Chapitre 37 - Partie 1

8 minutes de lecture

Le voyage approchait de la fin. Tout au moins pour ce navire. Pendant qu’il remontait le Kush, Deirane était coincée dans sa chambre. Au cœur de l’Helaria, il ne fallait pas que sa présence soit découverte accidentellement. Jusqu’à ce que le navire double l’île d’Ystreka, loin au sud, Deirane avait pu rester sur le pont à son poste habituel. Elle avait pu admirer cette île, le but qu’elle voulait atteindre un an plus tôt. Mais le capitaine n’était pas passé assez loin de Neiso. Et un intercepteur avait quitté le port pour les rejoindre, obligeant la jeune femme à s’enfermer dans sa cachette.

Heureusement pour le capitaine, l’intercepteur avait fait le tour de la goélette, avait constaté les avaries et n’avait pas donné suite à l’infraction. Il avait même proposé son assistance. Le capitaine avait refusé, naturellement. Et l’intercepteur était reparti. Mais ils ne restèrent pas seuls longtemps. Un autre navire helarieal ne tarda pas à les rejoindre, celui-là était suffisamment grand pour recueillir tout l’équipage en cas de naufrage. Il naviguait de concert avec eux. En fait, il était arrivé trop vite pour que l’intercepteur ait eu le temps de rentrer au port pour faire son rapport et l’envoyer en assistance. Une fois de plus, le capitaine se demanda par quel moyen il avait appelé les secours. Il était sûr que Kushan était déjà prévenu de l’arrivée d’un navire en détresse et qu’un bassin de radoub avait déjà été réservé pour eux. Une fois l’île d’Ystreka dépassée, la goélette avait pu remonter vers le nord-est en direction du port.

En tout cas, voilà qui réglait le problème du lieu d’accostage. Avec une telle escorte, le navire négrier ne pouvait pas atterrir sur une côte isolée de la baie. Cela aurait aussitôt attiré l’attention des Helariaseny qui seraient venus voir ce qui se passait. Pire, ils risquaient de les suivre sans se montrer et de démonter toute l’organisation mise en place par l’Orvbel au Lumensten.

Kushan était bâtie sur un lac qui était séparé de l’océan par une mangrove. Elle était traversée par une dizaine de chenaux reliant le lac à l’océan. Mais le plus fréquenté était le cours principal du Kush, un petit fleuve côtier qui servait de frontière entre la province helarieal et les royaumes edorians. Soixante ans plus tôt, le tsunami qui avait ravagé toutes les côtes de l’océan avait durement touché la province. Et on en voyait encore les traces, si longtemps après, sur la rive edoriane. Mais du côté helarieal du fleuve, elles étaient depuis longtemps effacées. Les Kushanseny étaient eux même des edorians pourtant. Mais ils avaient bénéficié de toutes les ressources de la Pentarchie et avaient pu réparer les dégâts. Au moins sur la côte. Parce que plus loin dans les terres c’était différent. La forêt qui couvrait la moitié sud de l’ancien royaume n’avait été reconstituée que sur une fraction de sa surface d’origine. Et l’écologie de la région restait fragile.

La remontée du Kush ne dura pas longtemps. Le dernier tronçon de son cours ne faisait que quelques longes. Ils débouchèrent enfin dans le lac de Kushan. En réalité, la cité de Kushan n’était pas construite sur le lac, elle était le lac. Il était parsemé de plus d’un millier d’îlots dont la taille variait de minuscule à petite. Les plus petits n’accueillaient qu’un seul bâtiment. Sur les plus grands, plusieurs pouvaient s’y élever. Quelques monuments, dont le palais de la Confédération, s’appuyaient sur des arches qui reposaient sur plusieurs îles. L’ensemble était relié par une multitude de ponts. Aucun véhicule ne roulait dans les rues. Mais le transport se faisait principalement en barques qui pullulaient, il y en avait partout.

