Chapitre 34 - Partie 2

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Au contraire de sa maîtresse, Öta gardait les yeux fermés, au bord de la panique, tétanisé entre les solides bras qui le maintenaient. Elle sourit en le voyant. Il s’habituerait. Surtout s’il arrivait à se faire un nom dans le métier. Les gems de Draconia en Honëga ou de la Tour au Lumensten collaboraient parfois avec les guerriers libres.

Le voyage dura longtemps. Ils survolaient les plaines de Chabawck vers le nord. Les savanes s’étalaient tout autour d’eux, irriguées par les fleuves qui les parcouraient, en provenance des montagnes. La totalité de la multitude de torrents qui les dévalaient se réunissaient en une large rivière, l’Onus. Au début, il coulait vers le sud, avant d’obliquer vers l’ouest, remontant même un peu vers le nord avant de devenir le principal affluent de l’Unster, sur sa rive gauche. Ces terres étaient, par le passé, traversées par des troupeaux d’herbivores. Les feythas avaient mis fin à tout ça. Quatre-vingts ans plus tôt, les peuples unis sous la même bannière y avaient affronté les tyrans et leurs alliés. Ici et dans une autre plaine loin à l’est. Aujourd’hui, en voyant cet endroit désert, tranquille, il était difficile d’imaginer la boucherie qui s’y était déroulée. Il fallait s’y déplacer à pied pour voir les squelettes, dont certains crevaient encore la couche de terre, pour comprendre toute l’horreur qu’avaient affrontée les sept peuples.

Le soir, ils n’avaient parcouru que la moitié du chemin les séparant des montagnes. Ils se posèrent dans le coude d’une rivière. Ils mangèrent un en-cas rapide puis repartirent. En pleine nuit, le sol était invisible. Il n’y avait rien à voir. Elle ferma les yeux et s’endormit, bercée par le vol.

Au petit matin, ils volaient à travers les montagnes qui traversaient les deux tiers du continent d’est en ouest. Les gems naviguaient entre les pics, empruntant les cols enneigés, survolant les glaciers. Au passage d’un col, elle découvrit au loin à l’horizon une grande plaine glacée. Les grandes plaines du nord. C’était la première fois que Saalyn la voyait. Elle n’y était jamais allée. Ni d’ailleurs personne de sa connaissance. Même Wotan ne s’en était jamais approché et pourtant il était bien plus vieux qu’elle. Elles étaient trop froides, les stoltzt pouvaient y vivre mais au prix d’une dépense de ressources et d’énergie considérable. À part la tribu de Ferleren qui s’était installée au débouché d’un col, elles étaient restées désertes jusqu’à l’arrivée des nouveaux peuples. Les humains et les edorians y avaient créé quelques villages. Ces plaines étaient restées intactes pendant l’occupation feythas, le gibier abondait, les rivières étaient poissonneuses, les forêts de conifères étaient touffues. Ils commerçaient avec le reste du monde. Mais les difficultés du voyage rendaient les échanges difficiles et rares.

Une fois passés les plus hauts sommets, la formation s’orienta à l’est, le long de la chaîne. C’est l’éloignement qui avait protégé ce gems de la fureur destructrice des feythas. Ils volèrent toute la journée du lendemain et celle du surlendemain jusqu’au soir. Enfin la destination devint visible. C’était comme un point de lumière qui apparaissait sur le flanc d’un pic dans le soleil couchant. Au fur et à mesure, ce trou s’agrandit au point de se diviser. Il y avait une habitation creusée dans les profondeurs de la montagne. Les lumières correspondaient aux fenêtres.

