Chapitre 35 - Partie 2

9 minutes de lecture

Le commanditaire montra l’immense espace entre Kushan et le Lumensten.

— Il n’y a pas un port où on pourrait faire relâche dans cette zone ? Ces territoires ne sont pas helarieal.

— Des ports de pêche, rien de plus. Ces territoires sont peu peuplés. La plus grande communauté fait je crois à peine cinq cents habitants.

— J’ai entendu dire qu’ils exportaient énormément de viande, de céréales et d’objets artisanaux. Comment font-ils ?

— Il est plus facile pour eux d’aller les vendre à Kushan. D’ailleurs je crois que la totalité de leur production est achetée par l’Helaria.

— Je vois.

Biluan se frottait le menton tout en examinant la carte. On aurait dit qu’il essayait par la pensée de faire apparaître un port qui n’existait pas.

— La Tour, dit-il enfin.

— Mauvaise idée, répondit le second. Le Lumensten est l’endroit le plus dangereux de ce monde. Il est en plein chaos. Les pentarques doivent se mordre les doigts de l’avoir intégré à leur empire. Les seuls navires qui y font relâche ne gèrent que les lignes intérieures. Vous n’y trouverez aucun moyen de continuer vers l’Orvbel.

— Il y a une route qui relie l’Orvbel au Lumensten.

— Depuis La Tour, elle est inaccessible. Les chefs de guerre qui contrôlent le territoire veillent bien à ce que la Pentarchie ne puisse pas interférer avec leurs affaires.

— Si vous deviez choisir un port, dans lequel iriez-vous ?

— Kushan, c’est une grande ville, très ouverte sur l’extérieur, la seule du pays accessible par la mer et par la terre à la fois. Il est impossible de contrôler tout ce qui s’y passe. De plus, le commerce y est très actif. Vous trouverez facilement un navire à destination de l’Orvbel. Au pire, vous pourrez en affréter un. Il sera facile, moyennant quelques précautions, de transborder votre marchandise. Et moi je serai assuré d’une réparation rapide et de qualité.

— Kushan ?

— C’est le meilleur choix.

Tout en regardant la carte, Biluan réfléchissait à voix haute.

— En plus, disait-il, vu le nombre de chenaux qui relient le port à la mer, ils auraient du mal à nous mettre la main dessus.

— Si nous sommes pris en chasse par la marine helarieal, remarqua le capitaine, peu importe le nombre de chenaux.

Il roulait la carte en disant cela. En la rangeant, il butta sur Deirane qu’il n’avait pas vu. Il poussa un juron.

— Naturellement, il ne faudra pas qu’elle fasse de bruit pendant le transbordement. Sinon, nous risquerions de voir la garde de la ville rappliquer. Je ne tiens pas à décorer les vergues de mon propre bateau pour avoir fait du trafic d’esclave en l’Helaria.

— Ne vous inquiétez pas, expliqua le commanditaire. Nous détenons son fils que nous avons fait parvenir en Orvbel par un autre trajet. Elle sait qu’elle n’a qu’un seul moyen de le revoir. Et puis les Helariaseny ne pratiquent pas la pendaison.

La méthode utilisée dans la Pentarchie, la décapitation, ne semblait pas meilleure au capitaine.

Biluan restait circonspect. Il n’était pas satisfait des solutions proposées.

— Et nous déposer en dehors d’un port ? demanda-t-il.

— Ou voulez-vous aller ?

Le capitaine reposa la carte sur la table. Le commanditaire montra un point au fond de la baie de Kushan, un peu à l’est du Lumensten.

— Ici. En remontant d’une centaine de longes vers le nord, on arrive à proximité d’un district sous le contrôle de l’Orvbel.

— Une centaine de longes à pied, c’est long. Surtout qu’il n’y a pas de route orientée du nord au sud. Les principales vont d’est en ouest. Vous traverserez des plaines quasiment désertes.

— C’est justement ça l’intérêt.

— Très bien. Je peux essayer de vous déposer là, dit le capitaine. Mais la baie de Kushan est très surveillée. Si on est repéré, on devra se rabattre sur un port.

— On verra bien.

— D’accord. Mais je ne garantis rien.

Le capitaine enroula la carte.

