Chapitre 21 - Partie 1

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Il faisait nuit quand la barque atteignit l’Unster. Afin d’éviter tout risque de se faire entraîner dans le courant, le mercenaire préféra accoster quelques perches avant l’embouchure. À cet endroit un pont enjambait la petite rivière. Il était d’une seule portée, sans pilier pour le soutenir tant sa longueur était courte : deux massives poutres de bois recouvertes de planches épaisses, il pouvait supporter même les équipages les plus lourds. La berge, bien qu’en pente douce, était suffisamment haute pour qu’il n’y ait pas besoin de le surélever. L’espace en dessous était suffisant pour fournir un abri. D’ailleurs le pont avait été conçu de façon à ce que des voyageurs surpris par des pluies de feu puissent se réfugier dessous. Il fut facile d’échouer la barque. Et quelques enjambées suffirent à Jevin pour remonter sur la route.

La grande route du sud était une des deux artères majeures qui traversaient le continent d’Ectrasyc. Elle était suffisamment large pour que trois chariots puissent rouler de front. Deux grandes puissances et quelques royaumes mineurs assuraient son entretien et sa surveillance. L’endroit était assez sûr, condition indispensable pour le commerce. La grande route du sud. Jevin savoura l’ironie de la situation. Tout le monde l’appelait ainsi, même l’Helaria qui était située à son terminus. Un nom hérité de la période feytha, quand ces tyrans représentaient le centre du monde. Elle débutait à Sernos un peu plus d’une cinquantaine de longes au nord, et finissait à Kushan au bord de l’océan. Les deux villes les plus grandes et les plus riches du monde. Deux des plus belles aussi. Presque la moitié du commerce mondial transitait par cette voie. Une bonne part empruntait le fleuve, un fleuve si large que de sa position Jevin ne voyait pas la rive opposée. Mais les trois seules nations à disposer d’une flotte de commerce n’avaient pas assez de navires pour transporter tous les biens et les voyageurs. La route restait donc un élément incontournable du commerce Polinal.

La route comme le fleuve était vide de toute présence. Mais le chef mercenaire ne pouvait pas en être sûr. La seule lune présente dans le ciel était voilée par des nuages. Elle n’éclairait pas suffisamment pour repérer un éventuel bateau. Normalement un navire aurait allumé des fanaux pour éviter les collisions. Mais cette règle n’était pas très respectée. Beaucoup comptaient sur la largeur du fleuve pour éviter les accidents. C’était un mauvais calcul. Les navires de commerce naviguaient au sein d’une flotte pour se protéger de la piraterie. Et l’expérience avait montré que quand un navire helarieal percutait un bateau concurrent, ce n’était jamais lui qui allait par le fond. Les navires de la Pentarchie étaient rapides, légers et incroyablement solides. Et personne ne savait comment ils arrivaient à un tel résultat.

Jevin aurait bien voulu utiliser l’un d’eux en la circonstance. Malheureusement, la nature de sa mission l’en empêchait. Un siècle plus tôt, ce qui n’était qu’un royaume insulaire avait tant souffert d’une attaque de négrier que leur simple évocation suffisait à les mettre en colère. Ce pillage avait cependant donné le coup de fouet qui avait propulsé la Pentarchie dans la cours des grands. Là où beaucoup auraient baissé les bras et se seraient soumis, elle avait résisté et fait en sorte que cela ne puisse plus jamais se reproduire. Et c’est à cause de cela qu’une personne telle que Saalyn existait, qu’il était obligé de prendre tant de précautions pour s’en protéger.

La situation était ironique. Les attaques de pirates qui avaient obligé l’Helaria à évoluer étaient parties d’Orvbel. Et aujourd’hui, c’était encore l’Orvbel qui commanditait son action. Mais entre-temps les humains avaient massacré les anciens habitants du royaume et pris leur place. Les habitants étaient différents mais les pratiques étaient les mêmes.

