Chapitre 23

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Littold vint chercher Ternine une douzaine de jours après la fin de la tempête. Sa compagne d’un instant était partie dès le retour du beau temps. Elle faisait partie des trois apiculteurs qui exerçaient sur l’île. Elle devait vérifier l’état des ruches, réparer ce qui devait l’être. Le travail ne manquait pas. Depuis, il ne l’avait pas revue. Il en avait profité pour visiter l’île.

À une époque, l’Helaria se limitait à Ystreka. Bien peu auraient alors pu deviner que ce royaume insulaire assoupi deviendrait la puissance dominante de la région. Aujourd’hui encore, au sein même de la Pentarchie, cette île restait un peu à part par son architecture. Les Helariasisy, les membres de la tribu d’Helaria, formaient un groupe homogène au sein des Helariaseny. Ils se distinguaient des autres habitants par leur culture et leur langue, même si celle-ci tendait à se répandre à travers tout le pays. C’est d’ailleurs ce qui avait surpris Ternine en visitant l’île. De l’extérieur, le pays semblait être uniforme. Mais de l’intérieur, on découvrait que chacune des ethnies qui avaient intégré la Pentarchie avait gardé sa langue et ses habitudes. L’helariamen était utilisé par tous ces différentes populations pour communiquer entre elles, mais seuls les Helariasisy l’avaient comme langue maternelle. Loin de voir ça comme une faiblesse, la Pentarchie la considérait comme une richesse. Tout le monde avait sa place et immigrer ne signifiait pas se couper de ses racines.

À pied, seul moyen de transport à la disposition de Ternine, la ville la plus lointaine qu’il était possible d’atteindre depuis la Résidence était Tezej, la ville aux mille temples. Par une ironie du sort, l’Helaria, qui était une nation peu croyante où la liturgie prenait une faible place, abritait sur ses terres l’une des villes les plus sacrées du continent. Construite à l’image d’Imoteiv dans l’épaisseur de la falaise, sur la façade nord-ouest de l’île, le plateau qui la surmontait était recouvert, sur une surface de presque deux longes carrées, d’une multitude de temples. Chaque dieu y avait un autel. Certains étaient tout petit, guère plus grand qu’une nappe. D’autres, dans la ville même, étaient suffisamment étendus pour héberger une petite communauté de moines. Mais la plupart se situaient entre ces deux extrêmes. Il n’y avait pas mille temples bien sûr. Mais ils atteignaient largement la centaine. Quelques-uns, qui n’avaient plus de fidèles vivants, étaient malgré tout soigneusement entretenus par la Pentarchie. La plupart de ces derniers appartenaient aux royaumes de l’ouest que les feythas avaient réduits en cendre. Ces temples étaient le dernier témoignage de l’existence de ces peuples.

Il avait également pu visiter un atelier de tisserand, un rêve qu’il caressait depuis si longtemps. Il eut la surprise de découvrir que malgré les progrès de l’Helaria dans le domaine de la mécanisation, ces fabuleuses tapisseries étaient toujours fabriquées à la main. Les maîtres tisserands continuaient à nouer les brins de laine de la même façon que leurs ancêtres.

Et à sa grande surprise, Neiso n’était pas la cité interdite qu’il avait toujours cru. Seules certaines zones étaient protégées. Plus exactement, certaines zones étaient librement accessibles, comme les lieux de résidence et le siège de la corporation des guerriers libres. Il serait bien passé y faire un tour par curiosité. Mais la prudence le retint.

Et naturellement, la Bibliothèque. S’il y avait des salles secrètes auxquelles il n’avait pas accès, la plupart des documents étaient librement consultables. La plus grande bibliothèque du monde. La plupart des textes rédigés par tout un monde pendant plus de dix mille ans rassemblés en ce lieu. Les humains y avaient été de leur contribution, mais elle était insignifiante face à ce que les stoltzt avaient produits pendant leur longue existence. Il eut ainsi la surprise de découvrir que des légendes que sa mère lui racontait, mettant des humains en scène, dataient de deux mille ans ou plus, en provenance de pays qui n’existaient déjà plus quand les feythas étaient arrivés. Il aurait pu y rester des douzaines tant il y avait à voir si Littold ne lui avait pas dit de rentrer. La facilité avec laquelle le messager l’avait trouvé en disait long sur l’efficacité et la discrétion des services de renseignement helarieal. Il était donc rentré à la Résidence quelques monsihons avant de recevoir l’ordre d’embarquer.

Le chargement était achevé. Au début de son séjour, l’ancien espion avait découvert que même une personne aussi éminente que Littold ne pouvait pas voyager sans transporter un chargement. Il s’attendait à ce qu’elle dispose librement de son navire, mais ce n’était pas le cas. Et de fait, les deux soutes étaient pleines au maximum de leur possibilité. La moitié de la cargaison était constituée de céréales, du blé principalement, en provenance des fermes de la province de Kushan. Il y avait aussi un peu d’hydromel et quelques produits de l’artisanat d’Ectrasyc. Le reste, presque un tiers du volume, était constitué de bauxite. Ternine n’avait aucune idée du rôle que réservaient les Helariaseny à ce minerai de faible valeur, mais pour qu’ils le transportent en telles quantités, il devait être important pour eux.

Une fois ses affaires déposées dans sa cabine, la même qu’il avait en arrivant dans l’île, il remonta sur le pont. Littold était déjà là. Elle était à sa place habituelle, accoudée à la barrière de la dunette, regardant les marins qui s’activaient pour les préparatifs du départ. Il la rejoignit. Au passage, il remarqua que les chantiers navals avaient mis à profit l’immobilisation forcée de ces derniers jours pour effectuer quelques réparations : un montant du garde-corps avait été remplacé de même que l’un des haubans du grand-mat.

