Chapitre 36 - Partie 1

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Il était temps. Saalyn venait tout juste de poser son sac par terre, au pied du lit lorsque l’orage éclata. Le dernier monsihon de leur chevauchée s’était fait dans les roulements du tonnerre, elle craignait de finir leur étape sous la pluie. Elle avait les vêtements étanches nécessaires dans ses bagages, sorte de houppelande en tissu ciré qui couvrait tout le corps, mais elle préférait éviter d’avoir besoin de s’en servir. Les chaussons que l’on enfilait aux chevaux pour les protéger des flaques rendaient leur équilibre précaire, ils ne pouvaient plus être montés. Ils auraient fini à pied, leur équipage derrière eux. Sans compter toutes les précautions, une fois à l’abri, pour retirer leur équipement sans tout contaminer autour d’eux, et en particulier eux-mêmes, avec l’eau empoisonnée.

Le problème ne se posa pas, puisqu’ils arrivèrent à la taverne en gagnant la pluie de vitesse. La salle était bondée. Beaucoup de voyageurs, à l’annonce du mauvais temps, avaient retardé leur départ pour éviter de se faire surprendre. Ils étaient à la frontière du Chabawck, à la limite de la zone d’influence entre l’Yrian et la Nayt. Et une patrouille de chacune de ces puissances avait trouvé refuge au même endroit. Ils s’étaient regroupés chacun à un bout de la salle, s’ignorant ostensiblement. Mais Saalyn savait d’expérience que dès que l’alcool aurait suffisamment coulé, ils rouleraient ensemble sous les tables et c’est bras dessus, bras dessous qu’ils brailleraient leurs chansons paillardes. Elle ne pouvait pas leur en vouloir. Elle avait participé plus qu’à son tour à ce genre de beuverie. Les pluies tombaient parfois sans discontinuer pendant une douzaine et il n’y avait rien à faire dans ce genre d’établissement. Elle se souvenait même d’une fois qui aurait fait rougir de honte son jeune disciple. Elle s’était réveillée nue, dans un lit inconnu, enlacé par des bras inconnus, en compagnie de trois autres personnes, dont une femme. Et trois jours de sa vie s’étaient totalement effacés de sa mémoire. Ce n’était pas la seule chose qu’elle avait perdue cette fois-là, elle n’avait jamais pu retrouver ses vêtements et c’est enveloppée d’un drap qu’elle avait dû traverser la cour pour rejoindre sa propre chambre. Heureusement, ses bottes de cheval étaient bien rangées au pied de son lit. Mais elle avait dû faire une croix sur une paire de bottines en cuir blanc, à jamais disparue, qu’elle avait payée très cher à Sernos à peine deux mois plus tôt. C’est ça, qu’elle regrettait le plus. Ça et le fait qu’elle n’était jamais arrivée à se remémorer le nom du bel edorian qui la tenait dans ses bras à son réveil, ni ce qu’elle avait pu faire avec lui. Elle se souvenait juste qu’elle s’y trouvait bien. C’était d’autant plus vexant que lors de leurs rencontres ultérieures, lui se souvenait parfaitement d’elle.

Elle réserva une chambre. Il n’en restait plus que sous les toits. Elle aurait préféré interposer un étage de plus entre elle et le ciel, mais aussi près d’Oscard, elle était sûre qu’il n’y aurait pas de fuite. Qu’un client tombe malade à cause d’une tuile cassée, cela risquait d’être préjudiciable à la santé du gérant. Le petit royaume ne rigolait pas avec la loi. Hester calé sur la hanche, Öta à ses côtés, elle monta la visiter.

L’endroit semblait sain. Elle ne remarqua aucune trace d’humidité dans le toit, aucune auréole sur le sol, aucune odeur de moisi, ni rien d’autre qui aurait pu témoigner d’une entrée d’eau.

— C’est bon, je la prends, dit-elle.

Elle donna une pièce en os à la jeune fille qui les avait guidés jusqu’ici. Il était temps. La pluie qui couvait depuis plusieurs monsihons creva, tambourinant sur le toit. Heureusement qu’ils étaient à l’abri. Aussi loin à l’est, à moins d’une centaine de longes du désert empoisonné, les pluies de feu étaient bien plus dangereuses qu’en Yrian.

