Chapitre 33

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La goélette continuait sa descente de l’Unster. Comme d’habitude, Ard s’était levé aux aurores. Et comme d’habitude, lorsque Deirane se leva, beaucoup plus tard, il avait pendu ses vêtements pour la journée à la porte de l’armoire. Bien que la pièce soit vide, elle s’enveloppa dans un drap pour se lever. Elle décrocha la tenue et l’examina. Écœurée, elle la jeta sur le lit.

— Il rêve, murmura-t-elle, je ne monterai jamais sur le pont avec ça.

Elle ouvrit l’armoire et en choisit une, à peine plus grande, mais qui avait le gros avantage de lui couvrir les seins. Puis elle alla prendre sa douche quotidienne du matin, une habitude qu’elle avait prise pendant son séjour à l’ambassade. Deux calsihons plus tard, elle rejoignait le mess pour le repas du matin.

La pièce était vide, elle était la seule prendre le petit-déjeuner aussi tard à bord. Mais elle savait que quelque chose avait été mis de côté pour elle. Ard devait la surveiller, car il entra juste à ce moment. Il était accompagné du commanditaire. En la voyant, son visage exprima de la surprise. Et de l’inquiétude aussi.

— Ce n’est pas la tenue que je t’ai choisie, dit-il.

— Je préfère celle-là, répondit Deirane.

— Il vaudrait mieux que tu retournes te changer.

— Non.

Le commanditaire s’avança d’un pas, se plaçant devant Ard.

— Laissez-moi, régler ça, dit-il.

— Ce n’est pas la peine, répondit Ard, elle va se montrer raisonnable.

— Je vous ai dit : laissez-moi régler ça !

Ce n’était plus une requête mais un ordre. Deirane n’était pas rassurée, mais elle savait qu’il ne pouvait pas la tuer, ni la blesser. La frapper ? Elle pouvait le supporter. Le drow lui avait infligé bien pire. Elle se raidit, attendant les coups.

L’attitude d’Ard qui semblait au bord de la panique inquiéta la jeune femme. Mais l’objet que Biluan sortit d’une poche intérieure de sa veste semblait inoffensif. Il était constitué d’une tige courte et épaisse, ressemblant à une grosse matraque, terminée par deux pointes à une extrémité. Il donnait l’impression d’être peu dangereux

— Deirane, obéis, tenta Ard une dernière fois.

Elle ne bougeait pas. Mais, le ton suppliant de son instructeur commençait à lui faire peur.

— Votre dernière chance est passée, dit le commanditaire.

Sans se presser, il la rejoignit.

— Les feythas ont inventé cet objet pour maîtriser les individus rebelles sans les tuer. Les Helariaseny possèdent la technologie pour le reproduire, mais ils l’assimilent à un instrument de torture et n’en fabriquent pas. Sauf au Lumensten où les chefs de bandes s’en servent pour punir ceux qui les déçoivent.

Sans prévenir, il lui appuya les deux pointes contre une zone de peau nue, à l’épaule. La brûlure arracha un cri de douleur à Deirane qui s’écarta.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle.

— On appelle ça, une matraque électrique.

Un pas le ramena à la jeune fille. Il la toucha une seconde fois, au ventre ce coup-ci. Elle recula, tentant de se protéger. Mais l’homme attaqua à autre un endroit. Chaque coup lui arrachait un cri de souffrance. Derrière elle, le mur bloqua sa retraite. Elle était acculée.

— Ça suffit, cria Ard, elle a compris.

Le commanditaire l’ignora. Deirane tomba à genoux en pleurant. Mais l’homme continuait. La matraque s’abattait partout, sur les épaules, les hanches, le ventre. Encore et encore et encore. Deirane ne criait plus, elle hurlait. Une seule fois elle avait ressenti une telle douleur, dans la salle de torture du drow, quand il lui avait implanté les pierres. Un coup sur l’intérieur de la cuisse lui arracha un hurlement atroce.

— Arrêtez, cria Ard, je vous en supplie, arrêtez.

Mais le commanditaire était comme fou. Il ne pouvait plus s’arrêter. Ard le poussa et s’interposa. L’homme hésita un instant, il était prêt à frapper le vieillard. Mais il arriva à se reprendre.

— À l’avenir, elle obéira, dit-il, puis il sortit le la pièce.

