Chapitre 3 : Province de Karguezo. (2/3)

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Les voyageurs étaient arrivés. Le trajet avait pris trois jours, entrecoupé par deux nuits qu’ils avaient passées dans des auberges. Ces dernières ne ressemblaient en rien à celles que Deirane avait connues sur la Grande route de l’est. Sur cette portion de la Grande route du sud, les pluies étaient si dangereuses que leur construction avait bénéficié d’un soin tout particulier. Mieux surveillées que les autres, en particulier celles de l’est, elles étaient plus propres et plus calmes. Et surtout, chacune avait l’air d’un petit village avec auberge, écurie, maréchal-ferrant, quincailliers, et de nombreux commerces utiles aux voyageurs.

Dresil guidait son chariot à travers la ville sur une large avenue. Il se dirigeait vers l’entrepôt dans lequel il avait rendez-vous avec son commanditaire. Une des causes de la largeur des voies était le plan incliné qui permettait d’accéder au niveau des bâtiments. Elle ne devait pas être trop raide pour que les chevaux pussent tirer leur chargement, qui pouvait être lourd, en les montant. Ça leur imposait une certaine longueur. Dresil négocia l’obstacle avec l’habileté que conférait une longue expérience. À l’intérieur, le plancher à claire-voie pouvait laisser les véhicules s’égoutter sans contaminer les lieux.

— Voilà notre client, dit le jeune fermier à sa compagne.

En effet, un homme se tenait au milieu du passage, les attendant, visiblement. Il était de taille moyenne, rondouillard. Il n’avait pas dû effectuer beaucoup d’efforts physiques dans sa vie. Sa tenue indiquait une aisance financière, ce qui n’avait rien d’étonnant. Karghezo ne produisait quasiment rien et dépendait de gens comme lui pour se nourrir. Il était accompagné de quatre hommes costauds, certainement des manutentionnaires. Leur mine ne rassurait pas Deirane, mais Dresil n’avait pas l’air inquiet.

— Dresil, sois le bienvenu à Karghezo.

— Toutes mes salutations, Salmon, répondit Dresil. J’ai toujours été bien accueilli ici, ajouta-t-il pour sa compagne.

— Bien évidemment, avec ce que tu apportes chaque fois.

Le fermier descendit de la charrette pour saluer son client. Ils se firent une accolade comme deux vieux amis. Ce qu’ils n’étaient pas.

— Des rumeurs courent sur toi. Tu serais casé maintenant, dit Salmon une fois les embrassades terminées, tu ne serais plus célibataire.

— Les rumeurs sont vraies.

Il leva les yeux sur Deirane.

— C’est elle, ta femme ?

— Nous ne sommes pas encore mariés. Mais c’est bien elle.

Le Karghezoï alla jusqu’à la charrette pour proposer son aide à la jeune femme. En la voyant de près, il ne put retenir un mouvement de surprise. Toutefois, en excellent commerçant qu’il était, il se reprit très vite.

— Un beau jeune homme comme toi, toujours célibataire ! On commençait à se demander si tu ne marchais pas à rame et à voile. Je constate qu’il n’en est rien.

— J’attendais de trouver la bonne.

— Et tu as bien fait. Elle est superbe ! Bien qu’un peu petite pour mon goût. J’aime bien quand elles m’arrivent au moins à l’épaule. En plus, tu n’auras pas à lui offrir de bijoux.

La remarque sur la petite taille de sa compagne amusa Dresil. Il est vrai qu’elle faisait bien minuscule à côté du Karghezoï. C’est peut-être ça qui lui avait plu chez elle. Elle était tout le contraire des femmes de son entourage, grandes et fines, comme sa sœur. Elle arrivait à son épaule et ça lui convenait.

Salmon continuait de dévisager Deirane. Ses yeux brillaient, ce n’était pourtant pas de l’avidité, plutôt de la curiosité. Il attendait une explication. Comme il ne posa pas franchement la question, Deirane l’éluda.

— Si vous cherchez à les vendre, dit-il enfin, je connais certaines adresses où vous pourriez en tirer un bon prix.

— Pas toi ? remarqua Dresil.

— J’aimerais bien. Mais je suis négociant en produits agricoles, pas en pierres précieuses. Je ne dispose pas des réseaux nécessaires pour en écouler une telle quantité. En tout cas, ce rubis est magnifique.

Il l’examina un peu plus attentivement.

— Par contre, je sais où trouver un bébé pour qu’elle puisse l’allaiter. C’est bien payé en plus. Un peu d’argent n’est pas à négliger.

— Ce ne sera pas utile, objecta Dresil.

— Je crois bien que si, remarqua Deirane en rougissant.

— Mais on n’a pas besoin de cet argent. La récolte a été généreuse cette saison.

— Ce n’est pas l’argent le problème.

