Saalyn posa Hester sur le lit et prit son couteau. Öta ouvrit. Les précautions étaient inutiles. Ce n’était que l’eau pour le bain qui arrivait. Quatre grandes bassines furent versées dans le baquet en bois. Les domestiques repartirent aussi vite qu’ils étaient arrivés.

— Efficace, remarqua Öta, pourquoi as-tu choisi cette auberge en dernier ?

— À cause de son prix. Elle est trop chère pour ma bourse.

— Et tu vas faire comment là ?

— La chambre est payée.

— Par qui ?

— Je l’ignore, mais on s’en occupera plus tard.

Elle enleva son manteau et le jeta sur le lit, à côté d’Hester. Celui-ci croyant à un nouveau jeu, rigola.

— C’est quoi cette lettre ? demanda Öta.

— Quelle lettre ?

Elle regarda son manteau. Une lettre avait glissé de la poche intérieure.

— Ah, je l’avais oubliée.

Elle la prit et brisa le scellé. Son visage dessina un sourire.

— Maintenant je sais qui a réservé la chambre, dit-elle.

— Alors ? C’est quoi ?

— Une lettre de crédit. Mille-sept-cent-vingt-huit cels.

— Neiso ?

— La Résidence. Mais comment sais-tu que ça vient d’Helaria et pas d’Yrian ?

— Parce que des humains auraient envoyé une somme ronde selon leur numérotation, pas selon la nôtre.

— Bonne déduction, tu progresses.

— Donc la Résidence nous suit à la trace.

— De plus près que je ne l’aurais cru. Je n’ai pas fait de rapport depuis que nous sommes sur cette route.

— Comment savait-elle que nous allions arriver ici ?

— Je l’ignore. Mais j’ai ma petite idée.

Elle rangea soigneusement la lettre dans sa sacoche.

— Ça ne sert à rien que je m’énerve maintenant. Je ferai ma scène à Wotan quand je le verrai. Je propose que nous prenions ce bain.

— Moi d’abord ou toi ?

— Sale comme nous sommes, le second n’aura que de la boue. Elle est assez grande pour qu’on la partage.

Il est vrai que les deux derniers refuges étaient tout juste salubres, ils n’avaient pu se rincer de la poussière du chemin. Et après presque une douzaine de jours de chevauchée sans se laver, ils commençaient à sentir.

— Tu as assez d’énergie pour folâtrer dans l’eau ?

— Non, et toi non plus, répondit fermement Saalyn.

— Tu as raison, confirma prudemment Öta.

— Ce qui s’est passé entre nous était fantastique. Tu es un amant formidable. Je commence même à être jalouse de tes maîtresses. Et ce que tu m’as fait, j’en avais besoin, et toi seul pouvait le faire. Mais tu restes mon apprenti.

Elle s’assit sur le lit pour s’occuper d’Hester. Tout en le déshabillant, elle le chatouillait, ce qui lui arrachait des éclats de rire.

— Donc ça veut dire que ça ne se reproduira plus, continua Öta.

— Je ne vois pas pourquoi je m’infligerais une telle punition maintenant que je sais ce que tu peux faire. Mais tant que tu seras mon apprenti, non.

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