Si le châtiment de la vigie avait été repoussé, c’est parce qu’il voulait que Deirane y assiste. Elle resta le reste de la journée et la totalité de la nuit à trembler sur son lit, sous les soins attentifs d’Ard, qui essayait de la réconforter. Le second n’avait pas été aussi cruel que le commanditaire. Il n’avait pas cherché à frapper aux points sensibles. La plupart des chocs électriques qu’elle avait reçus se situaient dans le dos. Et ses hurlements avaient mis fins à la punition sans que personne n’ait à intervenir. Et c’est lui l’avait prise dans ses bras pour la ramener dans sa cachette. Il avait eu pitié d’elle.

La vigie, par contre, n’avait bénéficié d’aucune clémence. Il avait été attaché face au mât de misaine, dénudé jusqu’à la ceinture. Son bourreau lui avait glissé un morceau de bois entre les dents. Puis il s’était reculé tout en déroulant son fouet. Il avait bien pris son temps pour se préparer, faisant durer le suspense. Deirane avait les jambes flageolantes. Elle s’estimait responsable. Quand le fouet claqua sur la peau, elle blêmit. L’homme serra les dents sous la douleur. Une trace sanguinolente lui barrait le dos. Le deuxième fut long à venir. Le bourreau laissait monter la tension, il laissait à la peur le temps de se développer. Au troisième, elle enfouit son visage contre l’épaule d’Ard. Mais Biluan lui saisit la tête et la tourna vers le supplicié.

— Regarde au contraire, c’est de ta faute s’il est là.

Elle regarda, c’était le moins qu’elle pouvait faire pour ce pauvre homme, mais elle n’en détesta que d’avantage son geôlier. Lors des derniers coups de fouet, il ne réagissait plus. Il avait cessé de crier depuis un moment déjà, mais là, il ne gémissait même pas quand la lanière de cuir lui mordait les chairs. Sur son dos, les balafres s’étaient fondues en une masse ensanglantée où plus aucun morceau de peau n’était intact. Elle connaissait l’effet du fouet. Saalyn lui avait raconté ce qu’elle avait ressenti quand une peine similaire lui avait été infligée, l’année précédente. Mais le voir était bien pire. Elle avait envie de vomir. Et de pleurer.

La punition achevée, le bourreau enroula son fouet. La vigie, inerte, fut détachée et emmenée dans le poste d’équipage pour y être soignée. Deirane se précipita alors dans sa cabine. Elle se jeta sur son lit et se mit à pleurer.

Ce n’est que le lendemain soir que Deirane fut autorisée à voir le supplicié. Entre temps, elle put constater que le comportement de l’équipage avait changé à son égard. Ils l’évitaient. Quand elle allait quelque-part, ceux dont la présence n’était pas requise pour la bonne marche du navire partaient. Les autres ne lui jetaient même plus un regard. Alors que quelques jours plus tôt elle ne songeait qu’à les fuir, cette attitude l’attrista. Pire, elle la blessa.

À sa demande, Ard l’avait amenée à la nuit tombante dans les quartiers de l’équipage. C’était un espace étroit, à l’avant du navire, juste sous le pont. Les marins y étaient les uns sur les autres. La plupart se reposaient dans leur hamac. La vigie, elle, avait été allongée sur le ventre sur un grand coffre recouvert d’une couverture. Les blessures de son dos avaient été nettoyées. Les chairs n’étaient plus que lambeaux. La peau arrachée avait mis les muscles à vif. Elle doutait qu’il survive. Il s’accrochait cependant.

En le voyant ainsi, alors qu’il était si joyeux quelques jours plus tôt, elle ne put retenir quelques larmes. Il dut l’entendre venir, car il ouvrit les yeux. Il la regarda. Puis il tendit la main vers elle en murmurant quelque chose, trop bas pour qu’elle entende.

— Que veut-il ? demanda-t-elle.

— Que tu t’approches, je suppose, répondit Ard.

Elle fit quelque pas vers lui. Un marin s’était redressé sur un coude, il la vit hésiter.

— Va plus près, dit-il d’une voie dure, tu lui dois bien ça. C’est de ta faute s’il est dans cet état. Il est esclave, comme nous tous. Il est dans un navire depuis ses dix ans. Il n’a jamais touché une femme de sa vie.

Elle retint une exclamation de surprise en comprenant ce qu’on attendait d’elle. Il avait raison, elle lui devait bien ça. Elle n’était pas sûre d’y arriver, mais elle devait absolument retrouver la sympathie de l’équipage, sinon la suite du voyage serait un enfer. Elle prit sur elle et réduisit la distance qui la séparait du mourant pour se mettre à sa portée.