Salmon lâcha la main de la jeune femme. Puis il rejoignit Dresil à qui il donna une grande tape amicale dans le dos.

— Tu ne connais pas grand-chose aux femmes. Tu as mis combien de temps pour venir ici ? Deux jours ? Trois ? Regarde comme ses seins sont gorgés de lait, ce doit être douloureux.

— Je ne savais pas.

— Maintenant, tu sais. Remarque, je peux ignorer le bébé et te laisser te charger de ce problème.

Le sourire goguenard qui fendait son visage d’une oreille à l’autre renseigna Deirane sur le moyen dont parlait le commerçant, ce qui la fit rougir de plus belle. Sans compter que l’idée ne semblait pas déplaire à Dresil.

Puis le maquignon entraîna le paysan à l’écart, un bras autour de ses épaules. Il ne voulait pas que Deirane entendît.

— Tu es fou de l’amener en ville, dit-il discrètement.

— Elle ne peut pas rester cloîtrée à la ferme. Il faut bien qu’elle sorte de temps en temps.

— Bien sûr qu’il le faut. Mais pas à Karghezo. Ses pierres vont attirer des convoitises. Tu vas au-devant des problèmes. Elle aurait dû les enlever avant de venir.

— Elle ne peut pas. Ceux qui ont essayé de les voler sont morts. Un sort démoniaque la protège.

— Bien, bien. Ceux qui n’ont pas essayé l’ignorent et vont tenter leur chance. Si tu veux un conseil, amène-la à l’hôtel et ne la laisse pas sortir jusqu’à votre départ.

— À Sernos, elle n’a eu aucun problème.

— Que faisait-elle à Sernos ? Où vivait-elle ?

— À l’ambassade de l’Helaria. Elle s’occupait du potager.

Salmon lui lança un sourire entendu. Évidemment, personne n’aurait osé s’en prendre à elle dans un bâtiment officiel de la Pentarchie. Et en dehors, elle était toujours accompagnée. Sans compter les patrouilles qui surveillaient la ville. À Sernos, tant qu’elle ne se promenait pas dans les quartiers malfamés, elle était en sécurité. Mais à Karghezo, c’était une autre affaire.

— Elle se faisait une joie de visiter la ville. Ce soir, j’envisageais de l’emmener à l’opéra. Elle va être déçue. Tu n’aurais pas une solution ?

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait quand elle vivait à Sernos ?

La mine déconfite du jeune paysan valait toutes les réponses. Salmon réfléchit un instant. Son visage s’éclaira d’un sourire.

— Que dirais-tu de la déguiser en princesse sangären ?

Les négociations pour les marchandises de Dresil furent rondement menées. Ils s’étaient mis d’accord quelques jours auparavant, quand Salmon avait passé sa commande au fermier. Il emmena ensuite sa compagne à l’hôtel qui se trouvait juste de l’autre côté de la rue. C’est là que Salmon les rejoignit un peu plus d’un monsihon plus tard. Le soleil était descendu bas sur l’horizon, mais la nuit n’était pas encore tombée. Il n’était pas seul, une jeune femme l’accompagnait. Et il était chargé d’une poche destinée à protéger une robe pendant son transport.

— Tu as trouvé ? demanda Dresil en le faisant entrer dans la chambre.

— Ce n’est pas difficile. Les territoires sangärens se trouvent à une trentaine de longes à l’est. Ce n’est pas loin. Nous commerçons beaucoup avec eux.

— Qui est-ce ?

— Jerna, ma servante. Elle va aider ta femme à s’habiller.

— Je sais m’habiller seule depuis mes quatre ans, protesta Deirane.

— Pas comme une princesse sangären, riposta la nouvelle venue.

Elle regarda la jeune paysanne comme on estime une bête à la foire.

— Elle est belle, dit-elle enfin, je pense arriver à en tirer quelque chose.

— À la bonne heure ! s'enthousiasma Salmon.

— Maintenant dehors. Il est indécent que des hommes restent quand une femme s’habille.

— C’est ma femme, protesta Dresil.

— Pas encore.

D’un geste impératif, elle désigna la sortie.

— Tu es sûr que c’est bien ta domestique ? demanda Dresil en obéissant.

— Comme je ne suis pas marié, c’est la femme de la maison. Alors elle a tendance…

Le reste de la réponse fut coupé quand la porte se referma sur les deux hommes. Deirane respira. Elle avait eu peur d’être obligée de se déshabiller devant eux.

Jerna commença par s’occuper des joues de la jeune fille. Avec un crayon, elle masqua les fils d’or brodés dans sa peau sous une ligne noire qui imitait à la perfection un tatouage au henné. Elle suivait les lignes du dessin tout en rajoutant quelques fioritures pour ressembler aux motifs sangärens. Elle camoufla les pierres de la même façon. Le résultat était saisissant. Donnant un miroir à la jeune femme, elle lui permit de découvrir son nouveau visage. Deirane était ébahie. À l’exception du rubis, trop gros et impossible à dissimuler, on ne voyait aucune trace du travail du drow.