Le groupe se posa sur une grande terrasse orientée au nord à moins d’une centaine de longes du sommet. Les vents glacials la balayaient. Malgré toutes les épaisseurs de tissu qui la couvraient, Saalyn était frigorifiée. C’est avec joie qu’elle passa le porche qui menait à l’intérieur de la forteresse. L’endroit était surchauffé pour s’adapter à la physiologie des gems. Bientôt elle eut trop chaud. Un arrêt dans l’antichambre leur donna l’occasion de se déshabiller. Elle ne conserva que sa tunique et son pantalon. Un moment, elle envisagea de les enlever aussi. La nudité ne la gênait pas. Mais le gems risquait de prendre ça pour une provocation. Elle préféra garder quelque chose sur elle, ne serait-ce que pour une question de survie. Dans les vêtements qu’elle avait enlevés, elle choisit la tunique la plus longue et la plus fine. Elle pouvait passer pour une robe courte. Elle l’enfila à la place de ce qu’elle portait sur elle. Sa ceinture lui permit d’obtenir l’effet qu’elle cherchait. Elle était décente, suffisamment habillée pour ne pas vexer un gems chatouilleux, mais pas trop pour ne pas mourir de chaud. Öta, encore plus mal à l’aise qu’elle, l’imita. Cela fit bizarre à Saalyn, cela faisait plus d’un an, depuis qu’elle avait été sauvée des griffes de Jergo, qu’elle n’avait pas montré ses jambes en public. À l’époque, elles étaient entaillées de multiples plaies, brûlures, écorchures ; elle n’avait pas trop envie qu’elles soient vues par d’autres personnes. Depuis la peau s’était réparée, elles avaient retrouvé leur galbe. Mentalement, elle se remémora celles de Deirane et se dit qu’elle n’avait pas trop à rougir de la comparaison. Le regard que lui jeta son disciple la conforta dans cette idée.

À l’ambassade, elle avait des miroirs pourtant. Depuis plusieurs mois, elle pouvait voir facilement que tous les sévices que lui avait infligés Jergo avaient disparu sans laisser aucune trace. Pourquoi avait-elle tant besoin du regard des autres pour se conforter dans cette opinion ? Et pourquoi y pensait-elle constamment ? Avant, elle ne se préoccupait jamais de sa silhouette. Elle était comme elle était, se servant de sa beauté comme d’une arme ou pour son plaisir selon les cas. Non, pas des autres, se dit-elle, d’Öta. Et seulement de lui. S’en était au point que ça avait modifié sa façon d’agir à son égard. Elle se débrouillait pour l’émoustiller le plus souvent possible, rejetant les draps dans son sommeil, s’habillant ou faisant sa toilette devant lui. Au point de complètement affoler le jeune disciple qui ne savait plus comment réagir. Un jour, il finirait par la culbuter sur un lit ou dans un couloir. Et vu son comportement, elle ne pourrait pas lui en vouloir. Elle allait devoir se surveiller. Mais elle ne le voulait pas. Elle comprit soudain. Il l’avait vue telle que Jergo l’avait traitée. Il l’avait aussitôt protégée, enveloppée dans un drap, cachée au regard des autres. Personne ne savait à quel point son tortionnaire s’était acharné sur elle, en ravageant son corps, détruisant sa beauté. Personne. Sauf Öta. Lui seul savait ce qui lui avait été infligé.

C’est là qu’elle prit sa décision. Quand elle déciderait d’avoir des enfants, il serait le père du premier.

La porte de la chambre s’ouvrit. Ils purent entrer dans la salle. C’était un grand salon, chauffé par une cheminée immense. Mais ce n’était pas du bois qui brûlait dedans. Elle ne put identifier ce que c’était. Devant, un couple de gems s’y chauffait. Un homme et une femme. Si Saalyn s’attendait à des êtres exotiques, elle fut déçue. Ils ressemblaient tant à des stoltzt ou à des humains qu’en dehors de leurs yeux rouges et de leur peau sombre, ils auraient pu se faire passer pour l’un d’eux. L’homme n’était pas particulièrement viril avec son allure d’éphèbe. On l’aurait plutôt vu coursant les naïades des légendes sur le bord des étangs que diriger un domaine gems. La femme était grande, fine et souple comme une liane avec des seins tout petits, à peine formés et les hanches tout juste marquées. Les deux arboraient un crâne lisse sans aucun . Ils n’avaient même pas les cornes que certains de leurs congénères arboraient. Comme tous les membres de leur peuple, ils n’avaient pas de vêtement.