Non, Jevin n’attendait pas un navire helarieal, mais un navire orvbelian. La petite nation pirate avait capturé sa flotte en chassant les stoltzt autochtones pour s’emparer du pays. Mais ils ne savaient pas fabriquer de navires. La technique était maîtrisée par des esclaves. Et ceux-ci ne manifestaient pas un zèle particulier pour travailler. La flotte de l’Orvbel, bien qu’importante en taille, était donc archaïque. Heureusement, il n’aurait pas à monter à bord. Il n’avait juste qu’à y livrer son colis.

Il était inutile qu’il reste ici. Il redescendit. Tout en rejoignant son complice, il espérait que le transporteur ne tarderait pas. Il doutait que sa fausse piste vers Karghezo trompe Saalyn bien longtemps. Il n’espérait pas gagner plus de trois jours. Peut-être un peu plus si elle tombait dans le second piège. Cela ne lui laissait guère plus de cinq jours. Malheureusement, le plan prévoyait de synchroniser la capture de la jeune femme sur l’arrivée de Saalyn, pas sur celle du navire. Il fallait qu’elle puisse découvrir les faux indices avant que les intempéries ne les effacent, pour l’envoyer sur une fausse piste. Sinon, elle risquait fort de débarquer un jour en Orvbel et d’achever le travail commencé par son disciple un an plus tôt.

Son complice avait allumé une lampe occultée pour éclairer vers le bas. À sa lumière, il préparait le repas. Ce n’était pas un cordon bleu. Mais faire ramollir les lanières de viande séchée dans l’eau chaude était à la portée de n’importe quel imbécile. Dans un coin, il avait installé le purificateur d’eau. Il jeta un regard circulaire à la recherche de Deirane, mais elle n’était pas visible.

— Où est la souris ? demanda-t-il.

— Dans sa caisse, répondit son complice.

— Tu l’as pas fait sortir ?

— Pour quoi faire ? Elle est tranquille. Ça fait un monsihon qu’elle dit plus rien.

Jevin grimpa à bord de la barque.

— T’es con comme une bite, toi. T’as vérifié qu’elle est pas clamsée.

— J’t’emmerde.

Le mercenaire ouvrit la caisse. Deirane n’était pas morte. Si elle était silencieuse, c’était parce qu’elle avait fini par s’endormir, épuisée d’avoir trop pleuré, de s’être débattue. Elle avait cogné contre le bois au point de s’écorcher les mains. Jevin l’empoigna par le bras et la secoua violemment. Réveillée aussi brutalement, elle paniqua et se carra au fond de sa prison en hurlant.

— Du calme, je ne vais pas te bouffer, lança le mercenaire.

Il la tira hors de sa caisse pour la mettre sur ses pieds.

— La bouffe est prête, viens manger. Si avant tu veux te vider la vessie, vas par là.

Il désigna la direction du fleuve. Une direction qui lui permettrait de fuir le cas échéant, mais pas de se cacher. Elle se calma. Il la détailla de la tête au pied. Le visage bouffi d’avoir trop pleuré, les vêtements déchirés – surtout dans le dos et sur les hanches – et le corps couvert d’hématomes de s’être cognée aux dures parois de bois de sa geôle, elle n’était pas très reluisante.

— L’a oublié d’être moche, la greluche, commenta le complice, il s’emmerde pas ce bâtard de Brun. Pas beaucoup de monde au balcon, mais très pinocutable.

— Toi t’aimes des matrones avec des mamelles de nourrices. Je trouve qu’elle a tout ce qu’il faut où il faut. Et puis, elle est jeune, laisse-lui le temps de se développer.

— L’a douze ans, l’est adulte.

Instinctivement, Deirane ramena les bras sur sa poitrine pourtant toujours protégée par sa robe. Puis elle s’éloigna dans la direction que le mercenaire lui avait montrée pour se soulager. Jevin remonta sur la route pour l’empêcher de leur fausser compagnie. Il courait plus vite qu’elle, mais aujourd’hui il n’avait pas envie de se fatiguer davantage. Autant lui bloquer sa seule échappatoire.

