Chapitre 15 - Partie 1

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Saalyn quitta l’ambassade trois jours après le passage de Wotan. Comme elle envisageait de faire de Karghezo sa base d’opération pendant quelque temps, elle emportait tout son équipement avec elle. Sa seule concession à ses habitudes était l’utilisation de chevaux plutôt que de hofecy comme monture. À l’arrivée, elle devrait les parquer dans l’écurie de Deirane. Il lui semblait inutile de faire cohabiter les deux espèces. C’est avec un équipage de deux chevaux de bât qu’elle et son compagnon Öta se mirent en route. Au lieu de prendre la route directe vers Sernos, elle prit la direction de l’est, sur les traces de Wotan. Mais très vite, elle quitta le chemin pour obliquer au sud, en pleine campagne.

— Tu es sûre de ce que tu fais ? demanda Öta.

— Ne t’inquiètes pas, je connais bien l’endroit. J’y ai déjà travaillé.

— Ce n’est pas le meilleur trajet pour atteindre Boulden. C’est bien là que nous allons ?

— Absolument pas.

— Alors comment comptes-tu traverser l’Unster ? En dehors de Boulden ou de Sernos, je ne connais pas d’endroit proche.

— Moi j’en connais un.

Elle le regarda avec un grand sourire.

— Tu m’avais dit avoir choisi cette enquête parce qu’on n’était pas loin de Karghezo. Eh bien, nous en sommes beaucoup plus proche que tu ne le crois.

Öta remarquait un changement chez Saalyn. Elle était plus joyeuse que ces derniers jours. Le contraste avec la morosité qu’elle avait affichée pendant toute son enquête, malgré l’interlude de la fête du printemps, était saisissant. Cela ressemblait plus à l’ancienne Saalyn, celle d’avant sa captivité en Orvbel. Il ne savait pas trop si c’était la visite qu’ils faisaient chez son amie ou l’annonce par Wotan des actions lancées contre Brun. En tout cas, cela lui plaisait.

Vers le soir, ils arrivèrent au bord de la falaise. Saalyn les guida vers un village en ruine, certainement détruit pendant la guerre contre les feythas. Au temps où des gens y vivaient, il semblait avoir une certaine importance. Pourtant les champs en friche qui l’entouraient semblaient bien insuffisant pour justifier une telle population. Certains bâtiments faisaient penser à une caserne, tout au moins à un poste de garde pouvant héberger deux douzaines de soldats. Mais pour protéger quoi ? Mais le plus surprenant était deux tours basses reliées par une arche. Une porte ? Au bord de la falaise ! Ridicule ! Pourtant il y avait un texte gravé au-dessus du passage. Il était en Okarian impérial, une langue pas encore tout à fait morte mais en passe de l’être, qu’Öta ne connaissait pas. Les locuteurs vivaient en Helaria, il n’en restait que quelques centaines, derniers survivants d’un empire qui avait compté des millions d’habitants.

Contre toute attente, Saalyn ne s’arrêta pas. Pourtant l’endroit semblait parfait pour bivouaquer. Au lieu de ça, elle se dirigea vers la porte et la traversa. Öta la suivit, circonspect. À sa grande surprise, il y avait un chemin. Ses constructeurs avaient profité de ce qu’en cet endroit la falaise n’était pas parfaitement verticale pour creuser un passage à flanc de paroi. Vu l’ancienneté des ruines, ce ne pouvait être que des Stoltzt. Les Humains et les autres Nouveaux Peuples n’existaient pas encore quand il avait été tracé. Même s’il n’avait pas vu la porte, il aurait compris qu’il était face à un vestige de l’ancien empire Okarian. Aussi près de Sernos, il en restait bien peu, il fallait aller plus au sud dans le Salirian, ou mieux encore au nord bien au-delà d’Ortuin pour en rencontrer en grand nombre. C’est la première fois qu’Öta en en voyait.

Öta vérifia que les chevaux dont il était chargé le suivaient bien, puis il s’engagea sur le chemin derrière sa maîtresse d’arme. Le chemin n’était pas très large, il avait été prévu pour des piétons, les chevaux passaient à peine. Et des hofecy n’auraient jamais pu, une raison de plus pour laquelle Saalyn avait préféré les équidés aux sauriens. Mais bien qu’étroit et très ancien, il était en excellent état. Visiblement, il était entretenu. Par endroit, la chaussée était soutenue par des murs en pierres sèches, ils avaient été réparés à de nombreuses reprises. Pas une pierre ne manquait. Et s’il était entretenu, c’est qu’il était suffisamment emprunté pour justifier un tel effort.