Naturellement, les navires ne pouvaient circuler que sur le cours du Kush et dans quelques voies larges spécialement aménagées, les milliers de ponts étaient trop bas pour que les mats passent dessous. Et le port était réparti dans ces voies accessibles.

Dès que le navire était entré dans la ville, une barque était venue à sa rencontre. Un pilote monta à bord. Il guida le navire jusqu’au bassin qui lui avait été assigné. Il était couvert comme la plupart des lieux où s’exerçaient une activité depuis que tombaient les pluies de feu. Les voiles furent ferlées. Des amarres lancées vers le quai furent rattrapées par des hommes qui halèrent le navire dans le bâtiment. Un caisson flottant fut amené devant l’entrée du bassin et immergé. Quand la forme de radoub serait vidée, le caisson se plaquerait contre les parois, assurant son étanchéité. Mais les pompes, actionnées par une éolienne installée sur le toit, allaient mettre une bonne journée pour évacuer l’eau.

Le temps que le commanditaire trouve un moyen pour continuer le voyage, Deirane serait coincée dans sa cabine. La route était hors de question. La Grande route du Sud s’arrêtait à cette ville. Plus exactement, sur la grande place du marché située sur la rive nord du lac. Et puis de toute façon, traverser le Kushan avec une esclave était trop risqué. Inévitablement, une patrouille leur tomberait dessus un jour. La seule option était la voie maritime, ce qui allait obliger à trouver un nouveau bateau. Les Helariasisy haïssaient viscéralement les pirates et autres personnes faisant le commerce de vies humaines. Aucun capitaine marchand de cette tribu n’aurait accepté de se rendre dans un port tel que l’Orvbel. Mais les Helariaseny n’étaient pas tous Helariasisy. Beaucoup venaient de nations détruites par les feythas soixante ans plus tôt et n’éprouvaient pas ces sentiments, certaines avaient même trafiqué quand elles existaient encore. Sans compter les nouveaux peuples qui n’avaient jamais connu l’époque où les pirates étaient maîtres de ces mers.

Deirane ne savait pas combien de temps elle allait rester dans sa cabine, mais cela ne devrait pas excéder une douzaine. Il était trop dangereux de la laisser sortir. Il suffisait qu’ils croisent une patrouille de gardes et qu’elle appelle à l’aide pour retrouver la liberté. Biluan ne voulait pas prendre un tel risque, même avec la menace que sa fuite faisait peser sur son bébé. Même le tillac lui était interdit. Une douzaine dans cet espace clos, minuscule, sans même un hublot pour lui faire respirer l’air extérieur. Elle qui avait toujours vécu au grand air, rien que cette idée la paniquait. Et comme l’enfermement avait commencé dès la rencontre avec l’intercepteur helarieal, elle avait eu le temps de s’énerver. Elle était si énervée qu’Ard avait fui la chambre. Parce que lui, au moins, pouvait sortir !

Elle n’avait pas réussi à tenir la promesse qu’elle avait faite aux marins. Avant même d’avoir atteint la pleine mer, Delbar était venu lui rendre visite dans sa chambre. Elle l’avait laissé la déshabiller puis caresser. Mais elle n’avait pas pu lui faire l’amour. Au dernier moment, elle s’était refusée à lui. Il n’avait jamais touché de femme, il était donc malgré tout reparti content. Avec les autres marins venus les jours suivants, elle n’était pas allée plus loin. Ils avaient finalement cessé de venir.

Au bout de deux jours d’enfermement, à tourner en rond comme un hofec en cage, c’est avec plaisir qu’elle accueillit le retour d’Ard. Après qu’elle lui eut fait quelques excuses, il reprit ses leçons. Au bout d’une douzaine et demi, le capitaine vint la prévenir de préparer ses affaires. Les choses bougeaient enfin. Même si cela signifiait se rapprocher de sa destination finale et de sa condition d’esclave, c’était aussi la fin de son enfermement. Avec Ard, elle emballa toutes ses robes dans des coffres qui ressemblaient à des caisses de transport, pour la discrétion.