Quand elle rejoignit ses deux ravisseurs, Jevin remarqua deux petites taches sombres sur son corsage. Des traces de lait ? Elle allaitait un enfant ? Pourtant il n’avait pas trouvé de nourrisson en la capturant. Il devait dormir dans la seconde pièce quand ils avaient investi la maison. Les événements s’étaient déroulés si vite que personne n’était allé voir ce qu’il y avait dedans. Il avait dû mourir dans l’incendie.

Il pensa soudain qu’elle ignorait elle aussi ce qu’il était devenu. Il l’avait trouvée hors de la maison. Elle ne savait pas s’il était mort ou vivant. Il pourrait peut-être en tirer parti.

— Assieds-toi et ouvre bien les oreilles. Je ne me répéterai pas.

Elle ne l’écoutait pas. Elle était retournée à sa caisse, sans y rentrer, mais elle s’assit sur le rebord. Il remarqua qu’elle était bien calme. Elle aurait eu un comportement différent si son enfant avait été dans la maison, elle aurait cherché à savoir, elle aurait posé des questions. Or, là, elle n’avait pas l’air de s’en préoccuper.

Soudain il comprit. L’enfant n’était pas dans la maison. Elle savait qu’il n’avait pas péri dans l’incendie parce qu’il n’y était pas. S’il l’avait trouvée dans la forêt, c’est parce qu’elle était allée l’y cacher. Il ne risquait rien à essayer. Mais s’il ne se trompait pas, il avait tout à y gagner.

— Tu as intérêt à m’écouter si tu veux revoir ton enfant un jour.

À son expression, il put voir qu’il avait réussi à retenir son attention. Elle l’écoutait, très attentivement même.

— Nous l’avons trouvé dans la forêt où tu l’as caché.

— Vous avez Hester ? dit-elle d’une petite voix.

Génial, elle lui donnait le sexe du bébé. C’était un garçon.

— Actuellement, il chevauche en direction de Karghezo.

— Rendez-le-moi, supplia-t-elle.

— Nous te le rendrons. Il va au même endroit que toi. Mais par un autre chemin. Ça veut dire que si tu nous laisses te conduire bien docilement à destination tu le retrouveras. Mais si tu t’enfuis ou si tu appelles à l’aide et que tu arrives à nous échapper, tu ne le reverras jamais. Tu as compris ?

Elle hocha doucement la tête.

— Quand je le reverrai ?

— Pas tout de suite, le voyage est long. Surtout le trajet que nous t’avons réservé. Mais rassure-toi. Nous avons des nourrices qui pourront le prendre en charge. Ton fils sera bien traité. Et souviens-toi. Il t’attendra à destination. Donc si tu veux le revoir, ne nous fausse pas compagnie.

Elle confirma de la tête une seconde fois.

— Maintenant mange. Si tu arrives là-bas famélique, tu ne lui serviras plus à rien.

Il lui passa une écuelle que son compagnon venait de lui apporter. Elle la prit machinalement, sans faire mine d’y toucher. La faim et l’amour maternel finiraient par lui rendre la raison.

Les deux hommes s’écartèrent, la laissant seule.

— Je m’étais pas rendu compte qu’elle avait un chiard. Comment t’as su ?

— C’est pas pour rien que c’est moi le capitaine et pas toi.

— Va chier. Cause ton paternel que t’es l’chef.

Le second brigand s’éloigna pour aller manger sa tambouille dans son coin. Jevin prit la casserole pour manger dedans directement. Le contenu n’était pas très appétissant. Il avait hâte d’atteindre une vraie auberge où il pourrait prendre un vrai repas. Néanmoins ce n’était pas aussi mauvais qu’il l’avait craint. En avalant vite, sans mâcher, ça se laissait manger.

Le lendemain, Jevin fut réveillé par Bert qui avait assuré le dernier tour de garde.

— La môme, furent ses premiers mots.

— Elle pionce.

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