Le chemin aboutissait, au tiers du sommet de la falaise, à une corniche suffisamment large pour abriter quelques bâtisses, également en ruine. Il identifia l’une d’entre elle comme un grand dortoir, capable d’abriter presque une centaine de personnes. Et une autre avait tout d’une prison. Les dernières devaient être l’administration, le logement du commandant et ceux des gardes. Les indices étaient suffisants, Öta devina ce qu’avait été cet endroit. Le trou creusé dans la paroi, autrefois protégé par une porte aujourd’hui vermoulue, aurait seul suffit à l’éclairer. Et le quai de chargement feytha, toujours intact malgré les années, constituait un indice supplémentaire.

— Qu’extrayait-on de cette mine ? demanda-t-il à Saalyn.

— Du cuivre, répondit-elle.

Contrairement aux attentes d’Öta, elle se dirigea vers l’ancienne réserve. Pourtant, de son point de vue, le dortoir aurait mieux convenu pour bivouaquer.

Saalyn descendit de son cheval. Elle ne l’attacha pas, seul il ne prendrait pas le risque de quitter la corniche. Öta l’aida à décharger et desseller les chevaux et à transporter tout leur matériel dans la réserve. L’endroit était vide, mais parfaitement propre. Lui aussi était entretenu. Un coin avait été aménagé pour allumer un foyer sans mettre le feu au bâtiment. La modification était relativement récente, postérieure à la guerre contre les feythas.

— Va chercher du bois pendant que je nous installe.

— D’accord, répondit Öta.

Il chercha dans leurs paquetages la petite hache qui leur servait à couper des branches.

— Il y en a du bien sec dans le dortoir, dit-elle, prends-en et remplace-le.

Il hocha la tête et sortit. Elle avait raison, des branches étaient entreposées dans le premier dortoir. Il y avait aussi du petit bois. Le tout était bien sec. L’ancienne mine avait été aménagée comme un refuge pour les voyageurs. Et vu son état, un village pas loin l’entretenait. Une partie du bois provenait des paillasses où dormaient les mineurs, mais il en restait encore quelques-unes pour donner au jeune stoltz une idée de l’aménagement. Un frisson parcouru son dos quand il comprit qui vivait là : des prisonniers. Il était impossible de dire s’il s’agissait de criminels ou d’esclaves. Mais des gens avaient énormément souffert ici.

— C’était ici qu’ils enfermaient les esclaves pendant la nuit, dit soudain Saalyn.

Öta sursauta. Elle était entrée si silencieusement qu’il ne l’avait pas entendue.

— Tu as été prisonnière ici ?

— Pas vraiment non. Je n’ai fait qu’y passer.

— Qu’as-tu fait pour te retrouver ici ?

— Ces idiots étaient tellement obnubilés par les évasions d’esclaves qu’ils ont oublié de contrôler qui entrait. Ils ne se sont jamais rendus compte que le ravitaillement n’était pas arrivé par la personne habituelle.

— C’était une mission ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Tu n’as jamais entendu parler de la falaise du grand saut ?

— Ta première mission ! C’était ici ?

Saalyn hocha la tête

— Mais où est le rocher d’où vous vous êtes élancés pour…

— Dans l’imagination des poètes. Nous n’avons jamais sauté de la falaise pour plonger dans l’Unster. D’ici ce n’est pas possible. L’Unster coule plusieurs longes à l’est

— C’est donc les fameuses mines de l’Okarian.

Öta regarda autour de lui, le temps avait rendu les lieux moins sordides, effacé les traces des souffrances qui avaient été endurées ici.

— Et comment tu as trompé les gardes ? demanda Öta.

— En agissant de nuit. Tu vois, l’Okarian n’était pas comme l’Helaria. Ils considéraient les femmes comme inférieures. Ils ne se sont pas préoccupés de moi. Et quand ils ont compris, ils m’ont encore sous-estimée. Ils n’ont envoyé qu’un seul garde pour me neutraliser. Parce qu’une femme ne peut pas faire une bonne combattante.

— Je vois.