Ard prit la jeune femme dans ses bras. Elle sanglotait, le corps agité de tremblements. Elle se laissa enlacer, surtout parce que ses muscles tétanisés ne lui obéissaient plus. Il tenta de la réconforter. Il doutait d’être efficace. Il avait déjà tâté de la matraque électrique. Il s’en souvenait encore malgré les années écoulées. Il en avait toujours les marques sur son corps.

Il l’aida à se remettre debout. Mais quand il la lâcha, elle tomba à genoux. Ses muscles meurtris ne la soutenaient plus. Il la rattrapa.

— Heureusement que tu n’es pas bien grande, dit-il, même un vieillard comme moi peut te porter.

Il la souleva dans ses bras. Elle n’était pas bien grande, mais elle était moins légère qu’il n’y paraissait. Ou alors il était plus vieux qu’il ne voulait bien l’admettre. Elle posa la tête contre sa poitrine. Puis il l’emmena jusqu’à sa cabine. Il eut quelques difficultés à descendre l’escalier qui menait à la cale. À plusieurs reprises, il lui cogna le pied et la cheville contre une cloison. Mais il finit par atteindre leur cachette. Il la déposa sur son lit.

— Je suis désolé, dit-il, je ne voulais pas que ça se passe ainsi. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais rien dit. Mais Biluan avait donné des ordres. Il voulait voir en détail à quoi tu ressemblais.

Deirane ne répondait pas. Elle continuait à pleurer. Ses muscles tressaillaient sans qu’elle puisse les contrôler. Tout son corps était en feu. La douleur irradiait de chaque point où la matraque l’avait touchée. Elle sentit que le vieil homme s’allongeait auprès d’elle et la prenait dans ses bras. Elle le laissa faire, sans se rebeller. Mais à dire vrai, même si elle avait voulu, elle n’aurait pas pu le repousser. Elle finit par s’endormir.

Quand elle se réveilla, elle était seule, Ard était parti. Elle avait encore mal, mais c’était supportable. Le treillage d’or du drow la protégeait contre les blessures, mais l’Orvbel avait réussi à trouver une arme qui pouvait l’atteindre. Elle se leva. Ses muscles lui obéissaient, c’était déjà ça. Docilement, elle se déshabilla. Elle était sale. Pendant la séance de torture, elle avait fait ses besoins sur elle. Elle prit une nouvelle douche avant d’enfiler la tenue qui lui avait été réservée. Elle lui couvrait les hanches et la poitrine, mais le tissu était totalement transparent. Ce qui restait de sa pudeur était préservé, bien peu, par une culotte dorée dont la coupe lui dégageait largement les fesses. Elle soupçonnait cependant qu’une fois en Orvbel elle n’y aurait même pas droit.

Elle hésita avant de monter sur le pont. Mais elle ne voulait pas revivre une telle douleur. Elle sortit de sa chambre. Sa démarche était peu assurée, sa jambe gauche, celle que Biluan avait atteinte à l’intérieur de la cuisse, se dérobait tous les deux pas, l’obligeant à s’appuyer au mur comme une infirme. Une fois dans le rouf, elle se rendit au mess. Mais elle n’avait plus d’appétit. Elle se contenta de boire un grand verre d’eau. Elle ne put garder le liquide. Elle tomba à genoux, restituant le contenu de son estomac. Comme il était presque vide, les contractions étaient douloureuses. Elle se remit à pleurer.

Elle sentit que quelqu’un la prenait par le bras et l’aidait à se relever. On l’aida à s’asseoir sur une chaise. On lui glissa quelque chose dans la main, du pain lui sembla-t-il.

— Mangez ça, dit une voix qu’elle ne connaissait pas.

Docilement elle obéit. Étrangement, cela calma les nausées. Son estomac semblait faire la paix avec elle. Elle tourna la tête vers celui qui l’avait aidé. C’était le coq. Elle l’avait aperçu à l’occasion quand il amenait le repas à la table du capitaine, mais elle ne lui avait jamais parlé. Elle ne connaissait même pas son nom.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

— Il ne faut jamais provoquer Biluan, il est cruel, il adore faire souffrir.

Mentalement, Deirane nota le nom : Biluan. Elle le rangea à côté de Brun, Jevin et Bert dans la liste des personnes responsables de son état actuel.

L’homme tira une chaise pour s’asseoir à côté de la jeune femme.

