Chapitre 31 - Partie 3

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— Alors, que fais-tu ici ? demanda-t-elle, toujours organisateur de caravane ?

— Je n’aime pas les espaces confinés. Tu te souviens ?

Elle émit un petit rire.

— Je n’ai pas oublié.

De la main, elle désigna le plateau de jeu.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Un jeu qui nous vient du Gelang, un royaume du Shacand. Ça s’appelle les échecs.

Elle regarda les pièces de formes variées disposées apparemment au hasard sur les cases.

— Ça a l’air bien compliqué.

— Ça l’est, mais ça fait travailler le cerveau. Tu veux que je t’apprenne ?

— Mon cerveau travaille assez comme ça.

Le jeu lui semblait sans intérêt. Elle s’en détourna pour porter son attention sur son ami.

— J’aurais un service à te demander. Tu vas dans quelle direction ?

— Vers Kushan.

— Tu t’arrêtes à Sernos ?

— Oui. Je dois prendre quelques chariots qui nous rejoignent là-bas.

— Alors tu vas pouvoir m’aider.

— On ne s’est pas vu depuis plus d’un an et tu me parles travail !

— Excuse-moi.

L’homme se tourna vers ses compagnons.

— Je vous présente mon amie Saalyn, dit-il.

— Il était temps, on commençait à s’impatienter dit l’un d’eux.

— Quelle Saalyn ? La guerrière libre ou Saalyn la chanteuse ? demanda un autre.

— Les deux, répondit-il.

De son point de vue, Öta les vit se pousser pour lui faire une place au milieu sur le banc. La discussion était animée. Mais d’où il était, il n’entendait pas les paroles.

— Qui est-ce ? demanda Banerd.

— Aucune idée, je n’ai jamais vu cet homme, répondit Öta.

— Moi si. Je l’ai déjà croisé. Il s’appelle Zimoa, c’est un chef de caravane. Il est originaire de Diacara, le plus puissant des hauts royaumes stoltzt.

— La Diacara n’existe plus, répondit Öta, les feythas l’ont rasée. Ils ont massacré toute la population et réduit le territoire en désert mortel.

— Il ne devait pas se trouver en Diacara quand le royaume a été anéanti. Ce qui n’est pas surprenant vu son métier.

— Si vous savez qui il est, pourquoi demandez-vous ? demanda Öta.

Banerd obligea le tavernier à se rasseoir. Il avait essayé de profiter de l’inattention de ses surveillants pour leur fausser compagnie.

— Je ne sais pas ce qu’il représente pour elle, reprit le mercenaire.

— Moi non plus. Je ne l’ai jamais rencontré. Mais je ne connais pas tous ses amis. Vous en savez plus que moi sur lui.

— Mais nous allons bientôt savoir.

En effet, Saalyn s’était levée et elle revenait vers eux en compagnie du Diacarsen. Elle s’immobilisa devant l’alcôve.

— Je vous présente Zimoa, dit-elle aux hommes présents.

Öta nota le bras autour des épaules sans qu’elle s’en formalise. D’ailleurs, elle l’avait pris par la taille. Mais il n’y avait rien possessif dans ces gestes. Ils ne donnaient pas l’impression d’être amants. Il s’agissait plutôt d’une amitié profonde.

— Zimoa, voici Öta, mon apprenti actuel, continua Saalyn.

Les deux stoltzen se saluèrent.

— Et voici Banerd. Il est mercenaire. Il assure la protection d’une personne de haut rang.

— Et ce jeune homme, demanda-t-il en montrant Hester, qui est-ce ? Il n’est pas un stoltzen, tu n’es pas sa mère donc.

— Si j’avais eu un enfant, tu aurais été un des premiers à avoir été prévenu.

— J’aurais été extrêmement vexé s’il en avait été autrement.

— Ce petit bout de chou, c’est Hester.

— Hester ? Le fils de ton amie Deirane ? Il lui est arrivée quelque chose pour qu’il soit sous ta garde ?

Öta nota qu’il connaissait les détails récents de la vie de sa maîtresse. Ils correspondaient donc régulièrement.

— Elle a été enlevée, répondit Saalyn

— Je suis désolé.

Puis il s’adressa à Banerd.