Saalyn se demanda ce qui les reliait. Les seuls liens stables étaient ceux existant entre un père et sa fille, une mère et son fils ou entre un frère et une sœur. Les gems ne prenaient un compagnon que pour une durée limitée, qui atteignait rarement une douzaine d’années alors qu’elle pouvait dépasser les siècles pour les stoltzt. Quant aux relations entre un père et son fils, ou entre tout autre parent du même sexe, elles étaient au mieux inexistantes. Au pire, elles pouvaient dégénérer en conflit qui finissait parfois par la mort de l’un d’eux. La seule exception était constituée des gems asexués qui restaient domestiques chez leur génitrice jusqu’à ce qu’ils décident de devenir des hauts-gems ou se fassent capturer lors d’un raid. Vu leur ressemblance, ces deux-là étaient apparentés. Saalyn ne pensait pas qu’elle soit sa mère. Mais elle pouvait être sa sœur ou sa fille. Voire, les deux à la fois. Les gems ne connaissaient aucun tabou, seul leur bon plaisir comptait.

À leur entrée, l’homme se tourna vers eux, suivi de peu par la femme.

— Ils sont arrivés, dit-il d’un air réjoui.

— Je vois ça, répondit la femme.

Ils s’étaient exprimés en helariamen. De toute évidence ils cherchaient à se faire comprendre. L’homme se dirigea vers la guerrière libre, gardant tout de même une certaine distance avec elle.

— Vous êtes aussi belle que je l’imaginais, dit-il, même si je vous voyais un peu différente.

— Merci, répondit-elle.

— Son partenaire n’est pas mal non plus, remarqua sa compagne.

Öta ne sut que répondre. Il prit donc la seule décision correcte, il se tut.

— Je suppose que vous savez qui je suis, dit Saalyn puisque vous m’avez fait venir ici. Mais j’ignore qui vous êtes.

Le gems eut l’air surpris de la question de la guerrière libre. C’est d’un ton à la limite du mépris qu’il répondit.

— Sachez que je suis Sarhol et voici ma sœur Hïmel. Nous avons survécu aux feythas en gardant notre puissance intacte. Cela me semble assez remarquable pour que l’on nous reconnaisse.

Sarhol, ce nom ne lui était pas totalement inconnu. Elle n’arrivait cependant pas à se remémorer dans quelles conditions elle l’avait entendu. Les anciens hauts-gems qui avaient survécu aux feythas étaient peu nombreux, mais encore beaucoup trop pour qu’on se souvienne de tous. De plus, il était très jeune comparé à ses congénères. Il était à peine plus vieux qu’elle. Il n’avait pas eu le temps d’acquérir la célébrité avant l’extermination. D’ailleurs, son principal acte de bravoure avait été justement de survivre là où beaucoup étaient morts. Quant à cette Hïmel, sa sœur donc, pensa Saalyn, et certainement aussi sa maîtresse, elle n’en avait jamais entendu parler. Elle se demanda quel âge elle avait. Elle semblait très jeune, née après la guerre. Mais dans ce cas, qui étaient ses parents ? Quoique Sarhol aussi donnait l’impression d’avoir encore un pied dans l’adolescence. Peut-être était-elle plus âgée qu’il ne le semblait.

Comme ils ne s’occupaient pas d’eux, Saalyn décida de précipiter les choses. Les gems étaient potentiellement immortels. Ils n’avaient pas la même notion du temps que les autres peuples Ils pourraient bien les laisser là plusieurs monsihons avant d’aborder le sujet qui les intéressait.

— Si vous nous disiez pourquoi vous nous avez invités dans votre demeure, demanda-t-elle, j’étais en train de mener les affaires de mon pentarque quand vous m’avez interrompue.

Le gems se retourna brutalement. L’expression de son visage avait changé. Mais il ne dit rien. Öta ne savait que faire. Il regarda sa compagne de route. Elle semblait calme. Mais il remarqua cette petite veine qui battait à son cou, la main qui se crispait et se décrispait constamment. Elle avait peur. Depuis qu’ils chevauchaient ensemble, ils avaient éprouvé quelques moments de frayeur. Parfois, elle était vaguement inquiète. Mais jamais il ne l’avait vue avoir peur. Pas à ce point en tout cas.

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