— Votre séjour à la Résidence vous a plu ? demanda-t-elle.

— Bien peu ont la chance d’y résider, surtout des ressortissants de l’Orvbel comme moi.

— Certes, mais vous ne répondez pas à ma question.

— J’en garderai un souvenir unique.

Il reporta son attention sur le navire. Comme la plupart des navires de la Pentarchie, c’était un catamaran dont les deux coques étaient reliées par un pont unique. Destiné au transport de personnes, il était relativement petit, ne comportant que deux mats gréés en brick. Il n’était pas armé, mais à quoi bon ? En pleine mer, seul un vaisseau helarieal pouvait rattraper un autre vaisseau helarieal. Cela faisait quatre-vingt-dix ans que les Helariaseny fabriquaient de tels navires. Par le passé, ils s’étaient révélés fragiles, se brisant parfois entre les deux coques. Ils compensaient en multipliant les poutres transversales. Mais depuis une trentaine d’années, ils avaient réussi, personne ne savait comment, à surmonter ce problème. Les navires helarieal étaient à ce jour, les plus rapides, les plus recherchés par les commerçants, surtout de ceux qui avaient une marchandise fragile à transporter. Quant aux navires de guerre, ils avaient mauvaise réputation auprès de leurs ennemis. L’un d’eux avait réussi à lui seul à incendier la moitié de la ville d’Orvbel, un an plus tôt et à échapper à la flotte qui s’était lancée à sa poursuite, non sans oublier d’en couler quelques-uns tant la précision de ses tirs était élevée. Certains étaient même si grands qu’ils pouvaient transporter un régiment entier sur n’importe quelle côte du continent. Les navires marchands de tous les pays cherchaient souvent à s’intégrer aux convois militaires helarieal qui sillonnaient les mers entre les ports de la Pentarchie et de ses alliés. Aucun navire pirate ne se serait attaqué à une telle proie. Entre les Helariaseny au nord de l’océan et les Mustulseny à l’ouest, le long des côtes du Shacand, les pirates n’étaient pas à la fête. Si cette activité n’avait pas totalement disparue, c’est parce que l’océan était immense et les militaires ne pouvaient pas être partout.

— Votre navire est magnifique, remarqua Ternine,

— Merci, répondit Littold.

— Je serais curieux de savoir comment vous les construisez.

— Il faut bien que nous gardions quelques secrets, si nous voulons conserver notre rang.

— Votre rang n’est pas dû qu’à ces navires, même s’ils y contribuent beaucoup. Et votre secret sera en de bonnes mains. Si j’ai bien compris ce qui m’attend, je ne reviendrai jamais en Ectrasyc.

— Vous avez bien compris.

— Alors vous pouvez au moins me confier un petit secret, un tout petit.

Elle éclata de rire.

— Espion un jour, espion toujours, remarqua-t-elle.

— C’est plus amusant, et plus intéressant, de découvrir ce genre de choses que de repérer de jeunes femmes vendables pour alimenter un commerce d’esclave.

— Personne ne vous contredira en Helaria. Les deux tiers de la population descendent d’esclaves marrons où de réfugiés.

— Alors ?

— Alors même si je voulais vous aider, je ne pourrai pas. Je ne suis pas la dépositaire des techniques helarieal. Je suis un gouverneur de province. Je n’ai aucune idée de la façon dont on fabrique ces navires. Je sais juste qu’un travail énorme a lieu dessus, ils sont constamment améliorés. Chaque génération est plus rapide, plus solide et plus fiable que la précédente.

Il s’attendait à cette réponse. Il fut quand même déçu. Il regarda le premier remorqueur s’amarrer au navire pour le haler hors du port. Il était simple, une grande barque avec une rangée de rames de chaque côté. Contrairement aux navires destinés au cabotage le long de la côte du continent, leur vaisseau était équipé de voiles carrées. Il ne pouvait pas remonter au vent. Or le port faisait face aux vents dominants. Le remorqueur devait donc l’amener jusqu’à un point où il pourrait utiliser sa voilure sous la bonne amure.

Les amarres, qui avaient été passées en double un peu avant l’appareillage, furent larguées et ramenées sur le pont où les marins s’occupèrent de les lover. Les rameurs des remorqueurs souquèrent sur leurs avirons. Sous leur action, le grand navire s’écarta du quai. Le voyage vers Kialtuil commençait.

Une fois sorti du port souterrain, les remorqueurs l’entraînèrent suffisamment au large, en prenant un cap légèrement vers le sud. Aussitôt, les marins s’élancèrent dans la mature. Les voiles libérées de leurs entraves se déployèrent telles les ailes d’un oiseau. Elles se gonflèrent sous l’action des alizés. Il commença à rattraper les remorqueurs. Les aussières furent larguées et ramenées à bord et les canots s’écartèrent de la route du voilier pour le laisser passer.

Ternine regardait la falaise d’Ystreka défiler à tribord. Ils passaient devant la résidence. L’escalier qui descendait jusqu’à la plage était impressionnant tant il paraissait étroit. Il fallait être né dans l’île pour oser l’emprunter. Et dire que Calen le faisait régulièrement malgré sa cécité.

Quelques stersihons plus tard, ils dépassaient la côte sud de l’île se retrouvant en pleine mer. D’après les connaissances de Ternine, devant eux, il n’y avait rien, aucune terre jusqu’au pôle. Le navire prit alors le cap au sud. Cette direction confirma l’opinion de l’espion. En continuant ainsi, il était impossible d’atteindre le Shacand situé légèrement à l’ouest. Il ne savait pas où se trouvait Kialtuil, mais à moins que ce soit sur sa côte ouest, ce n’était pas sur ce continent.

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