— C’est extraordinaire, dit-elle, mais ça ne durera pas. Le sort élimine les saletés sur les pierres en quelques monsihons. Je ne peux pas les cacher longtemps.

— Ça pourra tenir deux monsihons ?

— Je pense.

— On n’en demande pas plus.

Elle prit une bande de cuir incrustée de brillants en quartz taillé. Au centre, il y avait un trou de la taille du rubis. Elle le lui posa sur le front. Il n’était pas possible de cacher la pierre tant elle était grosse. Pas sans risquer d’éventer la supercherie puisque les Sangärens ne masquaient pas le visage de leurs femmes autrement que par des voilages transparents. La trouvaille de Jerna laissait croire qu’il appartenait à une parure et pas au corps de la jeune femme. Le soin avait été poussé jusqu’à mal tailler une ou deux pierres pour faire penser à un faux bijou.

Puis elle sortit la robe de sa protection et la posa sur le lit. Elle invita Deirane à se déshabiller. La jeune femme rougit. Elle se détourna par pudeur pour se dénuder. Elle cacha son bas ventre et sa poitrine derrière ses bras et fit face à la domestique. Celle-ci la regardait, les yeux grands ouverts d’étonnement. Elle finit par se ressaisir.

— J’ignorais qu’il y en avait partout, dit-elle.

Deirane ne savait pas quoi répondre. Elle n’avait qu’une seule envie : enfiler la robe que Jerna avait étalée sur le lit. Elle serra plus étroitement son bras sur ses seins, mal à l’aise. Concentrée sur son ouvrage, la Karghezoï n’avait rien remarqué.

— Ça ne fait pas mal ? demanda-t-elle.

— Plus maintenant, répondit Deirane, je ne les sens pas. Si je ne les touche pas, je ne me rends pas compte que c’est là.

Jerna tendit la main.

— Ça fait quelle impression ?

Le mouvement de recul de la jeune paysanne n’aurait pas échappé à un aveugle. Jerna devint rouge à son tour. Elle porta les mains à sa bouche.

— Excusez-moi, dit-elle, je ne voulais pas vous…

Elle se retourna pour prendre la robe, histoire de masquer sa gêne. Elle se reprit suffisamment vite afin d’aider Deirane à l’enfiler.

Les deux hommes furent enfin autorisés à entrer. En voyant ce que Deirane était devenue, sous la direction habile de Jerna, Dresil ne put retenir une expression admirative.

— J’avais remarqué qu’elle était belle, dit Salmon, mais pas à ce point. J’ai peut-être eu tort de négliger l’Helaria.

— Elle n’est pas Helariasen. Elle s’y est juste réfugiée, corrigea Dresil.

— Certes… Si toutes les réfugiées sont comme elle…

Sa tenue était constituée d’une jupe ample qui tombait aux chevilles et d’une tunique qui soulignait sa silhouette sans la mouler. Une série de petits boutons de nacre la fermait jusqu’au cou. Un voile translucide lui couvrait les cheveux rassemblés en un lourd chignon, descendant jusqu’au haut du dos. L’ensemble était d'un ton bleu très pâle, ressemblant à celui d’un ciel légèrement nuageux. Des bottines en cuir blanc complétaient la tenue. Naturellement, une Sangären, même de basse extraction, se devait d'exhiber des bijoux. Elle portait la traditionnelle chaîne reliant une aile du nez à un lobe de l’oreille que la plupart arboraient. Une multitude de fins bracelets tintaient à son poignet gauche et un dernier ornait sa cheville droite. Elle n’avait pu se résoudre à enlever son bracelet d’identité qu’elle avait reçu à l’ambassade, mais le territoire des nomades empiétait sur l’Helaria et beaucoup d’entre eux en portaient. Des femmes surtout.

— C’est incroyable, dit Dresil, personne ne croira qu’elle n’est pas une Sangären. Je ne sais comment te remercier.

— Avec huit cels, répondit Salmon du tac au tac.

— Huit cels !

Dresil était surpris de l’énormité de la somme. Même Deirane n’en revenait pas.

— Une tenue comme ça coûte cher. Et encore, les bijoux sont faux et le cuir n’est pas de la meilleure qualité.

— Quand même, je n’ai pas une telle somme sur moi. L’argent de la vente doit m’aider à acheter le nécessaire pour la ferme.

— Je m’en doute. C’est pourquoi je ne l’ai pas achetée, elle est louée pour la soirée. Tu ne me dois plus qu’un cel et quatre-vingts centimes.

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