— Vous êtes spécialisé dans les escortes.

— Ça dépend des missions que trouve notre capitaine, répondit Banerd. Mais nous faisons beaucoup de protection rapprochée en effet. Et parfois nous avons des missions plus intéressantes.

— Et quelle dame bénéficie de vos services ?

— Je n’ai pas le droit de vous le dire. Cela fait partie de nos obligations contractuelles.

— Je comprends. Je me demandais comment tant de compagnies de mercenaires pouvaient exister dans notre monde. Il n’y pas tant de guerre que cela.

— Par contre, les bandits de grand chemin sont nombreux. Les différents royaumes ne peuvent pas utiliser leurs soldats pour protéger leurs citoyens hors de leurs frontières, les autres royaumes ne toléreraient pas une armée étrangère sur leurs terres. Nos compagnies sont alors la meilleure solution.

— Je n’y avais pas pensé, avoua Zimoa.

— Pourtant vous devez engager des mercenaires pour escorter vos caravanes.

Saalyn interrompit la discussion d’un geste.

— Toi, dit-elle au tenancier, retourne à ton bar. Mais n’essaie pas de t’enfuir. Sinon je te traquerai personnellement. Et je ne suis pas sûre que je prendrai la peine de te ramener en totalité en prison.

L’homme comprit la menace. Il quitta la table sans tarder pour aller reprendre son poste. Mais il ne mettait plus trop de cœur à son ouvrage. Öta se poussa au fond de l’alcôve pour laisser sa place à Saalyn. Zimoa s’installa à côté de Banerd. Puis Saalyn reprit Hester. Elle l’installa sur ses cuisses pour qu’il s’endorme.

— Vous êtes amis tous les deux, reprit le mercenaire.

— Depuis presque un siècle, confirma Saalyn.

— Cent-dix-huit ans exactement, précisa Zimoa, nous nous sommes rencontrés en mille-quatre-vingt.

— Quelle précision, remarqua Banerd.

Öta fut surpris par la date.

— Les guerriers libres avaient été créés l’année précédente, remarqua-t-il. À l’époque, Saalyn en était le seul membre et Helaria en personne dirigeait la corporation.

— C’est exact, répondit Zimoa. Saalyn m’a fait sortir du bagne où je croupissais. C’est grâce à elle que je suis devenu libre. Dans ces conditions, comment oublier notre rencontre ?

— Les ruines où on a bivouaqué en quittant Elmin, expliqua Saalyn.

Öta se souvenait. Ainsi cet homme faisait partie de ceux que sa maîtresse d’arme avait sauvés de l’esclavage. Il comprenait qu’il ait l’air de tant tenir à elle. Par ailleurs, il s’agissait de sa première mission en tant que guerrière libre. Elle avait dû garder un lien particulier avec ceux qu’elle avait délivrés cette fois-là.

— Saalyn m’a dit que vous aviez besoin de moi, reprit Zimoa.

— On voudrait que tu amènes quelqu’un à Sernos, répondit Saalyn.

— L’homme qui était avec nous tout-à-l’heure.

— Et où dois-je le déposer à Sernos ?

— À la prison royale, répondit Saalyn.

— Ah. Dis-moi en plus.

L’intérêt de Zimoa venait d’être soudainement éveillé.

— Tu vois toutes ces jeunes serveuses. Aucune n’a plus de douze ans. Et elles sont toutes à louer pour la nuit, expliqua Saalyn.

— L’Yrian a défini la majorité à douze ou quatorze ans ?

— Douze, répondit Banerd, Mais même pour cet âge, elles sont trop jeunes. Certaines ont à peine huit ans.

Zimoa se tourna vers le soldat.

— Vous êtes un bien étrange mercenaire, remarqua-t-il, tous ceux que je connais auraient payé la nuit sans se préoccuper de leur âge.

— Je suis un peu particulier, en effet.

Le caravanier le dévisagea un long moment avant de reprendre.

— Une fois leur patron arrêté, que deviendront toutes ces filles ?

— Je l’ignore, répondit Saalyn, mais je pense que si elles sont assez âgées pour se prostituer, elles le sont aussi pour gérer ce genre d’établissement. Il suffit juste que le roi d’Yrian leur en laisse la jouissance. Les patrouilles régulières de la garde royale devraient éviter les problèmes les plus graves.