— Je m’appelle Frestin, dit-il, moi aussi je viens d’Yrian.

— Deirane, répondit-elle.

— Je sais. Tout le monde le sait sur ce bateau.

— Tout le monde ?

— Ce navire a transporté beaucoup de jolies femmes. Mais aucune ne l’a été autant que toi. Et puis, tu es unique. Ces pierres précieuses qui couvrent ton corps. Tu es la première qu’on voit avec ça. On a tout cherché à savoir de toi dès que tu es montée à bord, tu es ce qui est arrivé de plus intéressant sur ce navire depuis des années.

— Ce n’est pas l’impression que j’ai eu. Tu es le premier à m’adresser la parole.

— On n’ose à peine imaginer ce que Dayan nous infligerait si on te touchait. Mais tout le monde te désire à bord.

— Qui est Dayan ?

— C’est le premier ministre d’Orvbel.

— Et vous ? Vous n’avez pas peur de lui ?

— Si, bien sûr. Mais, je saurais me contenter d’être ami. Si tu veux bien.

Elle le regarda dans les yeux.

— Pourquoi voulez-vous être mon ami ?

— Parce que moi aussi je viens d’Yrian. Tu ne t’étais pas rendue compte que j’étais un esclave.

— Je n’ai pas fait attention.

Elle posa sa tête sur l’épaule du cuisinier.

— Un ami me conviendrait bien, dit-elle.

— Si tu as besoin d’un amant, je suis volontaire aussi.

Elle rit doucement. Il lui passa un bras autour des épaules.

— On verra, dit-elle.

Elle se laissa aller un long moment, jusqu’à ce qu’Ard la retrouve.

— Tu es là, dit-il, viens voir.

Frestin la lâcha. Elle se leva pour suivre son instructeur sur le pont.

Hors du rouf, face au regard des marins, Deirane éprouva une gêne violente. Sa robe ne protégeait absolument pas sa pudeur et ils la dévisageaient sans vergogne, reluquant ses seins, ses fesses ou ses hanches.

— Il va falloir que tu t’habitues, dit Ard. En fait, il vaudrait mieux que cela soit fait avant d’arriver en Orvbel.

En rougissant, elle suivit le vieillard jusqu’au bastingage. Mais il ne s’arrêta pas là. Il emprunta l’échelle pour monter sur le toit du rouf.

— Te sens-tu de monter là-haut ? demanda-t-il.

En tant que paysanne dans des terres soumises aux pluies de feu, elle était habituée à travailler sur les toits des serres pour les réparer. Le mat était plus haut que les serres, mais les haubans étaient plus faciles à escalader.

— Aucun problème, répondit-elle.

— Alors vas-y. Moi, je suis trop vieux.

Elle s’approcha du bord du toit, agrippa les haubans au-dessus de sa tête et commença à grimper. Quand elle arriva au nid de pie, la vigie l’aida à le rejoindre.

— Pourquoi m’a-t-il envoyée ici ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, répondit le marin.

— Qu’y a-t-il à voir ?

— Rien. Il n’y a rien d’autre que nous sur l’eau.

Elle regarda le rivage… Et ne le vit pas. Même du haut du mat, le fleuve était si large qu’on ne voyait pas les rives. Mais ils n’avaient pas encore atteint la mer, on distinguait les plus hauts sommets des montagnes très loin à l’ouest. Elle tourna autour du poste d’observation et éprouva une surprise. Derrière le navire, on voyait la rive. On voyait les deux lignes de côte parallèles qui partaient en direction du nord. Brutalement elles s’écartaient et disparaissait au-delà de l’horizon. Ils venaient d’entrer dans un lac immense, tellement grand qu’il écrasait le fleuve lui-même, pourtant le plus large du monde. Elle regarda une derrière fois derrière elle, à l’est les plaines fertiles du Salirian, à l’ouest la forêt qui abritait les royaumes edorians et entre les deux le cours du fleuve géant. Elle tourna la tête pour poser une question à la vigie. Mais il avait les yeux braqués sur ses fesses.

— Vous m’aidez à redescendre ? demanda-t-elle.

— Hein ?

— Descendre, répéta-t-elle en désignant.

— Ah, ouais.

Il l’aida à sortir du nid de pie, la maintenant le temps qu’elle agrippe les haubans. Elle rejoignit le vieil homme en un clin d’œil.

