Chapitre 34 - Partie 1

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Cela faisait un peu plus d’une douzaine que Saalyn et Öta avaient quitté l’Yrian. Ils étaient au milieu du Chabawck, le territoire des bawcks. Ce peuple, farouche, restait invisible. Il évitait les abords de la grande route, préférant rester dans les plaines ou les forêts plus éloignées. Mais régulièrement, on pouvait voir les chemins qui menaient à leurs campements. Même s’ils restaient discrets, ils n’en commerçaient pas moins avec les autres peuples. Maîtres dans l’art de la forge, et d’autres arts nécessitant l’usage du feu, ils avaient de nombreux clients. Le verre qu’ils fabriquaient était transparent contrairement à celui trouvé partout ailleurs. Ils fournissaient les plaques équipant les distillateurs solaires qui purifiaient l’eau polluée par les pluies de feu. Saalyn se dit que ce ne serait pas une mauvaise idée de faire réparer son épée. Elle avait beau en prendre soin, son usage l’abîmait. Elle était ébréchée. Les bawcks savaient comment la refondre partiellement pour remettre du métal là où il avait sauté.

La nature autour d’eux était déprimante. Les pluies de feu arrosaient régulièrement ces plaines. Mais elles étaient aussi irriguées par de nombreuses rivières qui provenaient des montagnes loin au nord. Et si la végétation était malsaine, elle existait. La plupart des arbres étaient mourants, mais ils s’accrochaient. Les plantes arrivaient à se reproduire avant que la maladie du feu, ou son équivalent végétal, ne les emportent. Il y avait aussi des animaux, des insectes principalement et quelques reptiles proches des lézards et serpents. Mais aucun oiseau ne volait dans les branches en chantant, aucun prédateur ne rugissait dans les forêts et aucun troupeau d’herbivores ne sillonnait la savane en broutant les herbes du sol comme autrefois.

Les voyageurs qu’ils croisaient, les caravanes qu’ils rattrapaient et même les patrouilles de l’armée yriani, outre qu’ils confirmaient qu’ils suivaient toujours la bonne piste, constituaient une distraction bienvenue dans cette désolation. Vivement qu’ils atteignent les premiers royaumes humains ! La nature n’était pas en meilleur état, mais au moins, il y aurait de la vie.

Öta attira l’attention de Saalyn en l’appelant doucement. Perdue dans ses pensées, elle ne l’entendit pas tout de suite. Enfin, elle tourna la tête vers lui.

— Tu avais bien dit qu’aucun ptérosaure ne vivait dans cet endroit ? demanda-t-il.

— Aucun ptérosaure ni rien d’autre qui vole.

— Alors c’est quoi ça ?

Le jeune stoltzen avait l’œil perçant, parce que Saalyn distinguait à peine la tache noire que lui montrait son disciple. Mais il avait raison. Plusieurs êtres volaient en formation, en provenance du nord. Vu la distance, ils devaient être gros, ce qui expliquait que Öta n’ait pas envisagé les oiseaux.

— Ce ne sont pas des ptérosaures, corrigea Saalyn, ce sont des gems.

— Des gems ? Je n’en avais jamais vu voler ainsi.

— Chez nous, il y en a certains qui portent des ailes.

— Je sais, mais je ne les ai jamais vus voler en groupe comme ça.

Saalyn les observa un moment.

— Je me demande où ils vont. C’est trop à l’est pour l’Helaria, trop à l’ouest pour la Nasïlia. Et les premiers royaumes sur cette route sont à plus d’une centaine de longes à l’est.

— Peut-être l’Orvbel, où les royaumes de la Vunci, proposa Öta.

— Peut-être, mais qu’iraient-ils y faire ? Aucun gems ne vit là-bas.

Ils continuèrent leur chevauchée, surveillant la formation dans sa progression. Ils se rapprochaient, on commençait à distinguer l’anatomie des membres du groupe. Au bout d’un calsihon, il n’y avait plus aucun doute sur leur destination.

— Je crois que c’est nous leur cible, dit Öta.

— J’en suis sûre, répondit Saalyn, depuis un moment.