— Sauf que tu as oublié un détail, ce qui est surprenant de ta part. La garde royale, elle patrouille deux à trois fois par douzaine sur cette route. Et elle n’aurait rien remarqué ?

— J’ai noté ce détail. Et je pense que l’officier de garde à Sernos le notera aussi. Si ce n’est pas le cas, ouvre-lui les yeux.

— Et si lui aussi est dans le coup ?

— Transmet le dossier à l’ambassadeur Tresej. Il saura quoi faire.

— Tu crois que l’ambassadeur agira pour une auberge et quelques prostituées ?

— L’ambassadeur est un Helariasis.

Une telle réponse équivalait à un oui. Les Helariasisy, l’ethnie fondatrice de l’Helaria, éprouvaient une répulsion si intense pour l’esclavage, qu’il n’avait pas de mot assez fort dans aucune langue pour l’exprimer. Il n’y avait pas d’esclaves en Helaria. Tout esclave mettant le pied sur le sol helarieal était aussitôt affranchi. C’était le seul pays à procéder ainsi. Même l’Yrian, pourtant considéré comme avancé sur le plan social, les acceptait. On ne pouvait pas y faire le commerce, on ne pouvait pas réduire un Yriani en esclavage. Mais un esclave entrant en Yrian le restait. D’ailleurs, c’est parce que toutes ces jeunes filles étaient Yriani que Saalyn pouvait mettre fin aux agissements de l’aubergiste. S’il les avait achetées dans un autre pays, elle n’aurait légalement rien pu faire. C’était le prix élevé des étrangères, nettement au-dessus de ses moyens, qui l’avait incité à se fournir localement.

— Il reste un point à résoudre, dit Saalyn.

Elle leva le bras pour appeler une serveuse. L’une d’elle, une petite brune potelée qui commençait juste à manifester les premiers signes de la féminité, vint à leur table.

— Je voudrais parler à votre responsable, dit-elle.

De la main la fillette désigna le tavernier, derrière son bar, qui les observait.

— C’est Vernim, dit-elle.

— Pas lui. Celle qui vous commande. Celle qui prend les choses en main quand il n’est pas là.

— Oh. Je reviens.

Elle se précipita dans la cuisine. Quelque vinsihons plus tard, elle revint avec une jeune femme qui devait avoir entre quatorze et quinze ans. Bien qu’adulte, elle ne semblait pas mieux lotie que ses compagnes encore adolescentes. Elle était un peu maigre pour son âge. Elle ne mangeait certainement pas toujours à sa faim. Mais Saalyn remarqua le bras protecteur qu’elle avait passé autour des épaules de la fillette qui l’avait amenée. Elle devait certainement partager ses rations avec elles et souvent encaisser les coups à leur place. Elle ne serait pas surprise que sa robe dissimule quelques traces de fouets en cours de guérison. Mais elle n’était pas brisée. Encore quelques années et elle aurait certainement trouvé l’assurance pour égorger le tavernier dans son sommeil. C’était bien elle que Saalyn cherchait.

— Clodatia me dit que vous voulez me voir.

— C’est exact, je suis Saalyn, guerrier libre d’Helaria.

Le nom ne dit rien à la jeune femme. Saalyn n’était pas surprise. Sa légende la grandissait tellement que la plupart des gens ne faisaient pas forcément le lien entre cette femme séduisante qui n’aurait pas déparé en robe de soirée à la cour du roi d’Yrian et la farouche guerrière bardée de cuir, combattante expérimentée terrifiant ses ennemis telle que la décrivaient les aèdes. D’autant plus qu’elle avait incité ces derniers à attribuer ses exploits à une héroïne imaginaire. Néanmoins, après presque un siècle la vérité commençait à remonter à la surface.

— Je m’appelle Satem, que me voulez-vous ?

— J’ai procédé à l’arrestation de votre patron. D’ici quelques jours il sera conduit à la prison royale de Sernos pour être jugé pour ses agissements.

— Que voulez-vous dire ?

La jeune femme avait du mal à mesurer la portée de cette annonce. Où alors, elle avait parfaitement compris mais n’arrivait pas à y croire.

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