Saalyn posa Hester sur le tapis où il resta assis. Elle s’assit ensuite sur le lit. Elle enleva ses bottes de cheval. Elle fit jouer les orteils libérés de leur carcan avec un bien-être évident.

— Mal aux pieds ? demanda Öta d’un ton amusé.

— Bottes neuves, répondit-elle.

— Laisse-moi faire.

Il s’accroupit en face d’elle et lui prit un pied qu’il massa d’une main experte. Saalyn soupira de soulagement. Elle s’allongea sur le lit, laissant son disciple s’occuper d’elle.

— Tu as des doigts en or, dit-elle.

— On me l’a souvent dit. Tu es totalement nouée, dit-il en pourvoyant ses offices jusqu’au mollet. Tu présumes trop de tes capacités.

Elle ne répondit pas. Il continua jusqu’à ce que le muscle se détende totalement puis il passa à la seconde jambe. Quand il eut terminé son massage, comme elle ne réagissait pas, il crut qu’elle s’était endormie. Il se leva. Elle ouvrit les yeux. Un sourire sur les lèvres, elle lui tendit une main. Il l’attrapa et l’attira à lui pour l’aider à se lever.

— Merci, dit-elle, tu m’as fait du bien.

— Je suis à ta disposition.

— Fais attention, je pourrais te prendre au mot.

Elle alla se poster devant le miroir pour s’examiner. Elle avait encore le visage rouge. La pommade des domestiques des gems avait cessé de faire effet, il cuisait un peu. On lui en avait donné une bonne réserve, il faudrait qu’elle s’en remette. Elle avait de la chance. S’il l’avait voulu, Sarhol aurait pu lui carboniser la peau. Elle aurait guéri comme toujours. Quoique avec les gems ce n’était pas garanti, et avoir une balafre en travers du visage aurait été fortement handicapant. Sans compter la douleur. Les mains par contre étaient encore sensibles. Elle avait empoigné le gems pour essayer de se libérer. La brûlure était plus profonde. D’ailleurs, elle avait du mal à refermer les doigts pour saisir de petits objets, c’était douloureux. Öta était encore plus gravement atteint. Il avait voulu tirer l’épée contre la sœur. Hïmel n’avait pas été tendre avec lui. Ses poignets étaient couverts de cloques. Il faudrait plusieurs douzaines pour qu’il guérisse. Inutile de compter sur lui pour manipuler une arme lors des prochains jours.

Il avait voulu se battre avec un gems pour lui sauver la vie. Il ne manquait pas de courage. Elle était fière de lui. Quel guerrier libre il ferait quand il deviendrait maître. Mais cela n’aurait pas lieu avant une douzaine d’années. Dans l’immédiat, il n’était même pas guerrier libre en titre, il était juste un apprenti.

Pendant que Saalyn faisait le compte de ses blessures de guerre, Öta avait repris son examen approfondi de la chambre.

— Il n’y a qu’un seul lit, remarqua-t-il.

— Mais il y a un berceau.

Donc, pas d’obstacle entre elle et lui cette nuit. Il allait avoir du mal à dormir. Saalyn reprit Hester et le posa dans le berceau. Öta commença à déballer ses affaires. Il étala une tunique propre sur le lit. Elle jeta un bref coup d’œil sur ses préparatifs.

— Tu penseras à me faire monter de l’eau chaude ? demanda-t-elle.

— Tu ne veux pas faire un tour dans la salle ?

— Si, mais d’abord je voudrais me nettoyer un peu. Je me sens sale.

L’apprenti s’assit sur le bord du lit. Il regardait sa patronne encore face au miroir. Quelque chose le troublait en elle. Elle semblait inquiète, stressée. Cela faisait des années qu’il la suivait dans ses missions et elle avait toujours fait preuve d’assurance. Mais depuis qu’ils avaient repris la route, ces derniers mois, elle avait changé. Elle était tendue en permanence. Et ce soir, encore plus que d’habitude.

Il hésita avant de lui parler.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il. Je sens que tu ne vas pas bien.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Une impression. Et je ne suis pas le seul. Wotan aussi est inquiet pour toi.

Elle se retourna brutalement.

— Tu parles de moi avec Wotan ! Dans mon dos !