Il fallut un autre calsihon aux gems pour atteindre les voyageurs. Lorsque le premier se posa devant eux, Saalyn retint sa monture. Les onze autres atterrirent derrière lui. Un couple d’humains, une jeune femme et un homme, les accompagnaient. Des esclaves certainement. Mais souvent il valait mieux être esclave d’un haut gems qu’homme libre dans certains royaumes de l’est. Ces deux-là avaient l’air satisfaits de leur sort, absolument pas effrayés par leur escorte.

La femme attira l’attention d’Öta parce qu’elle était exotique, d’un type qu’il n’avait jamais vu sur les bords de l’Unster, ni nulle part ailleurs. Elle était petite et menue, de longs cheveux noirs, le teint tirant sur le jaune et les yeux bridés. Au début, il l’avait prise pour une adolescente. Mais il se rendit vite compte de son erreur. Elle était adulte et même mûre, mais encore en âge d’enfanter.

Le porte-parole du groupe était grand mais sans être un géant, une tête de moins que le jeune guerrier libre. Son corps était musclé. Parmi les humains ou les stoltzt, il serait passé pour beau. Mais son teint de peau, très sombre avec des reflets violets, le désignait clairement comme un représentant des anciens peuples. Et la chaleur que son corps rayonnait l’écartait définitivement des stoltzt. Il avait replié les ailes dans son dos pour s’avancer. Comme tous les représentants de son peuple, il allait totalement nu. Les vêtements n’étaient pour lui qu’un cache-misère pour les peuples inférieurs. Mais cela ne lui conférait aucun air de faiblesse. Bien au contraire, les muscles qui roulaient sous sa peau étaient davantage effrayants. En outre, cela permis de constater qu’il était asexué : il n’avait pas choisi le sexe qu’il garderait sa vie durant. Il n’était donc pas un haut gems, juste un gems. Il n’avait donc qu’un statut inférieur au sein de la société gems, à peine supérieur aux esclaves qui l’accompagnaient, mais il se mettait ainsi à l’écart des luttes continuelles qui agitaient les nobles.

— Tu es le grand maître guerrier libre Saalyn ? demanda-t-il.

— En personne, répondit-elle.

— Mes maîtres veulent te voir.

Saalyn savait qu’il ne servait à rien de protester. Son maître avait demandé à ce qu’on l’amène à lui. Il amènerait la stoltzin à lui. Elle ne pourrait rien faire pour s’y opposer. Un gems seul était déjà un adversaire redoutable, alors douze. Sans compter que si elle se faisait un ennemi d’un haut seigneur gems, il la pourchasserait jusqu’à la mort. Elle serait obligée de se terrer dans la Résidence jusqu’à la fin de sa vie.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Öta.

— Un haut gems veut nous voir.

— Je croyais que les feythas les avaient exterminés.

— Ils l’ont fait. Mais ils en ont oubliés quelques-uns. Et puis, il y a peut-être de nouveaux postulants au titre. N’importe quel gems standard peut se décider pour un sexe définitif et devenir haut gems.

— C’est vrai. Que fait-on ?

— On les accompagne.

Elle s’adressa à nouveau au gems qui avait patiemment attendu que les deux guerriers libres confèrent ensemble.

— Qui sont tes maîtres ? demanda-t-elle.

— Ils vous le diront eux-mêmes.

Là aussi, il ne servait à rien d’insister.

— Comment voyagerons-nous ?

— En volant.

— Nos chevaux ne peuvent pas voler.

— Ils resteront ici.

Voilà qui expliquait la présence de l’homme, il allait s’occuper de leurs affaires jusqu’à leur retour.

— Lui aussi reste ici, reprit le gems en désignant Hester.

Saalyn éprouva un moment de panique. Séparée du bébé, jamais. Mais là aussi, il ne servait à rien de refuser. Elle regarda la femme s’avancer vers elle. Elle remarqua alors son corsage lacé, maintenant des seins gorgés de lait. Elle ne s’en était pas rendu compte plus tôt, car elle était très menue. Mais elle était bien là en tant que nourrice, les gems avaient tout prévu. Elle n’avait pas de nourrisson avec elle. Saalyn se demanda si elle l’avait laissé dans le domaine de son maître ou si elle l’avait perdu. Beaucoup d’enfants humains mourraient la première année de leur vie, même en Helaria. L’air passif qu’elle avait en arrivant et l’avidité avec laquelle elle regardait maintenant Hester lui fit pencher pour la deuxième solution. Ce n’était pas par obligation qu’elle venait ici. Ses maîtres avaient voulu lui faire plaisir, ou ils croyaient le faire ? Elle faisait donc partie de leurs préférées.