Elle se raidit, s’attendant à devoir se forcer à supporter le contact. La main qui se posa sur ses fesses n’avait aucune vigueur. Même Dresil, quand il la caressait, manifestait plus de fermeté dans sa douceur. Au lieu de dégoût, c’est de la pitié qu’elle éprouva. Elle se mit à pleurer.

— Je suis désolée, dit-elle, je ne voulais pas ça.

Elle sentit la main glisser le long de sa cuisse. Mais ce n’était pas une caresse, il n’avait plus la force de la garder levée. Elle la rattrapa et la ramena d’où elle était tombée. Elle prit soin de la glisser sous le tissu de la jupe qui remonta presque jusqu’à la taille. Elle savait qu’elle s’exposait aux regards, mais elle s’en fichait. Surpris de ce cadeau qu’elle lui offrait, l’homme ouvrit de grands yeux. Un sourire béat éclairait son visage. Elle resta là un long moment, offrant un dernier plaisir au condamné.

Il eut un dernier spasme. Puis il s’amollit. Il cessa de respirer. Sa main devint toute molle sous la sienne. Deirane se mit à pleurer.

— C’est fini, dit Ard, il est mort.

Elle ne réagit pas. Le marin qui l’avait interpellée se leva et la rejoignit.

— Il a raison, petite sœur, dit-il, c’est fini pour lui.

Il dégagea la main du mort et ramena le bras le long de son corps.

— Au moins il est mort heureux, ajouta-t-il.

— Je ne savais même pas son nom, dit-elle.

— Astar, il s’appelait Astar.

— Je suis désolée Astar.

Ard lui entoura les épaules d’un bras. Elle se laissa entraîner.

— Nous non plus nous n’avons jamais touché de femme, lança le marin.

Elle ne passa pas la porte. Se dégageant de l’étreinte de l’érudit, elle resta immobile un long moment. Elle prit une longue respiration, puis elle se tourna face au quart de repos. Elle rajusta sa tenue. Enfin, elle avança jusqu’au centre de la petite pièce, l’air résolue.

Surpris, les marins se redressèrent dans leur hamac. Ard se demandait à quoi elle jouait.

— Que fais-tu ? demanda celui qui semblait être leur meneur.

— Combien d’entre vous ont déjà touché une femme ? demanda-t-elle.

Un seul leva la main, tout au fond.

— Montre-leur comment on fait, ordonna-t-elle.

Elle leva les bras et ferma les yeux.

À sa grande surprise, ils furent presque respectueux. Des mains se posèrent dans son dos, sur sa taille, son visage ou ses bras. Ses jambes aussi furent l’objet de caresses, mais aucune ne s’aventura sur sa poitrine, ses fesses ou entre ses jambes. Personne ne tenta de lui ôter son corsage ou sa jupe. Au bout d’un moment, elle sentit qu’un poigne solide lui avait attrapé le bras et la tirait hors du groupe.

— Pas comme ça, dit leur porte-parole.

— Je ne vous plais pas ?

— Si. Nous avons transporté des dizaines de femmes sur ce bateau. Aucune n’était aussi belle que toi. Et aucune ne s’est jamais inquiétée de notre existence. Nous n’avons jamais connu de femme dans notre vie. Et si je suis sûr d’une chose c’est que le jour où ça se produira, ça ne sera pas comme ça. Je serai seul avec elle et elle se donnera à moi parce qu’elle le voudra.

— D’accord, répondit Deirane.

— D’accord pour quoi ?

— Pour procéder ainsi.

Elle dégagea son bras pour rejoindre Ard dans l’encadrement de la porte.

— Je m’appelle Delbar, lança le marin avant qu’elle sorte.

De retour dans sa cabine, le vieil érudit la félicita.

— C’est un coup de maître que tu as fait, là maintenant, tu vas avoir tout l’équipage à tes pieds.

— Merci, répondit-elle d’un ton sec.

— Juste une question, comment savais-tu qu’ils ne te violeraient pas ?

— Je ne le savais pas.

Ard fut surpris de la dureté du ton avec lequel elle répondit. Il était ravi aussi. La Deirane impitoyable qu’il avait entraperçu une douzaine plus tôt venait de réapparaître. Et contrairement à la fois précédente, il adorait ça.

— Ne t’inquiète pas, continua-t-elle, toi aussi tu auras ta part.

— Oh, moi je suis un vieil homme. À mon âge, on n’est plus que contemplatifs.

— Alors, je te donnerai de quoi contempler, dit-elle en détachant son corsage.

Tout d’un coup, Ard se souvint pourquoi alors il n’avait pas apprécié cette nouvelle Deirane.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0