— Calme-toi. Personne ne cherche à t’évincer. Wotan te fait toujours confiance. Mais il est inquiet parce que tu comptes pour lui. Et moi aussi je tiens à toi.

L’expression de colère qui s’affichait sur le visage de la stoltzin se radoucit.

— Assieds-toi, dit-elle.

— Je suis déjà assis.

La réponse sembla la perturber un instant.

— Depuis que tu m’as rejointe à l’ambassade, je ne suis pas honnête avec toi.

— En quoi n’as-tu pas été honnête ? demanda-t-il.

Saalyn hésita. Elle se passa la langue sur les lèvres, de nervosité, ce qui n’échappa pas à l’apprenti.

— Je tiens à m’excuser, dit-elle enfin.

— T’excuser, mais pourquoi ?

— Ces derniers mois, j’ai joué avec toi. À plusieurs reprises, je t’ai mis mal à l’aise. Je n’avais pas le droit de t’infliger ça.

— Ce n’est pas grave.

— Si. C’était cruel. Si une autre femme que moi s’était comportée comme je l’ai fait, tu aurais été en droit d’attendre quelque chose de sa part. Et tu n’aurais pas hésité. Moi, je me suis contentée de t’échauffer les sens, sans rien en échange. Je m’excuse pour tout ça.

Öta était gêné. Les regrets de Saalyn le mettaient plus mal à l’aise que son petit jeu. Il était néanmoins soulagé qu’elle y mette fin.

— Il n’y avait pas que des inconvénients, dit-il. Dans les réunions d’apprentis, je pourrai me vanter d’avoir vu la célèbre Saalyn à sa toilette. Je vais leur dire quoi maintenant ?

Elle rit de la plaisanterie.

— Comme dans ces tableaux légendaires que peignent les humains, telles les nymphes se baignant dans un lac.

— Pas tout à fait non. Tu n’es pas un tableau. Et puis tu es bien plus belle que ces nymphes.

— Merci. Tu es gentil.

Öta méditait les paroles de la stoltzin. Elle était toujours nerveuse. Pour se donner une contenance, elle alla jouer un peu avec Hester. Le petit jeu que Saalyn menait avec lui depuis quelques mois le mettait mal à l’aise. Il avait espéré qu’elle arrêterait une fois qu’elle se serait envoyée en l’air entre les bras d’un beau mercenaire rencontré sur les routes. Il avait d’ailleurs mis beaucoup d’espoir en Banerd. Mais il avait été déçu sur toute la ligne. Il n’y avait pas eu de soldat viril et Banerd avait fait choux blanc. Une idée sur la question commençait à prendre forme dans son esprit.

— Saalyn, demanda-t-il, j’ai une question à te poser, mais tu n’es pas obligée de répondre.

— Bien sûr, pourquoi je ne répondrais pas ?

— Ça concerne ta captivité chez Jergo.

Bien qu’elle lui tourna le dos, il la vit se raidir aussitôt. Elle mit très longtemps avant de briser le silence.

— Vas-y, dit-elle enfin, pose ta question.

— Tu es sûre ?

— Je t’ai dit de la poser ta question. Alors pose-la !

— Non, ce n’est pas une bonne idée. Excuse-moi.

— Öta !

— Bon d’accord. Mais ne te sens pas obligée de répondre. Je sens que tu ne vas pas bien.

— Tu l’as déjà dit.

Elle prit Hester dans ses bras pour aller le coucher. Puis elle se tourna vers lui et s’appuya au petit lit. Elle regarda le stoltzen qui commençait à regretter d’avoir engagé la discussion dans cette direction.

— Combien as-tu eu d’amants à l’ambassade ?

Il put nettement voir le soulagement qu’elle éprouvait. Mais il savait qu’elle avait compris que ce n’est pas ça qu’il voulait lui demander.

— Aucun, répondit-elle.

Exactement ce qu’il craignait.

— Aucun ?

— Je ne supportais plus que l’on me touche.

Il se demanda pourquoi il avait mis si longtemps à le comprendre. Enfin, il était trop tard pour avoir des regrets. D’un autre côté, comment un petit jeune comme lui, simple apprenti pouvait-il imaginer que la célèbre Saalyn pouvait avoir besoin de son aide.

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