Elle donna le bébé à la femme qui s’avançait. Elle le prit et le dorlota un moment. Hester tendit la main vers Saalyn, un peu inquiet de passer dans des bras inconnus. Mais la nourrice était douce, elle savait s’y prendre avec les enfants. Elle le berça doucement. La stoltzin enregistra la méthode pour plus tard.

— Que fait-on ? demanda Öta.

— Je te conseille de mettre ta tenue la plus chaude. Il fait froid là-haut. Ah ! Et puis enfile quelques tuniques à manches longues. Les gems ont le corps chaud, à peine en dessous de l’eau qui bout. Tu apprécieras d’avoir plusieurs couches de tissus entre ta peau et leurs mains.

Elle suivit elle-même son conseil, enfilant plusieurs tuniques les unes sur les autres et finissant par une épaisse veste molletonnée qu’elle tira de son paquetage. Elle ramena ses cheveux en un chignon qu’elle fixa par une épingle, puis elle termina par une chapka qu’elle rabattit sur ses oreilles et fixa sous le menton. Ainsi engoncée, elle paraissait toute petite, presque aussi jeune que Deirane. Öta l’imita avec retard.

Quatre gems s’avancèrent, deux par stoltz. Saalyn s’aperçut que ceux-là étaient habillés, une tenue en cuir épais, étroitement ajustée qui leur couvrait tout le corps, y compris les mains. Seule la tête, et naturellement les ailes, restaient libres. Son épaisseur indiquait la présence d’une doublure, certainement de l’amiante. C’était une bonne nouvelle. Quand elle était une toute jeune guerrière, lors de sa première escorte, Saalyn avait cédé aux avances d’un gems. On l’avait prévenue, mais elle n’avait pas écouté. Il était si beau. Elle l’avait bien regretté. Elle s’en était sortie de justesse avec des brûlures partout sur le corps, certaines assez graves. Elle avait fini le voyage dans une litière, à mi-chemin entre la vie et la mort. Et il avait fallu plusieurs mois avant que les traces de cette expérience s’effacent totalement. Au moins, cela n’arriverait pas aujourd’hui.

Deux gems se mirent de part et d’autre d’elle, ils la prirent par la taille. Elle passa un bras autour de leurs épaules. Elle sentait bien la chaleur qu’ils dégageaient, c’était désagréable mais sans plus. Elle savait cependant qu’une fois en l’air, dans le froid glacial, elle apprécierait leur contact. Ils prirent leur élan. La dernière fois qu’elle avait été emportée par des gems, elle avait été attrapée par les bras. Au décollage, elle avait cru qu’ils allaient s’arracher. Rien de tel aujourd’hui. Ils la soulevèrent en douceur. Elle sentit que ses pieds quittaient le sol. Elle tourna les yeux vers le bas, regardant les chevaux devenir de plus en plus petits, pas plus gros que des fourmis. Le chef du groupe et un autre gems d’escorte accompagnaient l’expédition.

Elle aimait se déplacer de cette façon. Vu d’en haut, leur monde était si beau. On ne voyait pas les ravages laissés par les feythas. Et la vue s’étendait bien au-delà de l’horizon. Vers l’ouest, la moitié du Chabawck s’offrait à son regard. Et vers l’est, les premiers royaumes humains semblaient si proches alors qu’ils étaient encore à plusieurs jours de voyage. Elle avait trouvé dans les archives de la bibliothèque, à Jimip, les plans d’une machine planante ainsi que son mode d’emploi. Et depuis quelques années, la Pentarchie avait la technologie pour la fabriquer. Mais les ressources nécessaires étaient utilisées par la marine. Elles étaient trop rares pour être gaspillées dans des loisirs. Un jour viendra où ce ne sera plus le cas. Elle espérait que cela se ferait de son vivant. D’ici là, il restait les gems.

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