La nuit tombait. Plus exactement, Deirane estima que la nuit tombait quand on vint la chercher. C’était Biluan, le commanditaire, qui vint.

— Tu changes de véhicule, dit-il, suis-nous.

— Où allons-nous ?

— Tu verras bien. Mais attention, on va peut-être croiser des patrouilles. Si tu cries, que tu les appelles ou n’importe quoi d’autre, tu ne reverras jamais ton fils. Tu as compris ?

Elle hocha la tête.

— D’accord. Alors enfile ça et vient.

Il lui jeta une grande houppelande qui lui couvrait entièrement le corps, avec une capuche pour lui masquer le visage et surtout le rubis sur son front et les diamants de ses joues. Avant qu’elle ait pu la rabattre, il lui donna une résille en or et argent avec un espace ménagé en son centre. Il était destiné à faire croire que la magnifique pierre rouge sang incrustée dans la peau était un bijou qu’elle portait. Elle remarqua que le commanditaire lui-même avait le visage et le dos des mains couverts de henné et qu’il avait enfilé la même tenue qu’elle, ainsi que les trois hommes qu’elle voyait derrière lui. Ils se faisaient passer pour un groupe de Sangärens accompagnant une de leur femme. Aucune troupe du guet ne prendrait le risque de les provoquer sans une bonne raison. Seul un vétéran connaissait les codes pour éviter de les vexer. Ard, lui, n’avait aucune tenue particulière. Il avait juste passé un manteau. Il n’était pas rare que les Sangärens utilisent les services de personnes extérieures lors de leurs déplacements.

Une barge transporterait les bagages de Deirane plus tard. La jeune femme partait maintenant par une autre voie. Ils remontèrent sur le tillac. Une passerelle permettait de passer sur la banquette supérieure du bajoyer. En sortant du bâtiment pour aller sur le quai, elle en profita pour jeter un coup d’œil à la proue du navire. Les travaux avançaient bien. Une partie des planches avait été enlevée ainsi que les deux membrures cassées. Les pièces de bois destinées à les remplacer avait déjà été amenées. Elles étaient déjà préformées, mais elles nécessitaient encore quelques ajustements avant d’être mises en place. Il y avait aussi beaucoup d’autres éléments qu’une novice comme la jeune femme ne pouvait pas identifier mais qui participaient certainement à la solidité du navire.

Les allées pavées de la ville rappelaient celles de Sernos. Mais la succession des ponts qu’ils traversaient lui donnait un exotisme qui la rendait fondamentalement différente de la capitale Yriani. Et si Sernos était organisée autour de quatre artères majeures, véritables boulevards si larges qu’une troupe en arme pouvait défiler en ordre, ici, la petite taille des îles limitait les voies à des rues faisant au maximum deux perches de large. Les bâtiments sur le côté, en pierre de taille, n’en avaient pas moins un certain cachet. Il n’y avait pas d’éclairage public, excepté au débouché des ponts – certainement pour éviter à certains de faire un plongeon dans les canaux – au moyen de ces mystérieuses boules remplies de liquide lumineux qui caractérisaient la Pentarchie.

Ils évitaient volontairement les quartiers animés où les Helariaseny en quête de plaisir allaient s’encanailler avec les marins de passage qui voulaient se distraire. Les endroits qu’ils traversaient étaient calmes, déserts et sombres.

Biluan lui pressa la main en guise d’avertissement. En face, une torche tenue par une main se balançait, éclairant la ruelle sombre. Il s’agissait certainement d’une patrouille. En effet, quatre gardes du guet venaient à leur rencontre. Ils étaient certainement armés, mais une grande cape les couvrait entièrement. Kushan était un port, ils étaient donc habitués à s’occuper principalement de bagarres de bar. Il ne fallait pas pour autant les sous-estimer. La communauté interlope habituelle dans ce genre de ville frontière pouvait se révéler dangereuse et plus d’une fois ils avaient dû se battre pour protéger leur vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0