— Soixante-dix personnes se sont échappées avec moi. Sans compter la villageoise qui apportait le ravitaillement. Elle n’était pas une esclave mais avec la vie qu’elle menait c’était tout comme. Au total, cinquante-trois sont arrivées avec moi en Helaria.

— Les autres ?

— Comme j’étais une femme, ils n’ont pas voulu me suivre. Deux sont arrivés en Helaria par leurs propres moyens. J’ai eu des nouvelles de huit autres, qui sont rentrés chez eux. Les autres ont été rattrapés, l’Okarian a fait un exemple.

— Si je me souviens de mes leçons d’histoire, l’Okarian a envoyé une armée en Helaria pour rattraper les esclaves.

— Tu te souviens bien. Et tu te souviens aussi que l’Okarian n’a jamais revu cette armée.

— Je ne connais pas les détails et…

— L’Helaria et l’Okarian n’avaient pas de frontière commune et l’empire n’avait pas de flotte. Son armée a dû traverser un État pour nous atteindre, chose qui n’a pas été appréciée par le dit État. Quand elle est arrivée, elle était bien affaiblie. Par ailleurs, juste après l’attaque pirate, Wotan avait entrepris de transformer Ystreka en forteresse. La géographie de l’île avait beaucoup aidé. L’Okarian a subi un revers.

— Il n’a pas fait une nouvelle tentative ?

— Malgré sa puissance, il a dû renoncer. Pour nous atteindre, il aurait dû, soit payer largement l’Ellez, soit construire une flotte. Les deux solutions étaient très chères. Le jeu ne valait pas une telle dépense. Par contre, ça a bloqué nos opérations en Okarian pendant plusieurs années. Jusqu’à l’arrivée des feythas en fait.

Elle prit quelques bûches sur le tas de bois. Avant de sortir, elle appela Öta.

— Le feu ne va pas s’allumer tout seul ! dit-elle.

Ils se remirent en route le lendemain. À partir de la mine, la falaise ne continuait pas. À la place une pente assez raide, résultat d’un ancien éboulement, descendait jusqu’au niveau du fleuve. Öta ignorait qu’une telle configuration du terrain existait sur le cours du fleuve. En fait, depuis la veille, il allait de surprises en surprises. Il ignorait qu’il était possible de descendre du plateau d’Yrian autrement que par les routes du nord ou la plaine du sud. Du coup, traverser le fleuve à ce niveau ne lui semblait plus irréaliste.

Il n’y avait pas de chemin, mais c’était inutile. La végétation rase ne constituait pas un obstacle. Saalyn prit la pente de biais pour faciliter leur descente. Assez rapidement, elle s’adoucit, permettant de prendre le trajet le plus direct vers le rivage. Loin en contrebas, Öta voyait quelques petites maisons, un village de pêcheurs. Certainement ceux qui maintenaient cet endroit en état. Leur objectif sans aucun doute.

Un monsihon plus tard, les deux voyageurs arrivaient à proximité des habitations. Elles formaient une ligne unique le long de la rive, suffisamment éloignées de celles-ci pour laisser un espace de travail aux habitants. Des pilotis les mettaient à l’abri des crus de l’Unster, lors de la fonte des neiges. Du côté de la falaise, des gamins jouaient à la guerre. L’enjeu semblait être une forteresse matérialisée, par quelques gros rochers, qu’un groupe défendait contre l’autre. Les bâtons qui leur servaient d’épée avaient été bien nettoyés afin d’en enlever toutes les aspérités qui auraient pu les blesser. Leur technique de combat dénotait une certaine expérience. De toute évidence, un combattant aguerri leur avait donné quelques conseils. Öta imaginait sans peine la surprise d’un pillard, un jour, croyant s’en prendre à un village sans défense. Saalyn arrêta sa monture. Confortablement appuyée à l’encolure de son cheval elle les regardait jouer, un léger sourire sur les lèvres.

Soudain, un enfant les vit. Il interpella ses compagnons. Aussitôt, le jeu s'arrêta.

— Saalyn ! s’écria l’un d’eux.

Un sourire joyeux éclaira son visage. Oubliant leur guerre féroce, ils se précipitèrent vers les deux voyageurs et les entourèrent bruyamment. L’un d’eux se détacha du groupe, courant vers le village tout en annonçant leur venue. La guerrière libre mit pied à terre. Les enfants l’entourèrent et l’agrippèrent essayant de l’attirer à eux.

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