— Maintenant viens.

Il redescendit sur le pont, Deirane sur les talons. Il entra dans le rouf et de là il l’entraîna dans le carré. La jeune femme n’était encore jamais entrée ici. Elle était inquiète. Les douleurs de la correction du matin n’étaient pas totalement effacées. Instinctivement, elle serra les bras contre sa poitrine, comme pour se protéger du froid.

Ard avait étalé une carte sur la table. C’est la première fois que Deirane en voyait une. L’intérêt l’emporta sur la peur. Elle s’approcha pour la regarder. Elle représentait le cours de l’Unster depuis le nord de l’Yrian jusqu’à son embouchure. Elle chercha le nom des lieux qu’elle connaissait. Tous les pays étaient indiqués, avec leur nom et leurs frontières : l’Yrian, l’Okarian, le Salirian et à l’embouchure, l’Helaria. Sur la rive gauche, en revanche, il n’y avait qu’un vague « territoires edorians » qui occupait le fleuve au sud du plateau d’Yrian.

— Nous sommes ici, dit Ard.

Elle regarda le doigt posé sur la carte. Il désignait un lac qui brisait le cours de l’Unster. Celui-ci formait un cercle presque parfait, grand comme cinq fois la largeur du fleuve.

— Je pense que tu vas aimer, continua Ard.

— Pourquoi ? Ce n’est qu’un lac.

— Ce n’est qu’un lac. Mais pas n’importe lequel, il s’agit du lac de Saal.

— Le lac de Saal ?

— Il est nommé ainsi à cause de sa forme circulaire presque parfaite. En fait, il est un quart de longe plus long que large, mais sur une carte à cette échelle ça ne se voit pas.

— Il y a un rapport avec Saalyn ?

— A priori non. Mais l’histoire a montré que Saalyn a bien reçu son nom.

S’attendant à une révélation sur son amie, elle devint extrêmement attentive aux explications du vieil érudit.

— Saal est une racine que l’on retrouve dans de nombreux mots helariamen. Laxsaal : trombe marine, pœnosaal : tornade, vaxsaal : ouragan. Tu saisis l’idée.

Deirane rigola.

— Saalyn serait comme un ouragan qui fond sur ses ennemis.

— Je savais que ça t’amuserait. Ce lac est tout rond, comme s’il avait été créé par un tourbillon.

— Mais ce n’est pas ça ?

— Non. Les légendes bawcks parlent d’un immense caillou qui aurait embrasé le ciel qui l’aurait creusé. À l’époque il n’y avait personne pour le voir, ni stoltzt, ni gems, encore moins les humains. Mais les bawcks étaient déjà là, ils ont gardé l’événement dans leur mémoire.

— C’est un cours de géographie aujourd’hui ? demanda Deirane.

— Un cours de langue. Je t’ai choisi cet exemple pour illustrer que bien souvent un nom helarieal dérive d’un mot existant dans la langue. Saalyn qui dérive de saal, tourbillon. Calen qui dérive de cal, deux et le plus célèbre : Helaria qui dérive de helar, libre. La plupart des noms helarieal partent de ce principe.

Deirane écoutait les explications du vieil homme. Il était passionnant, il savait tant de choses, sur tout. Elle avait une soif d’apprendre dont elle ignorait l’existence. Dans son pays, les femmes ne recevaient pas d’instruction. Celles qui savaient écrire, comme Deirane justement, le devaient à un homme de leur famille qui le leur avait enseigné. Pour la jeune femme c’était sa sœur aînée qui elle-même l’avait appris de leur père. Mais étant lui-même peu instruit, il n’avait pu aller très loin. Son passage à l’ambassade de l’Helaria lui avait donné un premier aperçu d’une éducation poussée au-delà de la simple lecture. Mais avec Ard, c’était différent. Il ne suivait pas un programme précis, il abordait tous les sujets sans plan cohérent. Son but n’était pas de faire d’elle une savante, mais qu’elle soit capable de mener une conversation avec des gens qui l’étaient peut-être. Comme il lui avait expliqué, plus tard elle devrait charmer les gens autant avec son corps et sa beauté qu’avec son esprit. Son corps, des spécialistes entraînées lui apprendraient à s’en servir. Son esprit, c’était le travail d’Ard. Et avec lui, les conversations étaient toujours intéressantes.

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